En parcourant le fonds patrimonial de la médiathèque de Louviers, nous avons mis la main sur un opuscule de Maurice Collignon narrant un épisode de la guerre de 1914. Etant plutôt surprenant, nous vous en livrons quelques passages :
=> Collignon Maurice, "Une tentative des Allemands dans l’Eure et la Seine-Inférieure pendant la guerre de 1914", Evreux : éd. C. Hérissey, 1917, 50 pages, médiathèque de Louviers (cote : 1191) [1].
Le 16 septembre 1914
… Le sergent Leroy… était à son poste à la gare d’Oissel, vers 8 h. 30 du soir quand le brigadier de gendarmerie d’Oissel lui donna connaissance du télégramme officiel : deux automobiles montées par des officiers allemands revêtus d’uniformes français étaient en circulation dans la région de Gournay-en-Bray. La dépêche ajoutait que trois gendarmes avaient été tués et que les automobiles devaient se diriger vers Écouis ou Étrépagny. Accompagné du caporal Morancé, le sergent Leroy se rendit aux postes voisins qui se trouvaient de chaque côté du tunnel sous lequel passe la ligne de Paris à Rouen : le poste n° 4 à Tourville-la-Rivière et le poste n° 3 à Sotteville-sous-le-Val ; il avertit les chefs de poste. Il s’en retourna ensuite vers Oissel.
Vers 10 h. et ½ du soir, le sergent Leroy et le caporal Morancé […] aperçurent descendant la côte des Authieux vers la Seine […] une lumière vive paraissant être le phare d’une automobile mais un phare à éclipse, qui s’avancerait par bonds successifs. […] Le sergent Leroy revint sur ses pas ; il traversa le premier pont et arrivé dans l’île aux Bœufs qui fait face à la ville d’Oissel, il s’arrêta au poste des gardes de voie, prit un fusil, des cartouches et emmena avec lui trois hommes armés, les soldats Duhamel, Gruel et Moreau. Pendant ce temps, les lumières avaient fait du chemin.
Au poste n° 4 de Tourville-la-Rivière, les gardes-voies les avaient aussi aperçues : une première auto passa à toute vitesse, puis une seconde moins éclairée. Les sentinelles de Tourville tirèrent. Les deux autos continuèrent vers les ponts d’Oissel. Le sergent Leroy et ses trois hommes qui étaient à 7 ou 800 mètres du poste de Tourville-la-Rivière ouvrirent le feu à leur tour sur les autos. Les phares de la première auto et les lanternes de la seconde s’éteignirent aussitôt. […] Prises dans la boucle de Seine, les autos allemandes devaient pour en sortir traverser Saint-Aubin-lès-Elbeuf et la ville d’Elbeuf sur des ponts gardés ou bien continuer de tourner en rond en suivant la route qui devait les ramener vers Sotteville-sous-le-Val, Igoville et la gare de Pont-de-l’Arche.
Le sergent Leroy… décida d’attendre les autos dans la seconde moitié de la boucle, car il se doutait bien qu’elles ne se hasarderaient pas à traverser Elbeuf. Cependant le sergent Leroy courut au poste d’aiguillage à l’embranchement de la ligne de Serquigny pour faire téléphoner à la gare de Saint-Aubin-lès-Elbeuf. Il alla chercher des renforts au poste n° 3 de Sotteville-sous-le-Val, mais le sergent Soulais, chef de poste, resta sceptique et ne croyant pas à toutes ces histoires d’autos et d’Allemands déguisés, il prit le temps de réfléchir et laissa repartir le sergent Leroy sans l’accompagner.
Les sergents Leroy et Arvieux et leurs trois hommes allèrent se poster au lieu dit le Val Renoux, sur le territoire de Sotteville-sous-le-Val, à la bifurcation de la route qui longe la Seine vers Igoville et de la route qui monte la côte vers Tourville-la-Rivière et les Authieux.
Ils ne tardèrent pas à être rejoints par le sergent Soulais… dont le scepticisme cédait à la réflexion. Les six hommes restèrent ainsi en embuscade jusqu’à une heure du matin. […]
L’attaque ; la capture des Allemands
Vers une heure du matin, plus de doute : les autos allemandes arrêtées sans doute en quelque coin caché se sont décidées à continuer leur route en longeant les rives de la Seine, vers l’amont, ce qui leur fera faire le tour presque complet de la presqu’île. Les deux lumières, la première éclatante, la seconde faible, les signalent de loin à la vigilance des gardes-voies. Les rôles sont distribués, le sergent Soulais fera les sommations et criera : « Qui vive ! halte ! » Les deux autres sergents et les trois hommes couchés sur le bord de la route tireront sur les autos. Les lumières approchèrent rapidement : les sommations sont sans effet ; les voitures passent. Mais au passage elles sont saluées par cinq coups de fusil ; puis les gardes-voies se relevant les poursuivent, tirant encore.
Un peu plus loin, deux coups de feu se font entendre ; ils ont été tirés par deux gardes-voies, les soldats Fouché et Cheval, du poste de Sotteville-sous-le-Val, qui ayant terminé la faction règlementaire étaient venus s’embusquer à une cinquantaine de mètres de la première embuscade. Malgré les coups de fusil, les autos continuent leur route. Une circonstance fortuite va faire tomber la première, une forte Limousine, aux mains des courageux territoriaux. Par suite de la vitesse, cette limousine n’a pu tourner assez court pour passer à angle droit sous la première arche du viaduc de la voie ferrée Paris-Rouen ; elle quitte la route et s’engage sous la seconde arche en écornant la pile en briques au passage. La sentinelle Huguet n’a que le temps de sauter de côté pour ne pas être écrasée. La voiture ne va pas loin ; elle s’engage dans la prairie et s’enlise à trente mètres du bord de la route. […]
La deuxième voiture, bien que faiblement éclairée, suit la bonne direction, passe sous la première arche et disparaît dans la nuit noire. […] Un instant après, les hommes du poste de Sotteville-sous-le-Val attirés par la fusillade accourent… Le sergent Leroy… fait mettre baïonnette au canon. Les quinze à vingt hommes foncent sur la voiture. Les sergent Leroy et Soulais saisissent l’officier par les bras et le désarment. Il leur remet un revolver Browning à huit coups.
Cinq hommes portant l’uniforme du génie allemand sortent de l’auto sans essayer de résistance. Ils sont désarmés. Les six prisonniers sont conduits au poste n° 3… On s’aperçoit alors que l’officier est blessé au bras et à la cuisse. Dans l’auto, les territoriaux trouvent trois fusils allemands ainsi que des cartouches, objets d’équipement, havresacs, bidons, des cartes, etc. […] Pendant ce temps, les gardes-voies des postes de Sotteville-sous-le-Val et Tourville-la-Rivière avaient découvert la seconde auto.
Capture de la seconde auto
… la seconde auto… avait fait un kilomètre et avait stoppé près du calvaire, sur la route de Sotteville-sous-le-Val à Igoville. Les Allemands valides qui s’y trouvaient s’étaient enfui dans la campagne. Le camion auto découvert par les gardes-voies… transportait des caisses contenant plusieurs centaines de kilos d’explosifs et en outre des piles, du cordon Bickford, des fils électriques, etc. ; de quoi faire sauter plusieurs ponts. On entend des râles… Le sergent Leroy… aperçoit un Allemand grièvement blessé à la gorge… L’officier commandant l’expédition et le soldat blessé reçoivent les soins du docteur Cottoni, d’Oissel. Ils sont ensuite transférés à Rouen. […] Il restait à découvrir les Allemands de la seconde voiture. Dès le petit jour, des patrouilles furent faites par les gardes-voies et les gendarmes. […] On demanda au capitaine allemand quels ponts il voulait faire sauter : Le plus de ponts que j’aurais pu, répondit-il évasivement. La carte routière saisie sur lui portait un trait rouge indiquant la voie suivie : Gournay, Martagny, Étrépagny, Écouis, Fleury, Pîtres et Alizay. Ces deux dernières communes sont à deux kilomètres du pont du Manoir sur la voie ferrée Paris-Rouen. Dans la nuit du 21 au 22 septembre, deux soldats allemands qui avaient abandonné l’auto camion vinrent à Saint-Aubin-lès-Elbeuf et furent amenés au poste de la garde civile par M. Dorival, garde civil. Ils mouraient de faim et avaient dans leurs poches des morceaux de betteraves crues. Alphonse Leroy fut promu adjudant et reçut la médaille militaire le 13 mars 1915.
Commentaire
Si dans tout conflit on ne retient principalement que les combats, c’est pourtant la logistique qui assure en grande partie l’efficacité d’une armée. Et la logistique, c’est pourvoir non seulement aux besoins vitaux des hommes de troupe mais c’est aussi faire parvenir le matériel de destruction. C’est une organisation faramineuse qui investit le travail de bien plus d’hommes que les combats eux-mêmes (7 hommes pour 1 soldat américain lors de la Première guerre mondiale). Alors, nombre d’actions sont menées par les belligérants pour saper les défenses ennemies : la tentative allemande que nous venons de lire, sacrifiant peu d’hommes et de matériel, participe bien de cette vision de la guerre. Si la ligne ferroviaire Paris-Rouen-Le Havre était coupée, comment déployer efficacement le matériel anglais débarqué au Havre ? Comment approvisionner les troupes restées à l’arrière du front, comme, par exemple, au camp anglais des Damps où le Royal Flying Corps réparait des moteurs d’avion ? Dans la perspective d’une guerre éclaire, comme on la souhaitait encore en 1914, il s’agissait de faire écrouler l’armée ennemie en perçant ses lignes. Ces quelques Allemands furent donc victimes d’une surveillance générale qui s’est avérée poreuse dans la campagne normande. Il est vrai, enfin, que le secteur de Pont-de-l'Arche et Oissel ne pouvait manquer d’être bien surveillé : entre le pont du Manoir, les deux ponts d’Oissel, le pont d’Andé et celui de Saint-Pierre-du-Vauvray, la région était une cible plutôt intéressante.
On peut aussi consulter, à ce sujet, L’Industriel de Louviers du 19 septembre 1914.
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