L'église Saint-Martin de Crasville, son cimetière attenant et le Monuments aux morts pour la patrie (cliché de Frédéric Ménissier, septembre 2020). L'église est souvent le plus emblématique élément de patrimoine des communes rurales. Bien loin de clore la balade, elle nous invite au contraire à la poursuivre pour en connaitre davantage.
Quelle déception ! Quand nous avons récemment fait une simple recherche sur l’histoire et le patrimoine de Crasville, sur le Net, un constat s’est imposé : la commune n’a pas bénéficié de mise en valeur, hormis une louable initiative sur le blog Preciosa qui offre de belles photographies sur la mairie, l’église Saint-Martin et le Monument aux morts.
Chacun vaquant à ses occupations, sûrement, la commune de Crasville a été quelque peu négligée. Elle souffre sûrement aussi de sa petitesse car, fait rare, on ne retrouve pas de cartes postales anciennes sur Crasville, alors qu’elles abondent en général jusques et y compris dans les communes rurales. Ces cartes doivent exister mais elles ne sont, pour l’heure, pas partagées sur le Net.
N’ayant pas beaucoup de temps, nous non plus, nous proposons ici des captures d’écran de l’imposant ouvrage de Louis-Étienne Charpillon et Anatole Caresme : Dictionnaire Historique de toutes les communes du département de l’Eure. Édité en 1868 chez Delcroix, aux Andelys, il constitue en deux volumes un admirable tri par commune de ce que les archives départementales de l’Eure, essentiellement, possèdent de chartes d’Ancien régime. Les auteurs ont décrypté et traduit le latin médiéval. Si des erreurs se retrouvent régulièrement, ils ont eu l’immense mérite d’offrir une masse d’information colossale aux analyses des amateurs d’histoire locale. Nous avons mis en valeur des pages disponibles dans Google livres mais qui n’apparaissent pas suite aux requêtes classiques des robots de recherche.
La lecture de la fiche de Crasville étonne par sa relative longueur, de la page 880 à 882. On y lit l’étymologie la plus courante donnée au toponyme : “grasse ville”, se fondant sur la qualité de ses terres grasses, propices à la culture. Mais l’on peut s’interroger car ce toponyme n’apparait qu’en Normandie. Or, Grasseville devrait apparaitre passim dans toute l’aire où le roman, ancêtre du français, était pratiqué. On peut, probablement, lire ici un anthroponyme (un nom d’homme) accolé au terme villa qui désignait, en latin médiéval, un domaine rural. Cette question est bien traitée dans la fiche Crasville de Wikimanche ; Crasville étant ici un homonyme de la commune qui nous intéresse. Cette étymologie est curieusement proche de celle d'Écrosville que nous traitons dans un article consacré aux origines de Montaure.
Une terre agricole au centre de convoitises
Quoi qu’il en soit, Crasville compte en tant que propriété agricole qui fit l’objet au fil des siècles de convoitises de nobles, à défaut peut-être que ces convoitises soient nobles elles-mêmes. Elle se trouva, par là, constituée peu à peu en sergenterie, c’est-à-dire le siège d’une fonction de justice royale : sergent. Celui qui l’exerce assure le respect des lois dans un espace donné. Cette sergenterie, dépendant du bailliage de Pont-de-l’Arche, semble avoir eu pour fonction de régir le sud, somme toute éloigné, de l’élection de Pont-de-l’Arche du côté d’Acquigny, Louviers et du plateau.
Vue sur le coq de l'église Saint-Martin de Crasville (cliché de Frédéric Ménissier, septembre 2020).
Vue sur le clocher de Saint-Martin couronné par un mat lumineux du XXIe siècle;) (cliché de Frédéric Ménissier, septembre 2020).
Une élégante église rurale
On y apprend que l’église fut consacrée en 1510 au nom de “Dieu et du bienheureux Saint-Martin”. Notons que Saint-Martin est un vocable ancien qui laisse présager que Crasville était déjà constitué en communauté humaine durant le haut Moyen Âge. Cette information ne permet cependant pas de dater les murs de l’édifice. En effet, ils sont composés d’un appareil mixte de pierres de taille et, surtout, de moellons calcaires et de silex noir. Cet élégant appareillage est issu d'un réemploi d'éléments antérieurs à moins qu'il ne s'agisse de maçonneries conservées, malgré des restaurations partielles. Cet appareillage rattache l'église à un passé plus lointain encore que la Sauvegarde de l'art sacré français date du XIIe siècle. Cette impression est renforcée par la présence de mini-baies (côté nord, au chevet, et au portail) rappelant les étroites ouvertures romanes. L'une d'entre elles est ici, côté chevet, couronnée d'un petit arc gothique. Cette élégance est rehaussée d’un beau muret de même appareil mixte qui enclosait le cimetière. Citons aussi le calvaire daté du début du XVIIe siècle.
Des chainages en pierre de taille calcaire sont visibles sous les baies gothiques. Elles ont été ajoutées à l'édifice afin de renforcer les murs affaiblis par le percement de baies plus larges. Ces baies gothiques semblent dater du XVIe siècle et, peut-être, de la rénovation de l'église avant sa consécration en 1510. Le clocher couronne la nef, dépourvue de transept. Ce clocher est peu élevé contrairement à ceux de petites églises rurales de la région. Très sobre et harmonieux, le chevet présente une abside en hémicycle dans l'alignement des murs de la nef.
L’église Saint-Martin est modeste malgré la présence dans cette paroisse de familles nobles. Ceci témoigne sûrement d’une démographie faible. L’intérieur de l’église, d’après les photographies du site de la Sauvegarde de l’art sacré français, est enduit. Il est richement décoré d’autels et de statues auxquels nous n’avons pas eu accès. La nef est couronnée d’un berceau lambrissé (une coque de navire inversée) et d’une poutre de gloire adossée à un mur de soutènement du clocher. Il est patent que l’édifice a été pensé pour être harmonieux à l’intérieur où la lumière pénètre correctement et où l’on perçoit tout de même une sorte de transept et un chœur.
À noter, en 2017, la Sauvegarde de l’art sacré français a récolté 4000 € pour restaurer la couverture, certaines descentes d’eaux pluviales et poser un paratonnerre.
Photographies de l'église Saint-Martin publiées en 2017 sur le site de La Sauvegarde de l'art sacré français, institution qui a contribué à la restauration de l'édifice.
Le mobilier de l'église Saint-Martin
Saint-Martin renferme un mobilier assez nombreux que ce soit des meubles le plus souvent du XVIIIe siècle et des statues souvent du XVIIe siècle. L’objet le plus ancien semble être les fonts baptismaux du XVIe siècle. L’objet le plus notable est le groupe sculpté représentant Saint-Martin, à qui le sanctuaire est dédié, sur son cheval. En pierre calcaire polychromée, cette sculpture date du troisième quart du XVIe siècle. Elle est située au-dessus de la porte latérale sud. Au final, une douzaine d’objets sont répertoriés par la Conservation régionale des Monuments historiques. Depuis le 10 juin 1907, deux verrières du XVIe siècle sont en partie classées Monuments historiques. Il s’agit des verrières dites de la Flagellation et de saint Paul ; toutes deux remontées dans des verrières contemporaines. Ce sont les deux seules œuvres de la commune faisant l’objet d’une protection.
Extrait du plan cadastral de Crasville conservé aux Archives départementales de l’Eure (sous la cote : 3PL/1161/2) et accessible en ligne sur https://archives.eure.fr. Il s’agit ici de la section A dite “du village”. Il date de 1823 et fut réalisé par M. Hautier, géomètre en chef et M. Meunier, géomètre de première classe. Peut-on relier le nom de Faroul, retrouvé chez Charpillon et Caresme (au début de cet article), et le nom d’espace “La masure Farou” ?
Le bâtiment de la mairie, par sa petite taille et son matériau en brique, montre une nouvelle époque : celle de la République au village. Elle n'a pas été associée à une école. La scolarité Deux plaques commémoratives témoignent de manière explicite de cette époque qui est aussi la nôtre pour peu qu'on s'en donne les moyens.
Ainsi les membres du Conseil municipal, emmené par Albert Signol, ont laissé leurs noms à la postérité : Léon Guilbert, adjoint au maire, Ernest Loisel, Florentin Signol, Gustave Huet, Michel Huet, Ernest Meraisse, François Bérenger, Xavier Huet et Alphonse Huet. On mesure, aux noms de familles, combien la population était peu nombreuse et concentrée autour de quelques familles.
Fiers d'eux et de leur idéologie, ces élus ont inscrit leurs noms à côté du millésime de la mairie. Celui-ci est à gauche, dans le sens de la lecture et donc de la préséance. Il porte la date exacte du 26 septembre 1897 ainsi que le nom du député républicain lovérien (Jules) Ernest Thorel (1842-1906). Cet hommage n'est pas simplement dû au représentant de l'Assemblée nationale qui a assurément œuvré à l'octroi d'une subvention d'État à la construction de la mairie. Il participe de ce mouvement de républicanisation de la France par les écoles-mairies. À ce titre, la date 1897 à Crasville est un peu tardive qui témoigne de la modicité du budget communal et, peut-être, de la présence d'élus non républicains dans les précédentes mandatures ; élus qui en auront payé le prix en passant après les bons élèves.
Au fond de la cour de la mairie, une plaque est située en haut d'un pilier en brique, reste de portail. Elle rend hommage à Benjamin Gangel. Cet homme a peut-être offert le terrain car on y indique qu'il s'agit d'une "place". La date de "1874" apparait peut-être, étant donné son relatif effacement. Benjamin Gangel a peut-être été le donateur d'un terrain afin d'y établir, à terme, la maison commune, c'est-à-dire la mairie. Le paradoxe aura été que la mairie a quelque peu masqué la plaque...
On peut aussi noter l'existence, à côté de Crasville, du moulin de Beauregard, sur la commune de La Haye-Malherbe.
La mairie de Crasville, datée de 1897, témoigne de l'attachement républicain de certains de ses habitants. Elle structure de nouvelle façon les liens humains autour d'une sociabilité et d'une vision de la société qui font partie de l'histoire et du présent (clichés de Frédéric Ménissier, septembre 2020).
En guise de conclusion, toute une histoire crasvillaise est à bâtir, notamment à partir de la lecture des délibérations du Conseil municipal. Des photographies et cartes postales anciennes sont à retrouver qui existent assurément. D'autres photographies documentaires et artistiques sont à prendre et partager. Avis aux amateurs qui hésitent à se lancer dans la constitution d’une telle histoire ! Ce serait un bon projet pour pallier ce silence relatif à l’endroit de Crasville tout comme de tant d’autres communes.
Armand Launay
avec nos remerciements à notre ami Frédéric Ménissier
Pont-de-l'Arche ma ville