Le procès de l’ordre du Temple, organisation religieuse composée de chevaliers, a largement inspiré la littérature et le cinéma (Les rois maudits de Maurice Druon)... La torture des chevaliers du Temple revêtant la cotte d’armes blanche à croix rouge capte l’attention d’un vaste public. La ville de Pont-de-l’Arche n’est pas en reste, elle qui compte dans les annales de son bailliage les procès de 7 templiers qu’on a appelé parfois « Concile de Rouen »… l’occasion pour nous de relier l’histoire nationale à l’histoire locale…
Dernier passage de templiers à Pont-de-l'Arche durant
la fête en hommage à Richard Coeur de Lion (Bonport, 25 septembre 2011).
Le roi de France et l’ordre du Temple
Philippe le Bel (1268-1314) devint roi de France de 1285 à 1314 sous le nom de Philippe IV. Son règne fut notamment marqué par des troubles monétaires. Le monarque peinait à financer sa politique militaire, territoriale et sa volonté d’accroitre le pouvoir royal. Il recourut alors largement à l’imposition et spolia les juifs et les Lombards en 1306.
Cela ne suffit pas. Le roi lorgna sur les prétendues richesses de l’ordre du Temple qui faisait valoir ses propriétés françaises depuis l’expulsion des templiers de Palestine en 1291. N’étant pas désargentés, les templiers avaient géré le Trésor royal durant le XIIIe siècle. Or en 1295 le roi se passa de leur service au profit des banquiers florentins, censés accorder des crédits. Cela ne marcha pas suffisamment car en 1303 le roi confia de nouveau son Trésor aux templiers.
Mais Philippe le Bel voulut s’affranchir de la tutelle financière du Temple, ordre international soumis au pape mais indépendant de fait. Les évènements lui permirent de réaliser son vœu. En effet, les templiers étant accusés d’hérésie, ils demandèrent une enquête au pape afin de laver leur Ordre de tout soupçon. Le roi de France lança alors sa propre enquête. Le 13 octobre 1307, suite à l’arrêt royal du 14 septembre, les baillis et sénéchaux arrêtèrent presque tous les templiers et placèrent sous séquestre leurs biens et ce sans l’accord du pape. Torturés, nombre de templiers avouèrent les crimes dont ils étaient accusés : hérésie, simonie, sodomie, idolâtrie… Ils offrirent ainsi une parfaite victoire à Philippe le Bel.
Le pape Clément V ne voulut pas perdre la face vis-à-vis du roi et surenchérit en ordonnant, le 22 novembre, l’arrestation de tous les templiers d’Europe pour procès en hérésie. Le diocèse de Sens déclara hérétiques 54 templiers le 10 mai 1310 ce qui les conduisit droit au bucher. Le procès des templiers se poursuivit avec pour point d’orgue le 18 mars 1314 où Jacques de Molay (responsable du Temple en France) et Geoffroy de Charney (responsable de Normandie) furent brulés à Paris. C’est ainsi que le Temple fut supprimé. Philippe le Bel récupéra l’essentiel de leurs biens. En 1317, le Pape Jean XXII répartit les derniers biens entre divers ordres de chevalerie.
Edouard 1er rendant hommage à Philippe le Bel
(BnF - www.histoire-france.net).
Les templiers de la région de Pont-de-l’Arche
La Normandie ne comptait qu’une trentaine de templiers à la veille de leur procès. La plus grande des 17 propriétés templières, appelées préceptories puis commanderies après le XIVe siècle, était située à Renneville (Sainte-Colombe-la-commanderie, près du Neubourg). Elle était donc située dans la juridiction du bailliage de Pont-de-l’Arche. Elle ne comptait que cinq frères dont aucun n’était chevalier. Ces quelques frères étaient gestionnaires de cette vaste exploitation agricole et ses nombreux domestiques. Dans le même temps, deux autres templiers travaillaient dans la commanderie de Sainte-Vaubourg, entre le Val-de-la-Haye et Hautot-sur-Seine (76). Ils rejoignirent leurs frères dans les prisons de Pont-de-l’Arche alors qu’ils dépendaient du bailliage de Rouen.
7 templiers incarcérés et jugés à Pont-de-l’Arche
Michel Miguet, historien spécialiste des templiers en Normandie, a analysé les procès-verbaux des interrogatoires qui eurent eut lieu le 18 octobre 1307 (voir annexe ci-dessous). Il a noté que les procès de Caen et surtout de Pont-de-l’Arche ont été menés « tambour battant ».
Le bailliage de Pont-de-l'Arche, situé derrière le rempart,
était le siège d'un tribunal mais aussi de prisons.
Frère Guillaume Bouchel
Commandeur de Renneville, sergent, 34 ans environ. Fait templier vers 1299 à Renneville par Philippe Agate, preceptor de Normandie. Avoue lors de son interrogatoire. En février 1310, il est emprisonné au Temple de Paris où il accepte de défendre l’Ordre jusqu’à l’exécution de 54 de ses frères déclarés hérétiques. En mars 1311, il reconnait devant la commission pontificale le reniement et le crachat sur la croix.
Frère Thomas Quentin
Renneville, sergent, 40 ans environs. Reçu vers 1301 à Bretteville-le-Rabet par Philippe Agate, alors commandeur de la baillie de Normandie. Avoue lors de l’interrogatoire de Pont-de-l’Arche. Même cas que le précédent au Temple de Paris. Dans sa déposition, en 16 février 1311, il ne reconnaît que le triple reniement et le triple crachat sur la croix.
Frère Raoul Louvel
Renneville, sergent. 30 ans environ. Reçu en juin 1307 à Renneville par Philippe Agate. Reconnait le crachat sur la croix et le reniement devant la commission pontificale. Ne désire pas défendre l’Ordre.
Frère Jean Barbe
Renneville, sergent, 60 ans environs. Déclare avoir été reçu par frère Robert Paiart, preceptor des maisons de Normandie. Il confesse tous les crimes imputés à l’Ordre.
Frère Guillaume Hardouin
Renneville, sergent. Avoue. Se désiste à défendre l’Ordre le 18 mai 1310, au Temple. Ne dépose pas devant la commission pontificale.
Frère Thomas
Sainte-Vaubourg, chevalier. Avoue à Pont-de-l’Arche.
Frère Philippe Agate
Commandeur de Sainte-Vaubourg, sergent. Environs 60 ans. Reçu dans la chapelle du Temple de Bourgoult vers 1281. Avoue le reniement et le crachat sur la croix et prétend qu’on lui a montré « une image » (l’idole ?) lors de sa réception. Refuse de défendre l’Ordre en février 1310.
Michel Miguet note enfin que trois frères se montrèrent héroïques en refusant de réitérer leurs aveux. Ils moururent brulés.
Templiers au bucher, manuscrit anonyme (1384). Source Wikipédia.
Après le procès
Les procès tenus à Pont-de-l’Arche ne nous montrent que le fonctionnement normal de la justice royale. Les biens du Temple à Renneville ont été repris par l’Ordre de l’Hôpital. En 1373, seuls trois hospitaliers gèrent cette commanderie. Frère Simon Clignet, commandeur, a aussi la charge de la commanderie de Sainte-Vaubourg (et Bourgoult).
Enfin Eugène Mannier (voir les sources) cite un cueilloir de rente de 1501 mentionnant une maison appartenant à la commanderie de Renneville :
« Au Pont de Larche, Jehan de la Salle, pour une masure et héritage nommée la Masure de Renneville, assise audit Pont de Larche en la Basse Sentelle, joignant d’un costé la rivière de Saine, XX sols. »
La Basse Sentelle est l’ancien nom de la rue Abbaye-sans-toile. La maison s’y trouvant devait tout simplement être un relai, un espace de stockage pour le grain chargé sur la Seine qui longeait cette rue.
Sources
Demurger (Alain), Les ordres religieux-militaires au Moyen-Âge (XIe-XVIe siècles), Paris, Le Seuil, 2002, 407 p.
Mannier (Eugène), Les Commanderies du Grand-Prieuré de France, Paris, Aubry et Dumoulin, 1872 cité par www.templiers.net (visité le 22 septembre 2011)
Miguet (Michel), Templiers et hospitaliers en Normandie, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1994, 511 p.
Miguet (Michel), in Luttrell (Anthony), Pressouyre (Léon), La commanderie. Institutions des ordres militaires dans l’occident médiéval, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 2002, 360 p.
Annexe
Interrogatoire des Templiers de Renneville à Pont-de-l'Arche et de frère Philippe Agate, commandeur de Sainte-Vaubourg, au château de la Roche d'Orival (Archives nationales J 4136, n° 23, 18 octobre 1307).
C'est la confession que les Templiers de Saint Estienne de Rainneville qui sont em prison au Pont de l'Arche ont feite devant monseigneur Doisneval, monseigneur Johan de Tonneville, monseigneur Guillaume Doisneval, monseigneur Raoul du Pleisseis, monseigneur Guillaume de Hondetot chevaliers, le baillif de Rouen, le viconte du Pont de l' Arche, Johan Larchevesque vallet le Roy et plusieurs autres, le jour de la Saint Just et Saint Luc, l'an de grace mil CCC et Sept.
Frere Thomas Quentin dit premierement que il vit quant il fu receu devant le mestre et li requist le pain et l'eaue et les dras et la compengnie des freres ; après cen que on li out otroié on li fist vouer casté, obedience et vivre sans propre, presens les freres et puis le mena chi! qui le vest derrier l'autel et li monstra la crois et li fist trois foiz renier Dieu et escopir sur et dit que il n'i escopi que une foiz et dit qu'ille fist despoullier tout nu et le baisa en bout de l'eschine et puis en nombril et puis en la bouche et puis on ii fist vouer se uns frere vouloit gesir a luy qu'il ne le refuseroit pas. Requis se il le fist onques et se on li requist onques, dit que non et dit que après tantost chil qui le vesti li monstra un tablel, la ou il avoit un ymage painte, quant il fu vestus tant seulement nonques plus ne la vit et ne set ou elle est et dit que frere Philippe, commandeeur de Saint Evaubourc, quj adonc estoit mestres de Saint Estienne le vesti et dit que il croit que une corde qu'il a chainte dessus sa chemise i fu atouchié entour l'image.
Frere Guillaume Bouchel commandeeur de Saint Estiene ensieut de toutes choses frere Thomas Quentin.
Frere Raoul Louvel ensieut frere Guillaume Bouchel en toutes choses et sans contrainte.
Frere Johan Barbe ensieut frere Raoul Louvel en toutes choses et dit plus que un frere templier vint une foiz pour gesir a lui mes ledit frere Johan ne li vout souffrir et fu vestuz par frere Robert Paiart.
Frere Guillaume Hardouin ensieut frere Thomas Quentin en toutes choses.
C'est la confession que frere Philippe commandeeur de Saint Evaubourc fist au chastel de la Roche d'Orival devant monseigneur Robert Doisneval, monseigneur Johan de Tonneville, monseigneur Raoul du Pleisseis, chevaliers et Pierres de Hangest, baillif de Rouen, eulz presenz.
Premierement, il dit que quant on le vesti, il requist avant que il fust vestus le pain, l'eaue, les povres dras et la compengnie des freres de l'ostel ; après on li dit que bien se garde qu'il requiert quar il requiert fort chose pour les vol entés du monde et pour sa volenté qu'il li convendra lessier après cen que l'on li a monstré ces choses et on le rechoit et j'en baisa frere Auvré commandeeur de Normendie, qui le vesti, en la bouche et après lidiz mestres Philippe ala baisier touz les freres qui i estoient present en la bouche et après cen frere Auvré li vesti le mantel et li mist au col et puis le me(n)a derriere l'autel et li monstra la crois et li fist renoier et puis escopir sus une foiz sans plus et puis le fist despoullier et le baisa en la bouche et dist que onques ne fu baisiez en autre lieu sus le cors a lui que en la bouche si li ait Diex et li saint. Et après cen on li monstra un ymage et fu une cordele atouchié à l'imaget laquele li fu commandee a cheindre par dessus sa chemise. Ne ne set ou l'imaget est. Et ainssi la il fet feire a touz ceus qu'il a vestus et l'ont fait. Et si dist lidiz mestre Philippe que touz prestres qui entrent en la religion du Temple i entrent et font tout en icele maniere et an tel chose et non autre que les lais font qui en la religion entrent.
Armand Launay
Pont-de-l'Arche ma ville