… ces âmes dévotes agenouillées devant la Vierge,
leur adoration ne pouvait aller
à la seule image de marbre.
Elles brûlaient d’une piété sincère…
Mohandas Gandhi, lors d’une visite à Paris [1].
A Léry, le "petit Saint-Ouen" désigne une statuette représentant cet évêque nommé à Rouen en 640. Cette statuette passe l’essentiel de l’année dans l’église depuis les années soixante et est l’objet d’un culte, en forêt, le dimanche des Rameaux (quelques temps après l’équinoxe de printemps [2]).
Ce culte est assez populaire dans la région ; nombreuses sont les personnes qui se souviennent d’un après-midi passé en forêt de Bord à l’occasion de ce rendez-vous catholique et profane où la statuette est de nouveau de sortie comme pour honorer et commémorer la tradition.
Les textes qui traitent du petit Saint-Ouen ne sont pas rares, qu’ils soient écrits par des nostalgiques du patrimoine folklorique ou par des fervents, des historiens locaux ou encore des ethnologues.
Nous n’apprendrons rien de révolutionnaire au lecteur concernant le déroulement du culte mais, en revanche, nous allons nous attacher à mettre en valeur la logique qui motive les fidèles, depuis de nombreux siècles, à répéter des gestes similaires. Surtout, nous tenterons de mettre l’accent sur la continuité d’esprit qui unit le catholicisme, en l’occurrence local, au paganisme.
Le pèlerinage du "Petit Saint-Ouen" au début du XXe siècle.
I) Origine, évolution et déroulement du culte du "petit Saint-Ouen"
1) Déroulement du culte et des différents rituels
Saint-Ouen n’est pas un saint mineur à Léry : il est le patron de l’église paroissiale ; le patron de l’ancienne confrérie mortuaire des charitons et enfin ; l’effigie de la statuette qui nous intéresse.
Un culte ancestral réunit les habitants de la paroisse et d’ailleurs autour d’un hêtre [3] dans lequel est placée la statuette, en forêt. Ce hêtre se situait juste à côté d’une mare et il est possible que celle-ci ait été creusée afin de remplacer une source tarie qui fut le premier lieu de culte.
On prête à Saint-Ouen des vertus médicales qui, outre les prières et les pièces déposées dans un tronc, sont favorisées par un ensemble de gestes rituels :
- Saint-Ouen est propice à la guérison. L’eau de la mare Saint-Ouen était censée faire tomber la fièvre et guérir certaines maladies. D’après Claude Macherel et Jacques Le Querrec [4], le fidèle y allait au petit matin, rapportait de l’eau à la personne malade afin qu’elle en boive. Autrement, le fidèle pouvait utiliser le petit ruban noué au poignet gauche de la statuette : il le trempait dans l’eau de la mare puis le plaçait au cou du malade. Saint-Ouen devait soigner l’eczéma [5]. Selon le même principe, on disposait des pièces de tissu (des mouchoirs blancs, le plus souvent) sur des petits bâtons plantés tout autour de la mare ; on appliquait ensuite ces tissus sur les plaies ;
- … des brins de buis, de genêt, et des rameaux de sapins tressés en couronne déposés sur un hêtre appelé Arbre de Saint-Ouen, soulagent les nouveaux nés de la fièvre. C’est ce que rapporta Edmond Spalikowski [6], dans les années trente, montrant qu’un rituel propre aux nouveaux nés était appliqué aux malades concernés ;
- Saint-Ouen est dit propice à la fertilité. Les couples stériles sont invités à faire sept fois le tour de l’arbre à reculon ;
- Saint-Ouen est dit propice au mariage, aidant les demoiselles à trouver un mari dans l’année. Pour cela, il faut que la demoiselle dérobe la statuette quelques semaines avant la cérémonie religieuse ; qu’elle lui confectionne une nouvelle tenue et qu’elle redépose l’objet dans la niche de l’arbre avant le jour du culte.
Toutefois, si ces rituels sont traditionnels, la cérémonie du « petit Saint-Ouen » a évolué durant ces dernières décennies.
2) L’évolution de la dévotion et de la cérémonie depuis 1900
Il semble que l’on ne recoure plus aux vertus thérapeutiques du saint depuis les années soixante. Cependant, d’après MM. Macherel et Le Querrec, il n’y avait pas lieu de penser que la croyance fût éteinte en 1974, date de leur observation : cette foi ne se montrait tout simplement plus en public.
Les dévotions se pratiquaient durant toute l’année mais le dimanche des Rameaux était la date d’une procession menée par le curé paroissial, au moins jusqu’aux alentours de la Première Guerre mondiale. La communauté processionnait alors en passant par le cimetière et assistait ensuite à la messe auprès de l’arbre Saint-Ouen. Si le temps s’y prêtait, il semble que les fidèles piqueniquaient et se promenaient dans les bois durant la journée (comme le laisse entendre le témoignage de Hyacinthe Langlois ci-dessous).
Cependant, cette solennité religieuse a peu à peu cédé le pas à des activités plus profanes. Les marchands sont les premiers acteurs peu catholiques à entrer en scène, comme l’exemplifie un article de L’Elbeuvien du 18 février 1906 : Il n’y a point de danses ; mais de jeunes gens et jeunes filles, voire même vieux et vieilles, désireux de se garantir des fièvres, s’y rendent en foule pour croquer figues, raisins et autres fruits secs, dont les petits marchands sont abondamment fournis ; ancienne coutume qui se perd dans la nuit des temps.
Au fil des ans, cette intrusion du profane a gêné des croyants et en premier lieu le curé, qui décida de ne plus guider de procession et ne célébra plus de messe en forêt depuis les années vingt. Depuis quelques décennies, une petite kermesse s’est installée auprès de l’arbre Saint-Ouen. L’observation de 1974 montre que les animations furent organisées par le comité des fêtes... La fanfare de la Madeleine, les majorettes Philips étaient aussi de la fête. Des jeux (chamboule-tout, casse-bouteilles), une buvette et une friterie investirent les lieux. Et, outre les fruits secs séculaires (figues, raisins secs symbolisant les anciens vignobles de Léry), les cacahouètes, les jouets en plastique se vendaient largement.
Les fidèles, quant à eux, allaient le plus souvent faire un tour en forêt ou attendaient au village le temps que la kermesse et ses nombreux curieux libèrent les lieux. Tout l’après-midi voyait donc défiler devant l’arbre Saint-Ouen un curieux mélange de festivités et de dévotions.
Malgré l’étiolement de la cérémonie religieuse, on aurait pu penser que la kermesse se maintînt. Or, elle connut quelques années de flottement, dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, avant de reprendre il y a peu grâce à l’initiative de l’Association culturelle lérysienne.
3) Origines du culte
On ne peut pas dater avec précision l’origine du culte de Saint-Ouen à Léry, que ce soit le grand (à l’église) ou le petit. Certaines personnes ont pensé que l’origine du culte remontait à la période où vécut saint Ouen, évêque de Rouen, comme en témoigne cet extrait de l’ouvrage de Marcel Mage : Il existait à cet endroit un vieux hêtre que consacraient les traditions gauloises. Saint Ouen, évêque de Rouen, qui rendait souvent visite à l’évêque Taurin d’Evreux, en faisant halte à Léry connaissait bien ce rite autour de l’arbre sacré. Il y annexa le cérémonial de l’Église en bénissant l’arbre et en fondant à proximité un prieuré qui dépendait de l’Évêché de Rouen.
Chaque année l’habitude fut prise de célébrer une messe en forêt. C’est ainsi que s’établit et se perpétua la dévotion à Saint Ouen. Après la disparition du Prieuré la tradition se maintint avec quelques modifications.
M. de Vesly, historien local du début du XXe siècle n’en pensait pas moins, à quelques – notables – différences près, ainsi que le rapporte L’Elbeuvien du 30 mars 1918 : La tradition rapporte que, lors d’une de ses visites pastorales, saint Ouen, ami de saint Eloi, qu’il avait connu à la cour de Clotaire II, se serait reposé en cet endroit à l’ombre d’un arbre qui était l’objet du culte des idolâtres. Saint Ouen avait été nommé évêque de Rouen en 640.
Ces thèses sont artificielles. Les lieux bénits par des évêques sont innombrables et n’ont pas tous engendré des cultes, loin de là. La simple volonté d’un homme, fût-il religieux, n’engendre pas un culte qui investit une communauté pendant des siècles et des siècles. Il faut se méfier des écrits relatifs aux saints (les hagiographies), surtout lorsqu’ils donnent des détails à la fois précis et anodins : ils peuvent se remplacer les uns les autres tant ils n’apportent pas plus de sens aux faits observés. L’idée que Saint-Ouen se soit arrêté à Léry est, toutefois, séduisante étant donnée la présence d’un palais royal au Vaudreuil.
La référence au paganisme semble plus crédible mais reste décrite, à nos yeux, de façon caricaturale : le christianisme aurait remplacé l’ancien culte à 100 % et du jour au lendemain ? Ne l’aurait-t-il pas plutôt fait perdurer sous de nouvelles formes ? et comment ?
II) Signification du culte au-delà de l’opposition entre paganisme et christianisme
1) La régénération et le culte de la vie
Qu’est-ce qui unit toutes les croyances et tous les rituels attachés au " petit Saint-Ouen ", statuette, arbre et mare compris ?
Il semble, en effet, que les rituels du « petit Saint-Ouen » consistent tous à réparer la vie qui existe : guérison de la fièvre, de certaines maladies et notamment auprès des nourrissons. Ils aident ensuite à engendrer la vie comme le montre l’union mais aussi la fertilité des couples qui sollicitent Saint-Ouen. Enfin, de source sérieuse, ces rituels ont parfois eu la réputation de pouvoir faire renaitre à la vie, comme en témoigne avec une tristesse fort émouvante cet article de L’Elbeuvien du 30 mars 1918 : M. de Vesly vit une pauvre mère présenter à la statuette son bébé déjà touché par la mort ; après avoir prié avec ferveur, elle prit, et plaça sur son enfant un petit rameau d’une couronne qui entoure le tronc de l’arbre et qui est tressée de buis, de genêts et de rameaux de sapins. Cette couronne renouvelée aux Rameaux est bénie par le clergé de Léry le jour de Pâques fleuries.
Qui plus est, la cérémonie du " petit Saint-Ouen " fait écho, dans le calendrier, à la Toussaint, fête qui clôt la belle saison en célébrant les morts, elle aussi et de manière bien plus importante. Entre les deux – tel un point d’orgue – la fête patronale du 26 aout célèbre, quant à elle, le " grand Saint-Ouen ". La communauté de Léry possède donc ses repères dans le calendrier ; repères exprimés par la spiritualité et observables dans le rythme des saisons.
Par conséquent, le culte du " petit Saint-Ouen " parait être le symbole de la renaissance de la nature et de la vie en général. Comme le notent MM. Macherel et Le Querrec, ce rendez-vous est la première festivité de l’année après l’hiver. Ce sont les premiers beaux jours " où l’espoir renait à l’espérance ", comme on dit en Normandie…
Est-ce propre au catholicisme de célébrer les forces de la nature, même à travers un saint ?
2) Liens spirituels avec le paganisme
Les beaux jours voient les feuilles vert pâle du gui se dorer, d’où son autre nom, plus imagé, de rameau d’or. Or le gui, dans le culte païen, symbolise la régénérescence et l’immortalité. Sa cueillette par les druides coïncide avec la naissance de l’année et a donné pour partie naissance au non même de druide. Ce mot gaulois est composé de deux termes dru-vid, qui signifient force et sagesse (dans le sens de connaissance). Les symboles couramment associés à la force et la sagesse sont respectivement le chêne, déjà, et le gui. Cela signifie que les responsables du culte sont dotés d’un pouvoir sur le temporel, sur les objets et les forces de la nature et qu’ils sont capables de régénérer la vie… Le chef spirituel est toujours censé avoir un rapport privilégié avec les forces qui dépassent les hommes.
Mais le rameau d’or connait son équivalent dans le culte catholique : le rameau vert, d’olivier ou de palmier. Le dimanche des Rameaux est, à ce propos, le rappel annuel de la dernière entrée de Jésus Christ dans Jérusalem car, dans la tradition orientale, ce végétal célèbre ceux qui triomphent. Dans la liturgie, la prière de bénédiction des Rameaux se prononce en ces termes : Bénissez, Seigneur, ces rameaux de palmier ou d’olivier, et donnez à votre peuple la parfaite piété qui achèvera en nos âmes les gestes corporels par lesquels nous vous honorons aujourd’hui. Accordez-nous la grâce de triompher de l’ennemi et d’aimer ardemment l’œuvre de salut qu’accomplit votre miséricorde. Le lien entre l’attitude (c’est-à-dire le ressenti, le sentiment, la pensée) et le comportement (le geste qui extériorise, qui manifeste quelque chose aux yeux de tous) est particulièrement clair : il y a un double mouvement entre le geste et la foi. Le rituel est censé aider l’accomplissement d’un désir intérieur.
Mais, qu’il y ait des points communs entre le paganisme et le christianisme n’est pas étonnant. Le catholicisme pratiqué par les gens n’est jamais que leur interprétation de cette religion et cette interprétation est basée sur leurs habitudes. Le catholicisme romain est donc une interprétation d’une branche du judaïsme (le pharisaïsme) par d’anciens païens de l'empire romain.
Mais, cette pensée païenne – elle même – était loin d’être imperméable à d’autres cultes (notamment les multiples mystères orientaux) y compris le monothéisme. Regardons le paganisme développé par l’empereur romain Marc Aurèle : les différences ne sont pas frappantes entre la croyance en plusieurs dieux et la foi en une divinité unique. Suivant la conception religieuse que développe l’empereur dans Pensées pour moi-même, les dieux aident les hommes dans leur quête spirituelle, un peu à la manière des saints du christianisme. Et ils les aident non seulement à œuvrer sur les choses extérieures à l’individu mais aussi sur la manière dont ils perçoivent les choses. Marc Aurèle recommande ainsi à sa conscience : Commence donc par les [dieux] en prier et tu verras. (…) Un autre [que toi dira] : « Pussé-je ne pas perdre mon enfant ! » Toi ; « Pussé-je ne pas être affligé de le perdre ! » (137, XL). Et ce ne sont pas des dieux fictifs qui servent à exposer la doctrine stoïcienne ; l’empereur y croit sincèrement : Je n’ai jamais vu mon âme, et pourtant je l’honore. Il en est ainsi pour les Dieux (174, XXVIII). Cela n’empêche pourtant pas Marc Aurèle de considérer qu’il existe un principe commun qui anime l’univers. C’est ce qu’il décrit, avec poésie, en ces termes : que dire de chacun des astres ? Ne sont-ils pas différents tout en collaborant à la même œuvre ? (95, XLI). Ce principe est appelé Dieu : I’intelligence de chacun est Dieu et découle de Dieu (173, XXVI).
Alors, selon cette conception, le passage du paganisme au christianisme ne se fait pas avec la violence qui a pu opposer, parfois, deux camps aux intérêts divergents, mais avec l’émergence progressive d’un principe premier – déifié – qui relègue les dieux au rang d’intermédiaires entre lui et les hommes et qu’on appelle " saints ".
Revenons à nos campagnes : les gaulois, comme maints autres peuples, n’ont pas révolutionné leurs croyances lorsque le christianisme est arrivé dans la province de Rouen, du moins si celui-ci est resté pacifique avec les cultes locaux. Quant au chêne portant le gui, lorsque les rameaux chrétiens l’ont remplacé (buis, genêt…), on a pu le remplacer par une autre essence très répandue, elle aussi ; le hêtre.
3) Le mythe et sa valeur sociale
Les croyances au sein d’un même culte, d’une même idéologie, diffèrent mais partagent certaines valeurs. Dans le cas de Léry, même si les actes sont variés et revêtent de nombreuses significations, ils réunissent une population autour d'une même manière de ressentir la vie et d’appréhender la mort. Le culte du Petit Saint-Ouen fournit un repère connu de tous qui marque un moment de l'année et constitue un mythe.
Nous entendons par mythe, ce que Mircea Eliade a défini dans Aspects du mythe : Notre recherche portera en premier lieu sur les sociétés où le mythe est – ou a été jusqu’à ces derniers temps – « vivant », en ce sens qu’il fournit des modèles pour la conduite humaine et confère par là même signification et valeur à l’existence.
Or, le mythe relatif aux guérisons du " petit Saint-Ouen " n’a pas changé qu’il soit païen ou chrétien si, comme nous le pensons, le rameau de Jésus a pris le relai du rameau d’or païen.
Suivant l’argumentation de Mircea Eliade, nous remarquons que la répétition symbolique par des gestes – même à petite échelle – d’un mythe fondateur de l’univers et de l’humanité est sensée régénérer la vie dans la pensée païenne [7].
L’imitation des gestes fondateurs de l’univers (la cosmogonie) doit aider les hommes à faire un retour en arrière, avant que la vie ne dégénère. Et, ce re-commencement est, à proprement parler, la réplique du commencement absolu, la cosmogonie. La connaissance de l’origine de chaque chose (animal, plante…) confère alors une sorte de maitrise magique sur elle et procure la science de ce qui se passera à l’avenir.
Ce type de rituels a existé dans maintes sociétés et, sans savoir à quel mythe cosmogonique celte le rituel gaulois faisait référence, nous notons que les chrétiens ont dû le remplacer par un équivalent, c’est-à-dire Jésus en pleine gloire et avant qu’il ne meure…
Le culte du " petit Saint-Ouen " garde donc le même sens pour des chrétiens ou des païens : il célèbre la vie quand elle rayonne et a pour objectif de recréer le monde d’avant le mal, la mort et la dégénérescence. Il semble que nous ayons affaire à un exemple de réappropriation d’un culte païen par les chrétiens. Cette transition a dû se faire au fil des générations sans quoi, un culte païen qui eût survécu trop longtemps à la christianisation eût été frappé d’interdiction pure et simple par les monothéistes.
Pour les Lérysiens, ce culte a réuni la communauté pendant de longs siècles autour d’une espérance. Notons que cet acte a perdu son importance religieuse en même temps que les liens sociaux traditionnels se sont délités au cours du XXe siècle et surtout après 1945.
Les quelques processions et animations actuelles ont désormais pour origine la conscience de la fragilité d’un folklore (dans le sens neutre de connaissance populaire), bien plus que la foi ou la tradition.
Conclusion
Il semble qu’un culte païen de Léry survécut au christianisme en se mélangeant avec les nouvelles croyances.
Alors, quand les moines de l’abbaye Saint-Ouen de Rouen eurent la jouissance des terres lérysiennes, au moins depuis 1018 [8], ils durent avoir à cœur de mieux évangéliser la communauté locale, reconnaissant dans ce culte des éléments pas très catholiques. Ce culte, qui devint celui du petit Saint-Ouen, n’a pas pu être tout à fait païen quand des chrétiens l’ont réinvesti : à tout prendre, ils auraient préféré le détruire, comme partout ailleurs où il restait des fidèles à la foi de nos ancêtres. L’arbre sacré et la source ont dû passer par plusieurs phases de christianisation pour pouvoir être acceptés par les autorités religieuses.
La population, quant à elle, a dû souhaiter perpétuer les actes de ses ancêtres sans concevoir, pour autant, de rupture entre sa manière de vivre le sacré et celle de l’Église. En effet, bien que la religion ait changé, le culte du " petit Saint-Ouen " a continué à célébrer le renouveau de la vie au moment où la nature bourgeonne.
Le rameau d’or païen, le gui, fut remplacé par les rameaux qui accueillirent Jésus, selon la Bible, lors de sa dernière entrée à Jérusalem. Se rappeler le Jésus des rameaux, c’est régénérer la vie avant qu’elle ne soit marquée par le péché et qu’elle subisse la crucifixion. Il est toutefois frappant de voir combien le paganisme s’exprime dans ce culte lui qui se soucie du renouveau des forces de la vie alors que le christianisme voit l’histoire d’une manière linéaire et toute tournée vers la question de la mort.
Plus profondément, le paganisme survit encore de nos jours bien que les hommes tendent vers une rationalisation de leur perception de la vie, rationalisation à laquelle le christianisme a, lui-même, beaucoup contribué en refoulant la superstition et en résumant le divin en un dieu.
Remerciements à Mme David et M. Dorival, de Léry, pour leur témoignage et leurs illustrations.
Voici le lieu encore appelé de nos jours le " petit Saint-Ouen ". En forêt de Bord, il est situé sur les hauteurs quelques lacets plus haut que la maison forestière de Léry-la Voie Blanche.
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Le paganisme dans l'histoire de Pont-de-l'Arche et des Damps
Sources
- Charpillon L.-E., Caresme Anatole, Dictionnaire historique de toutes les communes du département de l’Eure, Les Andelys : Delcroix, 1868, p. 430 à 432.
- Fournée Jean, L’Arbre et la forêt en Normandie : mythes, légendes et traditions, tome 2, imprimé par Le pays bas-normand, 1985, 302 p.
- Macherel Claude, Le Querrec Jacques, Léry, village normand : un croquis ethnologique, Nanterre : Service de publication du laboratoire d’ethnologie, 1974, 122 p.
- Eliade Mircea, Aspects du mythe, Paris : Gallimard, Folio / essais, 1988, 250 p.
- Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Paris : Flammarion, 1992, 222 p.
- Mage Marcel (dir.), Léry de la préhistoire à l’aube du 3e millénaire, Léry : mairie, 1998 (réédition en 2010), 102 p.
Le hêtre Saint-Ouen
vu par Hyacinthe Langlois
Voyez-vous ce hêtre magnifique sur le tronc duquel est fixé, de temps immémorial, cette petite chapelle de planches, incomplet abri d’une figurine de bois vermoulue ? Cet arbre est le hêtre de Saint-Ouen, et cette image est celle du grand prélat de la Neustrie dont il porte le nom, du référendaire du bon roi Dagobert. Chaque année les bonnes femmes des environs s’empressent de la revêtir dévotement d’une robe et d’une coiffure nouvelles, taillées en forme de fourreau et de béguin d’enfant ; et ce renouvellement de toilette n’a jamais lieu sans glisser, dans la tirelire, suspendue à côté du saint, quelques pièces de monnaies qui doivent plus tard être échangées contre des évangiles. Chargé de sa hotte remplie de bois mort, le pauvre bûcheron lui-même sacrifie souvent, en l’honneur de saint Ouen, son modeste centime. Quant au fastinguant de premier ordre, au voleur de bois de lune, qui vient exploiter imprudemment la forêt de l’État avec une charrette attelée de plusieurs chevaux, celui-ci ne s’occupe guère de pieuses offrandes, et troquerait, contre les coupables bonnes grâces d’un garde-forestier, la protection de tous les sains du paradis.
Un jour, le hêtre séculaire allait, comme un vulgaire arbrisseau, tomber sous le fer d’une hache barbare ; mais un officier des eaux et forêts, destitué depuis, parce qu’un méchant homme l’avait dénoncé comme père d’émigré, étendit une main protectrice, et le mont-joie du bocage resta debout. Cette main était celle de mon digne père, et j’aime d’autant plus à m’en souvenir, qu’il y avait, à cette époque, un certain courage à conserver un objet auquel se ralliaient des coutumes religieuses.
Depuis des siècles, en effet, lorsqu’au chant de la grive, le rossignol d’hiver, succèdent les mélodieux accents de la classique Philomèle, le dimanche des Rameaux ramène autour de l’immense végétal des populations champêtres des environs. Là, se déploient, dans leur modeste éclat, tout le luxe des campagnes, toute la coquetterie villageoise ; mais le ménétrier n’y fait entendre aucun accord profane : tout se borne, dans ce divertissement solennel, à des repas sur l’herbe, à des prières, à explorer les étalages ambulants des petits marchands de joujoux, de gâteaux, et à prêter l’oreille aux vendeurs de complaintes, qui font redire aux échos du bois les malheurs de l’innocente épouse de Siffroy, les miracles de saint Hubert et la pénitence de Julien l’Hospitalier.
E.-H. Langlois
Hyacinthe Langlois, " La Croix Sablier ", in La Revue de Rouen, 1835, vol. 6, p. 306.
Cité par Duranville (Léon Levaillant de), Essai archéologique et historique sur la ville du Pont-de-l’Arche et sur l’abbaye Notre-Dame-de-Bonport, auto produit, 1856, p. 129 à 131.
[1] Autobiographie ou mes expériences de vérité, Paris : Quadrige ; PUF, 2003, 676 p., cf. p. 101.
[2] Les Rameaux sont célébrés sept jours après Pâques, fête qui évolue selon le calendrier lunaire : elle est célébrée le dimanche qui suit le 14e jour de la lune, soit le 21 mars ou immédiatement après.
[3] Cet arbre, rapporté par Eustache-Hyacinthe Langlois, fut remplacé au XIXe siècle (cf. L’Elbeuvien du 30 mars 1918 : Son remplaçant n’a que 1 m 20 de circonférence…).
[4] cf. bibliogr. : Observation du 4 avril 1974.
[5] Bien que Saint-Vulfranc, à la Haye-Malherbe, était dit plus efficace dans ce genre de traitements.
[6] Spalikowski Edmond, La Normandierurale et ignorée, Paris : éd. de Neustrie, 1985, 189 p., cf. p. 77.
[7] La cosmogonie est le modèle exemplaire de toute espèce de « faire » : non seulement parce que le Cosmos est l’archétype idéal de toute situation créatrice et de toute création – mais aussi parce que le Cosmos est une œuvre divine ; il est donc sanctifié sans sa structure même. Par extension, tout ce qui est parfait, « plein », harmonieux, fertile, en un mot : tout ce qui est « cosmisé », tout ce qui ressemble à un Cosmos, est sacré. Faire bien quelque chose, œuvrer, construire, créer, donner forme… tout ceci revient à dire qu’on amène quelque chose à l’existence, qu’on lui donne « vie », en dernière instance, qu’on la fait ressembler à l’organisme harmonieux par excellence, le Cosmos. Or, le Cosmos… est l’œuvre exemplaire des Dieux. cf. p. 49 et 50.
[8] Où le duc Richard II comprit l’église de Léry dans les possessions cette abbaye. Il est toutefois possible que Léry appartînt déjà à Saint-Ouen dès la fondation de cette communauté religieuse.
Armand Launay
Pont-de-l'Arche ma ville
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