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3 octobre 2021 7 03 /10 /octobre /2021 09:28
Histoire de Poses (MM. Charpillon et Caresme)

Charpillon Louis-Etienne, Caresme Anatole, Dictionnaire historique de toutes les communes du département de l’Eure, Les Andelys : Delcroix, 1879, 960 pages, tome II, pages 982-983. 

 

      

 

POSES  

 

Paroisse des : Dioc. d’Évreux. – Vic. et Élec. de Pont-de-l’Arche. – Parl. et Gén. de Rouen.   

Pauses est le nom sous lequel Poses est désigné dans la chronique de Fontenelle, qui nous apprend qu’en l’an 700, un certain Lutbrand donna aux moines de cette abbaye, une certne portion du village de Poses, dans l’Évrecin.  

Charles le Chauve, en 876, donna aux moines de St-Ouen de Rouen le village de Poses, qu’il perdirent probablement lorsque Philippe Auguste, par une charte de 1198, échangea Poses contre Limaye. 

Par une charte du commencement du XIe siècle, le duc Richard donna aux religieux de Fécamp l’église St-Quentin de Poses ; mais, vers 1198, cette église appartenait à l’abbaye de St-Ouen à laquelle Richard-Cœur-de-Lion l’avait donnée.  

Il existait, au commencement du XIIIe siècle, une famille de Poses : nous citerons seulement, en 1216 ; Hugues de Poses ; en 1226, Raoul son fils, et en 1248, Gaultier de Poses, chevalier.  

Guillaume Routier, de Poses, et Geoffroy du Val, de Poses, figurent dans une charte de 1340.  

En 1343, les religieuses de Lonchamps, avaient des biens à Poses ; Henri VI, roi d’Angleterre, prenant le titre de roi de France, confirma leurs propriétés, le 20 février 1434.  

Claude Duval, receveur du prieuré des Deux-Amants, donna à bail pour 5 ans, en 1627, moyennant 30 l. t. à Nicolas Hallé, le droit de nommer à la maîtrise du pertuis de Poses.   

 

Fiefs

1° Fief-de-l’Eau. En 1198, Richard-Cœur-de-Lion donna aux religieux de Bonport un moulin à Poses, avec toutes ses dépendances. Richard Anfrie de Poses vendit aux mêmes religieux tout ce qu’il avait sur le gord dit Angouland. En 1730, le Fief-de-l’Eau, situé à Poses, appartenait à l’abbaye de Bonport ;  

Le Fief de st Ouen. L’abbaye de St-Ouen de Rouen avait reçu, de Charles le Chauve, une partie de Poses que l’on appelait le fief de St-Ouen. Richard de Malpalu fut témoin à la confirmation faite par Gaultier le Magnifique, archevêque de Rouen, de l’échange fait par les religieux de St-Ouen avec Richard-Cœur-de-Lion, pour la terre de Poses et la dîme des moulins[1]. L’état des propriétés et des rentes que l’abbaye de St-Ouen possédait à Poses a été dressé très exactement, en 1291, dans le livre des jurés de St-Ouen[2]Les religieux conservèrent leur fief de St-Ouen, jusqu’à la Révolution.    

Le Mesnil. Nicolas, fils de Honfroy du Mesnil, vend, en 1234, une rente sur un tènement à Léry. En 1681, le Mesnil de Poses appartenait aux héritiers de Georges Le Grand, sieur du Mesnil, lieutenant général au bailliage de Pont-de-l’Arche. Le 9 janvier 1700, Nicolas, Jean et Morin Caresme, frères héritiers de Nicolas Caresme, leur aïeul de Surville, vendent à Jeanne Langlois, veuve de Georges Le Grand, esc., sieur du Mesnil, ½ acre de Surville. 

Le Pavillon, plein fief de haubert, à Poses, appartenait à l’évêque de Lisieux. On a différents aveux, en 1382 et 1659, du fief du Pavillon. En 1650, le Pavillon était affermé 150 l. ; il produisait 200 l. l’année suivante et 450 l. en 1754. L’évêque de Lisieux prenait le titre de seigneur du fief, terre et seigneurie du Pavillon ; en 1766, Henri le Daim, bailli d’Igoville, était sénéchal du fief.  

 

POSES, cant. du Pont-de-l’Arche sur la Seine, à 18 m. d’alt. – Sol ; alluvions contemporaines et craie blanche. – 4 cont. 6,472 fr. – Rec. ord. budg. 4,915 fr. – Surf. terr. 670 hect. – 1206 hab. – * de N.-D.-du-Vaudreuil. – Percep. de St-Cyr-du-Vaudreuil. – Rec. cont. ind. de Pont-de-l’Arche. – Paroisse. – Presbyt. – École spéc. de 95 garçons et de 82 filles. – 2 maisons d’école. – [un blanc] déb. de boissons. – 7 perm. de chasse. – Dist. en kil. aux ch.-l. de dép. 34, d’arrond. 12, de cant. 8.  

  

Dépendances : Le Mesnil-de-Poses, Le Moulin-à-Vent, La Vigne.   

Agriculture : Céréales, prairies, légumes.   

Industrie : Marine.  

Patentés : 21. 


 

[1] Dom Pommeraye.   

[2] Notes Le Prévost, p. 616, t. 2. 

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

http://pontdelarche.over-blog.com

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1 octobre 2021 5 01 /10 /octobre /2021 14:49
Toile de Charles-François Daubigny intitulée "Sur la rive de Seine à Portejoie" et datée de 1871 (collection de l'Art Institute de Chicago).

Toile de Charles-François Daubigny intitulée "Sur la rive de Seine à Portejoie" et datée de 1871 (collection de l'Art Institute de Chicago).

 

Portejoie et Tournedos ont fusionné le premier janvier 2018, date à laquelle est née la commune de Porte-de-Seine, 207 habitants en 2018 itou. Comme maints noms artificiellement forgés en vue de dénommer les communes nouvelles, ce toponyme peut sembler bien creux lui qui résulte d’un compromis entre Porte[-Joie] et [Tournedos-sur-]Seine. Or, le compromis semble s’être fait sur l’attachement à la forme des noms anciens plutôt qu’au sens qu’ils expriment. Pourtant, une lecture de la carte de Cassini, datant de la fin du XVIIIe siècle, peut donner sens à Porte-de-Seine. On peut voir, sur le détail que nous reproduisons, le bourg du Vaudreuil, composé de Notre-Dame et Saint-Cyr. Ainsi, Portejoie et Tournedos sont comme les portes de Seine du Vaudreuil avec quelques garennes les séparant de la ville. Depuis 1981 et la fondation officielle de Val-de-Reuil, les terres de Porte-de-Seine jouxtent celles de la ville nouvelle quand elles ne lui ont pas été annexées. Notre commune est comme un chapelet de fermes-hameaux construits le long de l’eau, sur une légère élévation les rendant insubmersibles. Ces fermes ont été assez largement remplacées par des résidences luxueuses depuis la fin du XIXe siècle, ce qui confère à nos villages un côté “beau quartier de Val-de-Reuil”. On peut aussi lire le nom de Porte-de-Seine comme l’entrée de la Seine dans cette boucle très spéciale où entre aussi l’Eure dans l’une des plus vastes plaines alluviales de la région. On peut enfin voir dans Porte-de-Seine la clé d’entrée dans la compréhension du peuplement de la boucle du Vaudreuil, ceci grâce aux nombreuses fouilles archéologiques de ces dernières décennies. 

Sur cet extrait de la carte de Cassini (de la fin du XVIIIe siècle) Tournedos et Portejoie apparaissent comme des portes d'entrée vers Le Vaudreuil et sa plaine.

Sur cet extrait de la carte de Cassini (de la fin du XVIIIe siècle) Tournedos et Portejoie apparaissent comme des portes d'entrée vers Le Vaudreuil et sa plaine.

 

Une rare concentration d’allées couvertes

Avec l’exploitation de vastes sablières alimentant le secteur de la construction, Porte-de-Seine a bénéficié, grâce à la législation et aux services de l’État, de maintes fouilles archéologiques. Les rapports de ces investigations sont une opportunité pour qui veut mieux connaitre la contrée. La lecture de ces documents, nombreux et techniques, peut cependant paraitre bien rude. Nous nous proposons ici d’en faire une vulgarisation. 

La meilleure entrée dans l’analyse de ces rapports est, à notre sens, l’article de Cyrille Billard, Philippe Chambon, Florence Carré et Florence Guillon, article intitulé “L'ensemble des sépultures collectives de Val-de-Reuil et Portejoie (Eure)”. Il fut publié dans le numéro 9 spécial de la Revue archéologique de Picardie [sic] en 1995 et aux pages 147 à 154. Les auteurs rapportent la découverte de cinq sépultures collectives dans la commune de Portejoie parmi lesquelles trois ont été dûment fouillées. Ils rappellent que la “plaine alluviale de la confluence Seine-Eure” est la zone haut-normande la plus riche en sépultures collectives avec un total de neuf sites situés aussi à Saint-Étienne-du-Vauvray, aux Vignettes de Léry et à Pinterville. Portejoie est donc le site le plus riche en sépultures collectives. Ce sont plus précisément des allées couvertes orientées, donc tournées vers l’est, recueillant plusieurs dizaines de dépouilles. Ces allées apparurent, selon la chronologie proposée par l’INRAP, vers 4500 avant notre ère. Leur usage se généralisa vers - 3500 et ce avant le retour des sépultures individuelles vers - 2300, ceci peu après l’expansion de la culture campaniforme. 

Afin de mieux figurer ce qu'est une allée couverte, voici une photographie de l'allée de Dampmesnil par Camille56 publiée dans Wikipédia.

Afin de mieux figurer ce qu'est une allée couverte, voici une photographie de l'allée de Dampmesnil par Camille56 publiée dans Wikipédia.

Les sites des allées couvertes de Portejoie répertoriés par l’équipe de Cyrille Billard

1. Le premier site est à Val-de-Reuil c’est-à-dire à Portejoie avant 1981. Il s’agit du lieu-dit  Beau-soleil où se trouvent la “Fosse XIV” et la “sépulture I” qui désignent des sépultures collectives fouillées par Guy Verron de 1966 à 1971. “Il s'agit de 2 allées sépulcrales de respectivement 10 m sur 2 et 15 m sur 3”. Des trous de poteaux laissent comprendre qu’un bâtiment en bois couvrait une allée qui n’était donc pas constituée de grosses pierres (les “mégalithes”). Des cimetières mérovingiens ont été identifiés sur les sites de ces deux allées. 

2. Sur le site des Varennes, à Val-de-Reuil, a été fouillée une allée sépulcrale non mégalithique en 1992. Une vingtaine de squelettes ont été identifiés ainsi qu’un toit à une pente qui couvrit sûrement l’allée. 

3. Sur le site rolivalois, adjectif de Val-de-Reuil, de Beau-soleil 3 a été soupçonnée une sépulture collective “lors de décapages mécaniques en 1990”. Une première campagne de fouilles fut entreprise en 1992 qui donna de petits blocs de pierre ainsi qu’une vingtaine de tombes mérovingiennes. 

4. Sur le site de la Butte-Saint-Cyr, désormais aussi à Val-de-Reuil, un monument a été mis au jour parmi l'emplacement médiéval de l’église Sainte-Cécile-de Portejoie. Cette construction mégalithique se trouvait à un mètre au nord de l’édifice chrétien. Long de 11 m sur 3 de large, les dépouilles néolithiques ont été bousculées par “des inhumations médiévales, dont certaines mérovingiennes”. Les archéologues soupçonnent qu’une “partie des blocs utilisés dans l'abside de l'église proviennent de l'allée couverte. Sans aucun doute, le sommet de certains d'entre eux étaient visibles au Moyen Age. Au total, une dizaine de mégalithes sont préservés.” 

 

Ce que l’on apprend 

Les archéologues ont mesuré que ces découvertes se situent “en bordure d'une vaste zone de paléochenaux ayant relié l'Eure à la Seine à hauteur de Portejoie, sur le rebord d'une basse terrasse sablo-graveleuse à une altitude d'environ 12 mètres.” Il est vrai que la lecture d’une carte topographique actuelle montre que l’Eure au Vaudreuil, formant l’ile L’Homme par ses deux bras, semble contrariée dans son écoulement et marque une forte courbe vers le nord. L’écoulement naturel se lit, par des altitudes plus basses, vers l’est, notamment par un champ dénommé Les Vallées. Le confluent de l’Eure et de la Seine se situait donc en ce lieu marécageux. Cyrille Billard a publié, dans un bel effort de vulgarisation scientifique, une carte de la plaine de Poses, sa géologie et les découvertes archéologiques. Elle fut publiée en 2006 dans le rapport de fouilles dénommé “Sur la mare”, à Poses. 

La répartition relativement homogène des allées couvertes démontre que cet éperon émergé, en face du confluent de l’Eure et de la Seine, était habité. Il était peut-être même plus habité que le reste de l’ile alluviale à laquelle il se rattachait. Des traces d’occupation humaine de l’âge du fer (à partir de - 800), de La Tène (c’est-à-dire les 500 dernières années avant notre ère) et de la Gaule-romaine ont été attestées. Mais c’est l’époque mérovingienne qui fournit le plus de vestiges d’occupation.    

Carte de la plaine du Vaudreuil produite par Cyrille Billard et publiée en 2006 dans un rapport de fouilles entreprises à Poses et intitulé "Sur la mare". Ce précieux document nous renseigne sur les paléochenaux et donc sur la localisation des habitats. Cette carte nous sert plusieurs fois de support à notre texte.

Carte de la plaine du Vaudreuil produite par Cyrille Billard et publiée en 2006 dans un rapport de fouilles entreprises à Poses et intitulé "Sur la mare". Ce précieux document nous renseigne sur les paléochenaux et donc sur la localisation des habitats. Cette carte nous sert plusieurs fois de support à notre texte.

Un important site mérovingien et médiéval

C’est ici un bel article de Florence Carré qui nous instruit. Très universitairement intitulé “Le site de Portejoie (Tournedos, Val-de-Reuil, Eure), VIIe-XIVe siècles : organisation de l'espace funéraire”, il fut publié en 1996, aux pages 153 à 162 d’un supplément à la Revue archéologique du centre de la France. Comme on le voit sur la carte de Cyrille Billard, citée ci-dessus, le village médiéval de Portejoie n’était pas à l’endroit où nous le connaissons de nos jours. Il était situé plus au nord sur une légère terrasse alluviale au nord d’un ancien chenal sûrement encore marécageux au début du Moyen Âge. Ce bras de l’Eure, vraisemblablement, séparait le Portejoie actuel du hameau de Beau-soleil près duquel ont été localisées les allées couvertes. Or, il semble qu’au VIIe siècle un habitat groupé émergea au nord de la Butte Saint-Cyr, ancêtre assurément du village de Portejoie. Cela témoigne peut-être d’une transition entre un habitat épars, fait de fermes-hameaux, à l’émergence de points centraux devenus par la suite des sièges paroissiaux. 

Bien loin d’abandonner ou de raser les lieux sacrés du Néolithique, les chrétiens mérovingiens utilisèrent trois nécropoles port-joyeuses : la Fosse XIV, Beau-soleil 3 et la Butte Saint-Cyr. Les deux premières furent délaissées au VIIIe siècle au profit du site de Saint-Cyr. Les archéologues, profitant du fait que le cimetière n’est plus utilisé, ont mis au jour 1665 inhumations autour du site néolithique. Les dernières remontent au premier tiers du XIVe siècle. Mais cela pose problème : pourquoi avoir privilégié un site unique pour les inhumations ? Est-on passé de petites nécropoles familiales liées à des fermes-hameaux à un cimetière collectif témoignant de l’émergence d’un village ? Les archéologues ont noté l’absence de sarcophages dans les petites nécropoles alors qu’ils en ont dénombré 50 à Saint-Cyr. Cela exprimerait une différence de statut entre les occupants des différents espaces. Le cimetière de Saint-Cyr témoignerait alors de l’émergence d’un fief majeur ? 

Carte géologique de la Butte-Saint-Cyr sur une capture d'écran réalisée à partir du site Géoportail. Nous utilisons la carte géologique car elle présente encore le sol tel qu'il fut avant l'ouverture de vastes sablières ayant défiguré le paysage local. Les isoplèthes d'altitude, les courbes de niveau, permettent de retracer le rivage d'une ile de Seine où a émergé la paroisse de Portejoie.

Carte géologique de la Butte-Saint-Cyr sur une capture d'écran réalisée à partir du site Géoportail. Nous utilisons la carte géologique car elle présente encore le sol tel qu'il fut avant l'ouverture de vastes sablières ayant défiguré le paysage local. Les isoplèthes d'altitude, les courbes de niveau, permettent de retracer le rivage d'une ile de Seine où a émergé la paroisse de Portejoie.

L’émergence d’un fief ecclésiastique ?

L’autrice, Florence Carré, a creusé la réflexion avec Marie-Pierre Ruas et Jean-Hervé Yvinec, dans un autre article publié en 2007 et intitulé “Le site rural de Portejoie (Tournedos / Val-de-Reuil, Eure, France) : des espaces particuliers au sein de l’habitat du haut Moyen Âge ?” À partir des restes animaux, les auteurs fondent l’hypothèse que le fief du cimetière était privilégié, notamment car on y trouve des restes de jeunes caprins. De plus, au VIIIe siècle émergea l’église Sainte-Cécile qui semble faire du cimetière ancestral un enclos paroissial. Florence Carré site un acte (annexe I) de 1006 qui fait état du fisc royal du Vaudreuil et qui mentionne cinq églises paroissiales dont Sainte-Cécile de Portejoie (Portus Gaudii). Ce nom est équivoque et peut signifier le port joyeux, dans le sens d’heureux, opportun (comme dans le proche Bon-Port) ou le port d’un seigneur appelé Joyeux comme dans les proches paroisses de Gouy et Jouy. Nous aurions affaire à un fief ecclésiastique qui expliquerait le contraste avec la modicité des habitations trouvées alentour, c’est-à-dire de nombreux fonds de cabanes. Autre singularité de ce fief : entre le VIIIe et le Xe siècles, “période où le village semble se déplacer hors de l’espace fouillé, l’installation de structures de combustion probablement liées au traitement des céréales distingue encore le secteur de l’église. Cette activité n’est représentée qu’à plus de 250 m de là, et véritablement développée à une distance de 400 m.” Peut-être avons-nous affaire au développement de la culture dans l’ancien bras de l’Eure. L’autrice principale note, de même, que “l’extension du cimetière à partir du XIe siècle se fait d’une part à l’ouest sur une frange de l’habitat qui n’est plus occupé…”

Dernier argument, les archéologues ont noté qu’une seule tombe fut disposée dans un axe nord-sud : il s’agit d’un sarcophage richement décoré. Est-ce pour lui que l’église Saint-Cécile fut bâtie en ce lieu ? Ou est-ce en raison de la proximité de l’allée couverte ? 

 

Déplacement de la rive et rôle de Port-Pinché

Florence Carré a noté un abandon relatif de la Butte Saint-Cyr à la fin du Xe siècle. Cela témoigne assurément de l'assèchement du marécage de l’ancien bras de l’Eure entre Le Vaudreuil et son port : celui de Portejoie. Le confluent entre l’Eure et la Seine s’est donc reporté un peu en aval, aux Damps, site que nous avons auparavant étudié. C’est surtout le trait de rive, déporté à l’est, qui a dû attirer les Port-Joyeux dans les hameaux de La Gribouille, Pampou, Port-Pinché et Portejoie. Un site étudié par Auguste Le Prévost dans le tome II de ses Mémoires et notes nous semble instructif à ce propos : Port-Pinché. Il a conservé la caractéristique d’être un port, comme Portejoie, et a fait l’objet de constructions régaliennes en 1198 grâce à Richard Cœur de Lion, duc de Normandie et roi d’Angleterre. En effet, dans le cadre de la défense de la Normandie contre les velléités du roi de France, Philippe II dit Auguste, Richard fit des réparations au bac (bacum) et au manoir du roi (domum regis) de Portum Gaudii (Portejoie). Plus encore, il fit bâtir une barbacane (bretescha) et un pont tournant sur le pont de Portejoie. Il semble que les fortifications aient été bâties dans une ile face à Port-Pinché et que le pont ait été bâti tout en bois. Au-delà de l’urgence défensive du moment, dont témoigne toujours le proche Château-Gaillard, cela révèle l’importance stratégique de ces lieux pour le souverain : le franchissement de la Seine par la voie reliant Louviers et Le Vaudreuil au Vexin en passant par Connelles et sa vallée montant à Daubeuf. Nous notons, au passage, qu’il existe un Mont-Joyeux dans cette commune qui, sans que nous ne sachions s’il y a un lien, rappelle le nom de Portejoie. Idem, la Butte-Saint-Cyr évoque l’une des deux paroisses du Vaudreuil : Saint-Cyr, à côté de Notre-Dame, comme pour en marquer l’autorité. Enfin, Auguste Le Prévost nous apprend aussi que la charte de 1006 (annexe I) consista en une dotation de Richard, duc de Normandie, en faveur de l’abbaye de Fécamp. Il attribua des droits sur la paroisse de Portejoie, preuve supplémentaire de son autorité directe sur ces lieux proches du Vaudreuil. 

 

De la Butte-Saint-Cyr à Portejoie

La Butte-Saint-Cyr fut peu à peu dépeuplée et son église Sainte-Cécile disparut dans le premier tiers du XIVe siècle. Seul le hameau de Beau-soleil a constitué et témoigné d’une habitation humaine pérenne en ce lieu désormais dans les terres. L’église Sainte-Cécile nous renseigne d’ailleurs sûrement sur l’étonnante église Saint-Quentin de Poses. Cette dernière est excentrée du village actuel et se trouve sur une bosse, petite terrasse alluviale de Seine. Il y a donc des chances que Poses fût un village ou un ensemble de hameaux proches de Saint-Quentin. La population a dû se déplacer en fonction de l’assèchement de la plaine et ce afin de rester à proximité des activités fluviales tout en cultivant des terres. Il faut croire aussi que le lit de la Seine s’est encaissé, rendant moins submersibles les nouveaux hameaux qui s’égrenaient sur le rebord de la rive gauche, si ce n'est pas sur des iles. Peut-être ont-elles même été un peu surélevées par la main de l’homme ?  

Il est d’ailleurs permis de penser que le nouveau Portejoie ait été peu à peu créé en raison du déplacement du franchissement de la Seine. Autrefois à Port-Pinché, il semble que la voie vers Herqueville ait été préférée à celle de Connelles, peut-être à cause de l’évolution du lit de la Seine. C’est elle qu’on retrouve sur la carte de Cassini à la fin du XVIIIe siècle où est symbolisé par des tirets le trajet du bac. 

Comparaison photographiques entre un document publié sur le site de la mairie de Portejoie avant les récentes restaurations et une carte postale illustrée des années 1910 conservée aux Archives de l'Eure sous la cote 8 Fi 471-2 et accessible en ligne.
Comparaison photographiques entre un document publié sur le site de la mairie de Portejoie avant les récentes restaurations et une carte postale illustrée des années 1910 conservée aux Archives de l'Eure sous la cote 8 Fi 471-2 et accessible en ligne.

Comparaison photographiques entre un document publié sur le site de la mairie de Portejoie avant les récentes restaurations et une carte postale illustrée des années 1910 conservée aux Archives de l'Eure sous la cote 8 Fi 471-2 et accessible en ligne.

L’émergence de Sainte-Colombe et le nouveau Portejoie

Quoi qu’il en soit, l’église Sainte-Colombe de Portejoie apparait dans les archives à la fin du XVe siècle d’après la fiche Mérimée du Ministère de la culture. Léon Coutil, à la page 115 de son article archéologique du Bulletin de la Société d'études diverses de Louviers de 1893, cita même la date de 1482 pour attester l'existence de Sainte-Colombe. Cela appelle à s’interroger sur le laps de temps entre la désaffection de Sainte-Cécile, au premier tiers du XIVe siècle, et l’émergence de Sainte-Colombe près de 150 ans plus tard. Il est probable qu’une église rurale précédât l’actuelle Sainte-Colombe avant qu’il fût décidé de reprendre le matériau de Sainte-Cécile dans une construction plus ambitieuse au XVe siècle. Sainte-Colombe dût devenir le siège de la paroisse, toujours placée sous le patronage de l’abbaye de Fécamp, dans le même temps où Sainte-Cécile fut abandonnée. Dans le cadre d’importantes restaurations qui viennent d’avoir lieu, le maire de Porte-de-Seine, Jean-Philippe Brun, a noté que “Il y aurait eu un beffroi originel, autour duquel l'église actuelle aurait été édifiée au XVIe siècle. Ce beffroi aurait pu être situé à l'extrémité d'une église plus ancienne et détruite. On relève dans la charpente des techniques d'assemblage médiévales, notamment ce qu'on appelle mi-bois.” 

L'église Sainte-Colombe de Portejoie, en 1901, huile sur toile de Gustave Loiseau (1865-1935).

L'église Sainte-Colombe de Portejoie, en 1901, huile sur toile de Gustave Loiseau (1865-1935).

Photographies de la nef et du chœur, ainsi que du chevet de Sainte-Colombe (où l'on voit la statue de la sainte) par Jean-Philippe Brun, que nous remercions. Photographies de la nef et du chœur, ainsi que du chevet de Sainte-Colombe (où l'on voit la statue de la sainte) par Jean-Philippe Brun, que nous remercions.

Photographies de la nef et du chœur, ainsi que du chevet de Sainte-Colombe (où l'on voit la statue de la sainte) par Jean-Philippe Brun, que nous remercions.

On retrouve une description architecturale de Sainte-Colombe dans l’intéressant texte de Michel Kitzis publié dans le blog communal. Brièvement nous rappelons que l’église est bâtie selon un plan en croix latine. Elle possède un vaisseau et un chœur remaniés dans la seconde moitié du XVIe siècle où l’édifice a été revêtu des atours d’une dame gothique avec des fenêtres à remplages. Restaurée au XIXe siècle, l’église a le charme des temples ruraux de la région et se trouve mise en valeur grâce à la berge qui lui sert de piédestal au-dessus du coulant miroir de Seine. Les artistes ne s’y sont pas trompés qui ont reproduit Sainte-Colombe sur diverses toiles et le Ministère de la culture n’est pas en reste qui a classé l’église et son enclos paroissial parmi les sites remarquables le 28 mai 1926. De plus, les fonts baptismaux ont été classés Monuments historiques au titre d’objet le 10 juin 1907.

Détail des fonts baptismaux par une photographie de Jean-Philippe Brun et par un document disponible dans la base POP du Ministère de la culture. Détail des fonts baptismaux par une photographie de Jean-Philippe Brun et par un document disponible dans la base POP du Ministère de la culture.

Détail des fonts baptismaux par une photographie de Jean-Philippe Brun et par un document disponible dans la base POP du Ministère de la culture.

Notons enfin le gout pour le patrimoine du maire Jean-Philippe Brun et son équipe qui a permis la restauration de Sainte-Colombe et la proche mairie du XVIIe siècle ; restauration qui a valu à la commune de Porte-de-Seine le prix des “Rubans du Patrimoine” pour la région normande en 2021. 

Enfin une dernière église de la commune, disparue, nous éclaire encore sur le peuplement de cette partie de la boucle du Vaudreuil : Saint-Saturnin de Tournedos. 

Sélection de cartes postales des années 1910 illustrant la proximité de Portejoie avec l'élément aquatique qui, en retour, explique la localisation de la commune.
Sélection de cartes postales des années 1910 illustrant la proximité de Portejoie avec l'élément aquatique qui, en retour, explique la localisation de la commune. Sélection de cartes postales des années 1910 illustrant la proximité de Portejoie avec l'élément aquatique qui, en retour, explique la localisation de la commune.
Sélection de cartes postales des années 1910 illustrant la proximité de Portejoie avec l'élément aquatique qui, en retour, explique la localisation de la commune. Sélection de cartes postales des années 1910 illustrant la proximité de Portejoie avec l'élément aquatique qui, en retour, explique la localisation de la commune. Sélection de cartes postales des années 1910 illustrant la proximité de Portejoie avec l'élément aquatique qui, en retour, explique la localisation de la commune.

Sélection de cartes postales des années 1910 illustrant la proximité de Portejoie avec l'élément aquatique qui, en retour, explique la localisation de la commune.

​​​​​​​Saint-Saturnin de Tournedos : l’église sœur de Sainte-Cécile

Saint-Saturnin n’est plus, de nos jours, qu’une chapelle dans un bois à quelques pas d’un cimetière, lui-même isolé des habitations. On la voit nettement sur une carte postale des années 1910 où sa brique et son moellon témoignent d’une construction datant, vraisemblablement, des années 1850. Elle semble déjà relativement peu utilisée, la légende la décrivant “dans les bois” et la verdure alentour étant peu battue par le passage des hommes. 

Carte postale illustrée des années 1910 montrant la chapelle de Tournedos.

Carte postale illustrée des années 1910 montrant la chapelle de Tournedos.

Saint-Saturnin n’était déjà plus qu’un témoin palliant un peu la disparition et de la paroisse et de son église. Elle nous rappelle, en ce sens et plus modestement, la chapelle Saint-Pierre des Damps. Mais elle fut auparavant, et semble-t-il en ce même lieu, le siège de la paroisse comme en témoigne la carte de Cassini de la fin du XVIIIe siècle. La fiche Mérimée du ministère de la culture nous apprend que l’église fut vendue comme bien national à la Révolution et détruite peu après. Elle dût servir de carrière de pierre. Dans le tome II du Dictionnaire historique de toutes les communes de l’Eure, paru en 1879, Louis-Étienne Charpillon et Anatole Caresme nous apprennent, dans l’article portant sur Tournedos-sur-Seine, que : “Cette paroisse est désignée sous le nom de Novavilla dans une charte de 1126, confirmant une précédente de 1006, par laquelle Richard II avait donné l’église de Saint-Saturnin à l’abbaye de Fécamp.” La Novavilla, la ville neuve, semble désigner le village développé le long de la Seine. C’est l’étude de Portejoie qui nous éclaire à ce sujet car elle nous a fait prendre conscience que la plaine alluviale s’était alors suffisamment asséchée en ensablée, vers l’an mil, pour que la rive soit déportée plus à l’est, là où nous la connaissons depuis. L’église Saint-Saturnin, comme l’ancienne église Sainte-Cécile de Portejoie, témoigne de l’emplacement de l’ancien village, siège de la paroisse. La carte géologique réalisée par Cyrille Billard en 2006, ceci pour instruire son étude archéologique intitulée Sur la mare, démontre que Saint-Saturnin se situait sur le rebord d’une légère terrasse sablo-graveleuse de la plaine du Vaudreuil, à l’endroit où, formant un ilot, l’altitude dépasse les 10 m. Le site de l’église se situe même, certes au-delà et au fond d’un petit chenal, dans la continuité des cinq allées couvertes découvertes (je n’ai pas pu m’empêcher) près de la Butte-Saint-Cyr. Elle recouvrait peut-être elle aussi un site néolithique.    

La statue Saint-Saturnin de l'église Poses est un vestige de l'église de Tournedos. Illustration de la base POP du Ministère de la culture.

La statue Saint-Saturnin de l'église Poses est un vestige de l'église de Tournedos. Illustration de la base POP du Ministère de la culture.

La fiche Mérimée de l’église Saint-Saturnin nous apprend l’existence d’ultimes vestiges de Saint-Saturnin : la statue de ce saint située dans l’église Saint-Quentin de Poses. La conservation régionale suspecte aussi que la statue de Saint-Éloi et le groupe sculpté de Saint-Nicolas proviennent de l’église de Tournedos. Ces trois œuvres furent classées Monuments historiques au titre d’objets le 22 février 1979. Enfin, une croix hosannière portant le millésime de 1742 trouve sa place centrale dans le cimetière. Elle constitue un vestige, si ce n’est de l’église, de l’enclos paroissial. 

Série de cartes postales illustrées de Tournedos-sur-Seine. Datées des années 1910, elles se retrouvent passim sur le Net et sur le site des Archives de l'Eure. On y lit le basculement entre le temps des fermes, quand la France était largement paysanne, et les cafés devenant des hôtels, des terrasses pour les gens de la ville venus ici pêcher et respirer. Les plus riches d'entre eux devinrent des propriétaires de résidences secondaires qui modifièrent largement le bâti communal.
Série de cartes postales illustrées de Tournedos-sur-Seine. Datées des années 1910, elles se retrouvent passim sur le Net et sur le site des Archives de l'Eure. On y lit le basculement entre le temps des fermes, quand la France était largement paysanne, et les cafés devenant des hôtels, des terrasses pour les gens de la ville venus ici pêcher et respirer. Les plus riches d'entre eux devinrent des propriétaires de résidences secondaires qui modifièrent largement le bâti communal. Série de cartes postales illustrées de Tournedos-sur-Seine. Datées des années 1910, elles se retrouvent passim sur le Net et sur le site des Archives de l'Eure. On y lit le basculement entre le temps des fermes, quand la France était largement paysanne, et les cafés devenant des hôtels, des terrasses pour les gens de la ville venus ici pêcher et respirer. Les plus riches d'entre eux devinrent des propriétaires de résidences secondaires qui modifièrent largement le bâti communal.
Série de cartes postales illustrées de Tournedos-sur-Seine. Datées des années 1910, elles se retrouvent passim sur le Net et sur le site des Archives de l'Eure. On y lit le basculement entre le temps des fermes, quand la France était largement paysanne, et les cafés devenant des hôtels, des terrasses pour les gens de la ville venus ici pêcher et respirer. Les plus riches d'entre eux devinrent des propriétaires de résidences secondaires qui modifièrent largement le bâti communal. Série de cartes postales illustrées de Tournedos-sur-Seine. Datées des années 1910, elles se retrouvent passim sur le Net et sur le site des Archives de l'Eure. On y lit le basculement entre le temps des fermes, quand la France était largement paysanne, et les cafés devenant des hôtels, des terrasses pour les gens de la ville venus ici pêcher et respirer. Les plus riches d'entre eux devinrent des propriétaires de résidences secondaires qui modifièrent largement le bâti communal. Série de cartes postales illustrées de Tournedos-sur-Seine. Datées des années 1910, elles se retrouvent passim sur le Net et sur le site des Archives de l'Eure. On y lit le basculement entre le temps des fermes, quand la France était largement paysanne, et les cafés devenant des hôtels, des terrasses pour les gens de la ville venus ici pêcher et respirer. Les plus riches d'entre eux devinrent des propriétaires de résidences secondaires qui modifièrent largement le bâti communal.
Série de cartes postales illustrées de Tournedos-sur-Seine. Datées des années 1910, elles se retrouvent passim sur le Net et sur le site des Archives de l'Eure. On y lit le basculement entre le temps des fermes, quand la France était largement paysanne, et les cafés devenant des hôtels, des terrasses pour les gens de la ville venus ici pêcher et respirer. Les plus riches d'entre eux devinrent des propriétaires de résidences secondaires qui modifièrent largement le bâti communal. Série de cartes postales illustrées de Tournedos-sur-Seine. Datées des années 1910, elles se retrouvent passim sur le Net et sur le site des Archives de l'Eure. On y lit le basculement entre le temps des fermes, quand la France était largement paysanne, et les cafés devenant des hôtels, des terrasses pour les gens de la ville venus ici pêcher et respirer. Les plus riches d'entre eux devinrent des propriétaires de résidences secondaires qui modifièrent largement le bâti communal. Série de cartes postales illustrées de Tournedos-sur-Seine. Datées des années 1910, elles se retrouvent passim sur le Net et sur le site des Archives de l'Eure. On y lit le basculement entre le temps des fermes, quand la France était largement paysanne, et les cafés devenant des hôtels, des terrasses pour les gens de la ville venus ici pêcher et respirer. Les plus riches d'entre eux devinrent des propriétaires de résidences secondaires qui modifièrent largement le bâti communal.

Série de cartes postales illustrées de Tournedos-sur-Seine. Datées des années 1910, elles se retrouvent passim sur le Net et sur le site des Archives de l'Eure. On y lit le basculement entre le temps des fermes, quand la France était largement paysanne, et les cafés devenant des hôtels, des terrasses pour les gens de la ville venus ici pêcher et respirer. Les plus riches d'entre eux devinrent des propriétaires de résidences secondaires qui modifièrent largement le bâti communal.

Huile sur panneau de bois d'Hippolyte Camille Delpy (1842-1910). Cette œuvre est datée de 1899 et intitulée "Soleil couchant, Pampoux-sur-Seine", Pampou étant un des hameaux de Porte-de-Seine.

Huile sur panneau de bois d'Hippolyte Camille Delpy (1842-1910). Cette œuvre est datée de 1899 et intitulée "Soleil couchant, Pampoux-sur-Seine", Pampou étant un des hameaux de Porte-de-Seine.

Parmi les gens de la ville prenant du bon temps à Tournedos on compte le célèbre Félix Vallotton qui peignit, en 1922, "La Seine bordée de saules, Tournedos".

Parmi les gens de la ville prenant du bon temps à Tournedos on compte le célèbre Félix Vallotton qui peignit, en 1922, "La Seine bordée de saules, Tournedos".

Conclusion

Porte-de-Seine est une porte d’entrée dans la compréhension du peuplement de la boucle du Vaudreuil ainsi que des déplacements de populations en fonction de l’ensablement de la vallée et du déplacement du cours de l’Eure et de la Seine. Grâce à de riches comptes-rendus archéologiques, nous pouvons retracer le peuplement dès le Néolithique et nous apercevoir d’une continuité de peuplement à la Butte-Saint-Cyr sur ce qui semble être le confluent de l’Eure et de la Seine et donc tourné vers les activités fluviales. Peut-être même que la Butte-Saint-Cyr fût une sorte d’avant-port du Vaudreuil. La christianisation marqua un grand retour dans la pratique de l’inhumation et les sites néolithiques furent réinvestis. L’analyse des cimetières a montré l’émergence d’un fief central autour de l’enclos paroissial Sainte-Cécile où émergea peu à peu une église. L’assèchement de la vallée conduisit les habitants à déménager près des nouvelles berges là où nous les connaissons de nos jours et c’est ainsi qu’au début du millénaire apparurent les sites de Portejoie, Tournedos et leurs hameaux. Quelques siècles plus tard, les anciennes églises de Portejoie et Tournedos furent abandonnées alors que celle de Poses fut entretenue, bien qu’à l’écart du nouveau village. Porte-de-Seine porte le sens de lecture de cette curieuse et belle plaine du Vaudreuil. 




 

Annexe I : dons de Richard II sur les églises de la boucle du Vaudreuil à l’abbaye de Fécamp

Acte faisant partie de la Collection du musée du Palais Bénédictine, à Fécamp, sous la cote Inv. 3 R005 (Engel 1 bis). Il est reproduit sur le site de l’université de Caen, Scripta, grâce au travail de Pierre Bauduin : “... in vallæ Rologiville, æcclesiam Sanctæ Mariæ, æcclesiam Sancti Stephani, æcclesiam Sanctæ Ceciliæ, æcclesiam Sancti Saturnini, æcclesiam Sancti Quintini cum capellis subjectis eis et quicquid terræ arabilis et prati ad eas pertinet…” On retrouve Sainte-Marie donc Notre-Dame du Vaudreuil, Saint-Stéphane donc Saint-Étienne du Vauvray, Sainte-Cécile de Portejoie, Saint-Saturnin de Tournedos et Saint-Quentin de Poses. 

L’extrait ci-dessus est accompagné de la traduction et contextualisation suivante : “30 mai 1006 : Richard II, pour compléter l’œuvre entreprise par son père Richard Ier, ayant confié à l’abbé Guillaume [de Volpiano] le monastère de Fécamp, concède audit monastère : dans le comté de Caux, à Fécamp, le tiers des colons et de la terre, la part de forêt comprise entre la voie publique et la mer et la moitié de l’impôt ; à Grainville tout ce qu’il possède ; à Arques le tiers de la pêcherie et deux salines ; l’église d’Ecretteville ; à Harfleur un manse ; à Rouen un manse avec une chapelle ; l’église de Pissy ; l’église de Barentin et cinq églises au Vaudreuil ; Aizier et Hennequeville. Il concède la liberté d’ordination et d’élection selon la coutume de Cluny, et pleine indépendance de toute autorité, sauf intervention éventuelle de réformateurs.”

Armand Launay

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13 avril 2021 2 13 /04 /avril /2021 15:07
Vue sur Tourville-la-rivière depuis la plaine alluviale dans les années 1950, semble-t-il.

Vue sur Tourville-la-rivière depuis la plaine alluviale dans les années 1950, semble-t-il.

 

Tourville-la-rivière est une étonnante commune du méandre de Seine d’Elbeuf. Elle est surprenante par le contraste offert entre, d’un côté, l’ancien village au pied du coteau et, de l’autre côté, la zone commerciale qui s’étend à perte de vue dans la plaine alluviale. 

Ce toponyme provient du temps où des scandinaves se voyaient attribuer des domaines, sûrement en remerciement de leur service pour les ducs de Normandie. Il doit s'agir du nom d’un homme, Thor, comme le dieu-tonnerre ; un homme qui devint propriétaire d’une villa, c’est-à-dire un domaine rural, et aussi sûrement de l’ile Sainte-Catherine qui fut appelée Thorholmr (“l’ile de Thor”) et qui servit de camp aux Normands. Il faut sûrement imaginer autour de ce propriétaire des serviteurs et quelques dizaines de familles de paysans-pêcheurs. 

 

Carte IGN actuel de Tourville-la-rivière (capture d'écran du site Géoportail).

Carte IGN actuel de Tourville-la-rivière (capture d'écran du site Géoportail).

 

Le domaine de Thor dût être proche de l’église Saint-Martin de nos jours. Saint-Martin est d’ailleurs un nom ancien parmi les saints vénérés. Il se rattache au haut Moyen Âge et le nom de Torvilla a remplacé un nom roman plus ancien. Pourquoi s’installer en ce lieu ? Il faut concevoir le fond de la vallée comme un espace moins asséché que de nos jours et régulièrement exposé aux crues du fleuve. On peut assez raisonnablement penser qu’un bras de Seine arrivait non loin du pied du coteau, à Tourville. Quant au coteau, il devait fournir de l’eau nécessaire à l’établissement humain et ce grâce à ce vallon qui remonte vers le bois Bocquet. Tourville est aussi situé au pied du col menant vers les Bocquets, hameau de Sotteville-sous-le-val. Les pentes sont donc ici plus douces qu’ailleurs le long du coteau. Défrichées, elles durent servir à maintes activités comme l’élevage, la culture, les vergers, la vigne peut-être. Saint-Martin se trouve donc au-dessus d’une sorte de carrefour entre le chemin qui devait longer la vallée, même en période de crue, le passage vers le col des Bocquets et le chemin menant au vallon vers le bois Bocquet.  

 

Dessins de vestiges retrouvés par l'abbé Cochet au col de Tourville.

Dessins de vestiges retrouvés par l'abbé Cochet au col de Tourville.

 

Le cimetière gallo-romain du “col de Tourville”

En 1863, l’abbé Cochet fit paraitre dans La Revue de la Normandie un article intitulé “Notice sur les sépultures romaines du IVe et du Ve siècle trouvées à Tourville-la-rivière”. Il fit état de découvertes commencées en 1842 à l’occasion du percement du tunnel de chemin de fer du côté du versant de Sotteville-sous-le-val. Ces découvertes sottevillaises, profitables aux brocanteurs, ont été faites au-dessus de l’entrée du tunnel ferroviaire, dans une sablière, et un peu aussi de l’autre côté du vallon au champ dénommé Callouet, alors appelé la Callouette. L’abbé Cochet entreprit des fouilles en 1862. Il y trouva des “cercueils de pierre, des monnaies antiques, des objets en fer et en bronze, mais surtout un grand nombre de vases en terre et en verre. Tous ces objets entouraient ou escortaient des squelettes humains.” Nous avons reproduit une page de dessins représentant ces vases pour illustrer cet article. Ce qui est précisément intéressant dans ces découvertes, comme le note l’abbé Cochet, est la date tardive de ces objets, à la toute fin de l’Antiquité. En règle générale les vestiges retrouvés dans la région datent des IIe, IIIe et IVe siècles, ceux d’une période prospère, notamment démographiquement. L’abbé Cochet révèle l’intérêt de ces découvertes : “Ce sont des intermédiaires entre les incinérations du Haut-Empire et les inhumations franques”, courantes dans la région. Bien que des croix de saint André figurassent sur des cercueils de plomb, l’auteur ne croit pas avoir affaire à de premières inhumations chrétiennes, ceci à cause de dispositifs destinés à accueillir des offrandes bien païennes. L’auteur voit aussi quelques analogies entre des ceinturons et vases sottevillais et des vestiges francs de Martot. Sans entrer dans le détail, ce qui nous intéresse ici est la forte probabilité que des villas, des fermes-hameaux, existassent non loin de ce cimetière, utilisé durant cinq siècles, sûrement là où se trouve de nos jours La Nos Robin, ancien hameau devenu quartier pavillonnaire de la rue Édith-Piaf. C’est en ce sens que ces découvertes peuvent être raccrochées à l’histoire de Tourville aussi bien qu’à Sotteville. Peut-on imaginer un paysage proche de celui de nos jours, c’est-à-dire plutôt déboisé et exploité ? Peut-on imaginer des terres dévolues à l’élevage, des bois-taillis, des vergers, des vignes et des villas éparses ? 

 

Le site Internet de l'INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives) présente articles et vidéos sur le site de la Fosse-Marmitaine (capture d'écran du site Internet).

Le site Internet de l'INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives) présente articles et vidéos sur le site de la Fosse-Marmitaine (capture d'écran du site Internet).

 

Un site archéologique d’intérêt international

Le site de l’INRAP résume en sept articles les fouilles réalisées à Tourville. La plus notable est celle de 2014 où furent mise au jour trois os fossiles du bras gauche d’un pré-néandertalien appelé “l'Homme de Tourville-la-Rivière”. L’âge de ces fossiles est estimé entre 236 000 à 183 000 avant Jésus-Christ. Il s’agit d’une découverte majeure pour l’Europe du nord-ouest qui reste pauvre en découvertes pré-néandertaliennes. 

Cette découverte est due à la nature des sols de Tourville. Dans la vallée de Seine, des alluvions se sont déposées, entre 350 000 et 130 000 ans avant notre ère, et ont protégé ‒ en les recouvrant ‒ de nombreux restes d’animaux eux aussi charriés par le fleuve. Puis, le lit de la Seine s’est approfondi et déplacé. C’est l’exploitation de carrières de sable et gravier qui a récemment permis d’exhumer de nombreux objets parmi 30 mètres de profondeur de sol fouillés. Cela a commencé en 2005 mais c’est surtout en 2010 qu’une fouille approfondie et sur un hectare fut entreprise à La Fosse Marmitaine, près de Gruchet, à l’ouest de la commune et au nord du clocher de Freneuse. 

Les vestiges sont nombreux car ils correspondent à une ère interglaciaire où un climat tempéré était propice à la propagation des espèces. Les archéologues ont donc porté à notre connaissance la présence du cerf, de l’auroch, de deux espèces d'équidés, du sanglier et du rhinocéros. Côté carnivore, le rapport grand public de la fouille, mentionne “le loup, le renard, l'ours et la panthère.” 

L’activité humaine, surtout la chasse, est traçable par la découverte de 500 silex taillés, relativement peu nombreux car les hommes étant nomades, mais démontrant une haute technicité rattachable à l’industrie lithique dite de Levallois.  

Tourville a aussi bénéficié de fouilles au Clos bâtard, aujourd’hui en eau, où des trous de poteaux démontrent l’existence d’une maison commune. 

 

 

Vues sur l'église Saint-Martin en aout 2020 (photographies d'Armand Launay). Vues sur l'église Saint-Martin en aout 2020 (photographies d'Armand Launay).
Vues sur l'église Saint-Martin en aout 2020 (photographies d'Armand Launay). Vues sur l'église Saint-Martin en aout 2020 (photographies d'Armand Launay).
Vues sur l'église Saint-Martin en aout 2020 (photographies d'Armand Launay). Vues sur l'église Saint-Martin en aout 2020 (photographies d'Armand Launay). Vues sur l'église Saint-Martin en aout 2020 (photographies d'Armand Launay).

Vues sur l'église Saint-Martin en aout 2020 (photographies d'Armand Launay).

 

Un centre autour de l’église Saint-Martin

Le centre-village a subi des pertes immobilières, depuis ces dernières décennies, comme le montre une comparaison avec les cartes postales des années 1910. Le village a quelque peu perdu de sa ruralité et de sa densité de population malgré les efforts des municipalités successives pour maintenir des services publics et des résidences. Des zones pavillonnaires ont été érigées en périphérie qui ont participé du dépeuplement du centre. 

Le principal lieu patrimonial est constitué par “le château”, la maison de style directoire, au chevet de l’église. D’après Benoît Thieuslin, dont nous parlons ci-dessous, elle se situe à l’endroit de la ferme de Guillaume de Tourville, seigneur du lieu. Il ne serait pas étonnant qu’on tienne ici le fief, à proprement parler, de Tourville, où un seigneur s’établit et dota la chapelle puis l’église paroissiale. L’église, un temps dirigée par les moines de Jumièges, est placée sous le patronage de saint Martin, ce qui indique que le culte est très ancien. La base Mérimée du Ministère de la culture avance qu’un édifice roman exista dont il ne reste que des pierres de soubassement. La tour-clocher située à la croisée du transept remonte, elle, au XVIe siècle. Elle est à la fois imposante, avec ses contreforts rappelant un peu l’église de Freneuse, et engoncée étant donné qu’il manque un étage qui lui aurait permis de dégager la flèche polygonale du clocher vers le ciel. Le reste de l’édifice a fait l’objet d’importantes reconstructions : le chœur, en 1832 ; la nef, en 1839 ; les chapelles, en 1879. L’église n’est pas protégée par le service des Monuments historiques. Toutefois neuf objets liturgiques sont classés, plutôt de la période renaissante ; huit autres signalés dans la base POP du Ministère de la culture.  

 

 

Cartes postales des années 1910 offrant des illustrations sur Saint-Martin de Tourville-la-rivière.
Cartes postales des années 1910 offrant des illustrations sur Saint-Martin de Tourville-la-rivière. Cartes postales des années 1910 offrant des illustrations sur Saint-Martin de Tourville-la-rivière.

Cartes postales des années 1910 offrant des illustrations sur Saint-Martin de Tourville-la-rivière.

 

Des fiefs nobiliaires dans la plaine

Tourville a la chance de bénéficier d’un ouvrage d’histoire réalisé en 2009 par Benoît Thieuslin : Tourville terre d'histoire. L’auteur se place dans les pas de René et Thérèse Houdin qui se sont précédemment intéressés à ce même sujet en publiant, notamment, Tourville, notre village, en 1983. Outre sa volonté pédagogique, Benoît Thieuslin a le mérite de retracer les différents fiefs nobiliaires de la paroisse de Tourville, c’est-à-dire les domaines possédés par des familles nobles qui y résidaient ou, tout du moins, en percevaient des bénéfices et un titre. Citons ainsi le manoir de Gruchet, près de Cléon, entièrement rasé depuis la dernière guerre. Le manoir de Bédanne, largement remanié au XIXe siècle, ne conserve du XVIe siècle que son colombier et une chapelle attenante au bâtiment principal. Le manoir du Port-d’Oissel, non loin d’Ikea de nos jours, tirait son nom d’un passage établi en 1198 entre Oissel et Tourville. Une charge de portier exista à partir de 1128. Il ne reste de cet ancien domaine qu’un colombier du XVIe siècle. Citons enfin la ferme du Hamel, vers Le Port-Saint-Ouen, avec des bâtiments plus récents. 

 

Cartes postales des années 1910 offrant des vues sur les hameaux de Tourville, anciens fiefs nobiliaires.
Cartes postales des années 1910 offrant des vues sur les hameaux de Tourville, anciens fiefs nobiliaires. Cartes postales des années 1910 offrant des vues sur les hameaux de Tourville, anciens fiefs nobiliaires.

Cartes postales des années 1910 offrant des vues sur les hameaux de Tourville, anciens fiefs nobiliaires.

Comparaison entre une vue aérienne des années 1950 et la vue aérienne de 2018 (captures d'écrans du site Géoportail). Comparaison entre une vue aérienne des années 1950 et la vue aérienne de 2018 (captures d'écrans du site Géoportail).

Comparaison entre une vue aérienne des années 1950 et la vue aérienne de 2018 (captures d'écrans du site Géoportail).

 

Centre commercial ou périphérie ? 

Tourville était principalement une paroisse agricole. Elle était aussi une étape fluviale et routière. Cette fonction d’étape a commencé à diminuer avec l’arrivée de la voie de chemin de fer entre Paris et Rouen, en 1842, où une halte fut ouverte à Tourville. Des Tourvillais devinrent des ouvriers des usines d’Oissel et de Pont-de-l’Arche. Le percement de l’autoroute de Normandie en 1970 a renforcé les besoins en sables et graviers déjà importants en raison des vastes constructions immobilières. Les sols de Tourville se sont largement transformés en carrières et sablières. L’abandon de ces carrières, une fois épuisées, a donné lieu à la création d’étangs. L’un d’entre eux est devenu la base de loisirs de Bédanne. 

L’autoroute a facilité le franchissement de la Seine, devenu imperceptible aux automobilistes. En 1971, la zone d’activités économiques du Clos aux antes ouvrit juste après l’ouverture de l’autoroute. Elle est depuis destinée aux grandes surfaces commerciales nécessairement accessibles par la route. C’est en 1990 que s’ouvre le Centre commercial dit de Tourville-la-rivière. Il s’agit d’une vaste galerie couverte au milieu de laquelle se trouve un hypermarché appelé Carrefour. Avec celui de Barentin, Tourville accueille le plus grand centre commercial de la périphérie de l’agglomération rouennaise. Cette révolution du paysage tourvillais témoigne des nouvelles modalités de l’économie. La concentration capitaliste a franchi un nouveau seuil : la consommation s’est massifiée que ce soit par le désir des clients ou la nécessité du profit ; la grande surface a supplanté le commerce de détail ; le transport routier est devenu prépondérant, aux dépens de la marche ou du ferroviaire ; l’économie repose désormais beaucoup sur les importations et non sur la production locale. Il en ressort une impression étonnante : les cœurs de villes et villages sont relativement désertés. La sociabilité est bousculée. Le nom même de Tourville-la-rivière semble être celui du centre commercial, dans bien des esprits, et non celui du petit centre village blotti autour de Saint-Martin et des hameaux disséminés entre les étangs, les carrières et les entrepôts. Où se trouve le centre ? Où se trouve la périphérie ?  

 

Vues des années 1910 ou 1950 sur le centre-village de Tourville. Vues des années 1910 ou 1950 sur le centre-village de Tourville.
Vues des années 1910 ou 1950 sur le centre-village de Tourville. Vues des années 1910 ou 1950 sur le centre-village de Tourville. Vues des années 1910 ou 1950 sur le centre-village de Tourville.

Vues des années 1910 ou 1950 sur le centre-village de Tourville.

Entre-t-on dans le village ou un centre commercial dénommé Tourville-la-rivière ? Cliché de @nika de Norm@ndie, aimable bloggeuse de Tourville-la-rivière que nous remercions pour la photographie ci-dessus, datant de 2013.

Entre-t-on dans le village ou un centre commercial dénommé Tourville-la-rivière ? Cliché de @nika de Norm@ndie, aimable bloggeuse de Tourville-la-rivière que nous remercions pour la photographie ci-dessus, datant de 2013.

Armand Launay

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27 février 2021 6 27 /02 /février /2021 10:13

 

La boucle fossile

Herqueville est une commune peuplée de 133 habitants (2018) située dans une boucle fossile de la Seine. En effet, on mesure vers Daubeuf-près-Vatteville, que la dénivellation est forte et un arc de cercle se dessine sur les cartes topographiques, surtout celle retravaillée par le CRIHAN. Longtemps avant, les courbes de Seine étaient moins profondes dans le plateau et se trouvaient à d’autres emplacements. La boucle d’Herqueville se trouve aujourd’hui à quelques dizaines de mètres au-dessus du fleuve, à mi-pente entre la vallée de Seine et le plateau du Vexin. Cette pente douce contraste avec les abruptes falaises d’une part de Connelles aux Deux-amants et d’autre part vers Les Andelys.

 

Extrait de la carte du relief de la France, accessible sur le site Géoportail, et annoté par le CRIHAN. On mesure que Herqueville est situé dans une partie d'un méandre fossile de la Seine.

Extrait de la carte du relief de la France, accessible sur le site Géoportail, et annoté par le CRIHAN. On mesure que Herqueville est situé dans une partie d'un méandre fossile de la Seine.

Le domaine d’Hareke

Cette introduction à la manière de Paul Vidal de Lablache, historien devenu quelque peu père de la géographie physique à force d’expliquer les faits historiques en relation avec les lieux, n’est pas anodine pour Herqueville. En effet, le village s’est développé entre la rive droite de Seine, face à Portejoie, et la terrasse aux alentours de 40 mètres d’altitude, là où a dû couler un ru qui a un peu creusé le sol. Au Moyen Âge déjà, ce décor semble en place. MM. Charpillon et Caresme, dans le Dictionnaire historique de toutes les communes de l’Eure, rapportent que le premier seigneur connu d’Herqueville est Enguerrand de Marigny, né à Lyons-la-Forêt vers 1260 et conseiller du roi Philippe IV le Bel. Le nom d’Herqueville sert déjà à désigner cette paroisse, nom qui semble issu d’un seigneur scandinave. Herqueville proviendrait de l’expression romane “Harekevilla” qui signifie “domaine de Hareke”. Ce nom est d’origine anglo-scandinave. C’est-à-dire qu’il provient de Scandinaves tout d’abord installés en Angleterre et ayant ensuite migré en Normandie. Leur langue subit une déformation que l’on retrouve assez fréquemment dans la région. Le fait que l’on ne retrouve cette forme de nom qu’en Normandie, surtout dans La Manche (Herquetot et Herquemoulin), semble confirmer l’origine scandinave

Extrait de carte d'état major des années 1840 accessible sur le site Géoportail. On mesure que la commune d'Herqueville était plus liée à l'eau et qu'un chemin de halage était encore utilisé.

Extrait de carte d'état major des années 1840 accessible sur le site Géoportail. On mesure que la commune d'Herqueville était plus liée à l'eau et qu'un chemin de halage était encore utilisé.

Extrait du plan cadastral d'Herqueville, accessible sur le site des Archives départementales de l'Eure, qui montre le cœur de cette petite paroisse au début du XIXe siècle.

Extrait du plan cadastral d'Herqueville, accessible sur le site des Archives départementales de l'Eure, qui montre le cœur de cette petite paroisse au début du XIXe siècle.

 

Un fief entre vallée et plateau

Le pouillé, c’est-à-dire inventaire réalisé par Eudes Rigaud au milieu du XIIIe siècle, révèle que vingt-huit feux animaient la paroisse. À raison peut-être de cinq personnes par foyer, cela représente près de 150 âmes. Le seigneur était alors Renaud (sic) de Muids qui avait le droit de nommer le curé de la paroisse. Ce fief resta la propriété des seigneurs de Muids jusqu’au début du XIVe siècle. Les seigneurs de Saint-Martin leur succédèrent aux XIVe et XVe siècles. Puis, la domination anglaise profita à Jean Bohier qui se maintint malgré le départ des Britanniques. En 1482, Nicolas Bohier déclara posséder deux manoirs et deux colombiers, “un sault de moulin et deux pescheries”, deux acres d’iles et deux acres de vignes. La famille Bohier, dont le nom était devenu Bréhier, était encore présente au XVIIe siècle. En 1662, Jean de Tiremois, conseiller au parlement de Rouen, était seigneur d’Herqueville. Enfin, en 1785, ce n’est rien moins que le chancelier Maupeou, personnage d’État et grand réformateur des institutions de justice, qui était seigneur d’Herqueville avec Muids et, surtout, Le Thuit où il céda l’âme.

 

Saint-Germain d’Herqueville

Le décor actuel était là depuis longtemps avec un village le long d’un chemin de halage entre Connelles et Andé. Le moulin d’Andé était dans la paroisse et l’on peut présager qu’il existait ici un service de franchissement de la Seine vers Portejoie, une halte pour les haleurs, des passeurs et, qui sait, un petit port avec dépôt de bois issus des coteaux. Des fermes se trouvaient sur le plateau près de l’église Saint-Germain qui constitue assurément un point central de la paroisse. Il semble que le château du seigneur herquevillais se trouvât près de l’église. L’édifice actuel date essentiellement de deux campagnes de construction du XVe et du XVIIe siècles. Cependant, les contreforts de la nef et son ancien vocable, Saint-Germain, montrent qu’elle est l’héritière d’une précédente église. Si elle n’est pas protégée par la conservation régionale des Monuments historiques, quelques-unes de ses œuvres le sont au titre d’objets : 

- la poutre de gloire sur bois, du XIVe siècle, représentant donc le Christ en croix, a été classée le 20 mai 1931 ; 

- le tabernacle et deux petits tableaux du maitre-autel représentant des anges adorateurs (XVIIe siècle), ont été classés le 10 juin 1907 ; 

- le retable du maitre-autel, datant de la première moitié du XVIIe siècle, a été classé le 20 mai 1931.

 

Le tabernacle et ses deux petits tableaux classés Monuments historiques au titre d'objets en 1907. Photographie issue de la Plateforme ouverte du patrimoine (POP) proposée par le Ministère de la culture.

Le tabernacle et ses deux petits tableaux classés Monuments historiques au titre d'objets en 1907. Photographie issue de la Plateforme ouverte du patrimoine (POP) proposée par le Ministère de la culture.

Renauville ? 

Louis Renault (1877-1944), patron et fondateur du groupe Renault, constructeur de voitures, devint un imposant propriétaire à Herqueville et en modifia le paysage. Le blason de la commune a même été pourvu du losange qui constitue le logotype de cette marque. Autant les nobles d’Ancien Régime tiraient leurs revenus de leurs fiefs, autant Louis Renault acquit son domaine d’Herqueville grâce à ses revenus industriels et ses capitaux. Comme les premiers capitalistes normands du XIXe siècle, il choisit d’investir dans la terre, dans la pierre, peut-être nostalgique de l’aristocratie des temps passés. Ainsi, à partir de 1906, il acquit 1 700 hectares dans les communes d’Andé, Connelles, Daubeuf, Herqueville, Muids et Portejoie… Le domaine d’Herqueville, le premier acquis, était tourné vers la Seine, devenue depuis quelques décennies un lieu de villégiature prisé des parisiens et qui permettait des promenades sur l’eau dont était très amateur Louis Renault. 

Carte postales des années 1910, disponible sur le site des Archives départementales de l'Eure, et montrant une des entrées du domaine de Louis Renault, domaine alors en début de constitution.

Carte postales des années 1910, disponible sur le site des Archives départementales de l'Eure, et montrant une des entrées du domaine de Louis Renault, domaine alors en début de constitution.

Louis Renault construisit son domaine en acquérant d’anciennes fermes et en construisant de nouveaux bâtiments. Le chemin de halage, dont les abords furent privatisés, tomba en désuétude et depuis lors l’on prend la côte, bien connue des cyclistes, qui contourne le domaine Renault. La mairie fut privatisée pour agrandir le domaine et Louis Renault fit construire un nouveau bâtiment que l’on voit toujours, excentré et un peu au milieu de nulle part. Elle serait une belle illustration de l’intérêt privé qui relègue la maison commune loin dans les champs comme si la notion d’intérêt général n’était pas cardinale, c’est-à-dire au cœur du développement de chaque groupe humain. Cette mairie fut réalisée dans un style architectural commun à la majeure partie des constructions de Louis Renault, comme pour en revendiquer l’origine ou marquer une tutelle. Elle est donc réalisée dans un style semi-traditionnel qui reprend des matériaux locaux mais selon des volumes, des toitures, des ouvertures et des décorations qui se veulent modernes et, par cette rupture voulue, disharmonieuses. Même l’église a été largement dotée par le seigneur Louis à côté de laquelle demeure sa tombe depuis 1944. Cette étonnante et imposante présence de l’industriel Renault a été étudiée par Yvette Petit-Decroix, avec la rigueur qu’on lui connait, dans un ouvrage paru en 2016 et intitulé Louis Renault et son domaine agricole en Normandie (photographies d’Éric Catherine). De plus, un article intitulé “Les fermes du domaine Renault d’Herqueville dans l’Eure” a été rédigé par Yvette Petit-Decroix et Bernard Bodinier. Il est disponible en ligne parmi les publications d’”In situ : revue des patrimoines”.

Le château Renault, sur le rebord du plateau d'Herqueville, au-dessus de la Seine. Elle est la partie la plus visible du vaste domaine Renault qui englobait la majeure partie des communes avoisinantes (photographie extraite de Wikipédia).

Le château Renault, sur le rebord du plateau d'Herqueville, au-dessus de la Seine. Elle est la partie la plus visible du vaste domaine Renault qui englobait la majeure partie des communes avoisinantes (photographie extraite de Wikipédia).

 

Mais où est le village ? 

De cette histoire résulte une étrange impression : où est le village ? Circuler dans Herqueville constitue une belle balade parmi ses quartiers épars : on contourne le domaine Renault ; la mairie est bien seule dans son triangle de bifurcation ; le stade est au milieu des champs ; une cité pavillonnaire appelée La Plante a été construite par Jean-Louis Renault, héritier de Louis, dans les années soixante et va être agrandie prochainement ; une zone industrielle appelée La Houssette, près d’Andé, est occupée par une entreprise du groupe Pierre Henry fabriquant des armoires métalliques et du mobilier en tôle. Il parait, mais nous n’avons pas trouvé de source, que cette usine serait elle aussi une création de Louis Renault, en son temps... 

 

Vue sur Herqueville lors d'une belle journée de mars 2021 et par le regard de Frédéric Ménissier (avec nos remerciements).

Vue sur Herqueville lors d'une belle journée de mars 2021 et par le regard de Frédéric Ménissier (avec nos remerciements).

Armand Launay

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10 janvier 2021 7 10 /01 /janvier /2021 08:59
Carte postale des années 1910 (Archives départementales de l'Eure).

Carte postale des années 1910 (Archives départementales de l'Eure).

 

Jolie commune de 1500 habitants, Alizay est un village-rue qui peuple le pied d’un coteau abrupt de la vallée de la Seine. Ses maisons de modeste dimension témoignent de sa récente vocation essentiellement rurale. Faites de moellon calcaire extraits du coteau, elles sont aussi souvent bâties avec des pans de bois et sont entourées de petites cours, les potagers de nos anciens. 

Les curieux gagneront à parcourir les chemins piétons situés entre les dernières maisons et le coteau. On y lit toujours les charmes de la campagne, ses vergers, ses prés, ses lisières des bois et les perspectives sur le clocher Saint-Germain et la vallée, notamment la côte des Deux-amants. Ici, au pied d’un vallon assez abrupt, se trouve l’Alizay ancien. On peut imaginer qu’en ce lieu l’eau, descendant du plateau de Boos par le vallon du Solitaire, abondait et rendait possible l’implantation permanente des hommes. Ce n’est pas pour rien que la station de pompage actuelle est située non loin de cet espace. L’abbé Cochet a découvert vers 1870 des vestiges allant de la période gauloise (La Tène ancienne) aux temps gallo-romains près de Rouville, au champ de la Gritte, dans le prolongement du Manoir. Parmi les objets retrouvés figurent des céramiques, ce qui n’est guère étonnant. En effet, un des hameaux alizéens situé un peu plus au nord de la Gritte, et dénommé la Briquèterie, atteste l’exploitation d’un bon filon d’argile. 

 

Les fouilles archéologiques menées par l'INRAP à Alizay et Igoville constituent la référence la plus vaste d'étude de l'occupation du fond de vallée de la Seine par l'homme et sur une période allant de la dernière glaciation (- 10 000 ans) au Moyen-Âge (photographies aimablement prêtées par l'INRAP en 2011).
Les fouilles archéologiques menées par l'INRAP à Alizay et Igoville constituent la référence la plus vaste d'étude de l'occupation du fond de vallée de la Seine par l'homme et sur une période allant de la dernière glaciation (- 10 000 ans) au Moyen-Âge (photographies aimablement prêtées par l'INRAP en 2011).

Les fouilles archéologiques menées par l'INRAP à Alizay et Igoville constituent la référence la plus vaste d'étude de l'occupation du fond de vallée de la Seine par l'homme et sur une période allant de la dernière glaciation (- 10 000 ans) au Moyen-Âge (photographies aimablement prêtées par l'INRAP en 2011).

 

Un village fluvial ? 

On peut se figurer qu’ici, près de Saint-Germain et de la Gritte, étaient les rives de la Seine par l’un de ses bras, au moins, et jusqu’au haut Moyen Âge. En effet, un bras existe toujours le long du coteau nord à Freneuse. L’observation des courbes de niveau, sur la carte topographique, montre qu’un bras partait du Manoir et courait vers Alizay avant, assurément, de poursuivre son cours le long d’Igoville, Sotteville et Freneuse. Alizay a sûrement vécu de la pêche et du transport fluvial. C’est ce qu’attestent, au moins pour le Moyen Âge, la culture du chanvre au bord de la Seine et le petit port de la Maison rouge en face des Damps. 

Plus récemment, en 2011, un immense chantier de fouilles a vu le jour le long de la Seine à Alizay et Igoville. L’INRAP, avant l’ouverture de vastes carrières de sable, a pu retracer l’utilisation humaine de l’ancienne vallée de Seine depuis la dernière glaciation (il y a 12 000 ans) au Moyen Âge. Dans des chenaux depuis asséchés, l’homme a utilisé les ressources du fleuve et chassé le petit gibier. Des habitats réguliers, dès que les eaux le permettaient, montrent l’intérêt domestique de ce fond de  vallée. De très nombreuses découvertes, inédites dans l’ouest de la France et sur une aussi longue période, font d’Alizay une référence pour dater et identifier d’autres découvertes archéologiques. Une autre campagne de fouilles, réalisée en 2017, eut lieu à Alizay. Très riche, nous la résumons dans notre article dévolu à Igoville.

On mesure que la sédentarisation des hommes s’est faite au pied des monts mais n’a pas rompu, loin de là, le lien des habitants au fleuve dont les eaux, rappelons-le, étaient potables. 

 

La mairie d'Alizay, ici en cours d'agrandissement, occupe un ancien manoir situé au fief de la Motte. En effet, une motte féodale se trouve toujours un peu à l'est de cette belle demeure, à droite de ce cliché. C'est là le cœur du fief originel d'Alizay, fief qui fut concurrencé et dépassé par celui de Rouville au Moyen-Âge et surtout durant l'Ancien-Régime (photographie d'Armand Launay, 2011).

La mairie d'Alizay, ici en cours d'agrandissement, occupe un ancien manoir situé au fief de la Motte. En effet, une motte féodale se trouve toujours un peu à l'est de cette belle demeure, à droite de ce cliché. C'est là le cœur du fief originel d'Alizay, fief qui fut concurrencé et dépassé par celui de Rouville au Moyen-Âge et surtout durant l'Ancien-Régime (photographie d'Armand Launay, 2011).

 

Un ou deux fiefs seigneuriaux ?

Il existe une continuité d’habitat, semble-t-il, avec la découverte de deux cercueils en plâtre contenant des scramasaxes et vases de l’époque franque (Riquier, 1862). C’est à relier aux mêmes découvertes faites à Igoville au Camp blanc et aux Beaux sites. Au Moyen Âge, Alizay n’apparait tout d’abord pas comme fief mais comme partie du domaine appelé “val de Pîtres”. Ce domaine fut la propriété des rois francs. C’est en ce lieu que Charles II, dit le chauve, fit réunir plusieurs assemblées des grands de son royaume, notamment en 862 pour construire le château fortifié de Pont-de-l’Arche face aux Vikings et pour légiférer en matière de monnaie. Ces assemblées, appelées plaids, eurent lieu dans le palais du roi mais l’on ne sait où cette demeure se trouvait exactement.  

Alizay faisait partie de ce domaine qui dût ensuite être la propriété de Rollon et des ducs de Normandie. D’aucuns pensent que le château de Rouville trouve-là son étymologie : Rollonis villa, le domaine de Rollon. L’ancien palais du roi serait ainsi localisé, au moins en théorie. Le domaine qui nous intéresse fut ensuite la propriété d’importantes familles normandes, issues de la colonisation scandinave. Au XIe siècle, c’est Roger Ier de Tosny, un des plus grands seigneurs de la Normandie, qui en était le maitre. Celui-ci, nous apprend Auguste Le Prévost, en constitua le douaire de sa fille, Adeliza (née vers 1030 et décédée en 1069). Le douaire étant un héritage de la femme en cas de décès de son époux : c’est donc une femme qui était seigneure du lieu. De là à imaginer qu’Alizay est une déformation d’Adeliza, c’est une hypothèse jusqu’alors non formulée. Elle n’est pas délirante étant donné que la première apparition du nom d’Alizay, dans les archives, est de 1180, ce qui est tardif. Adeliza apporta son domaine à son mari, Guillaume Fils Osbern. Le Val de Pîtres revint en partie aux Tosny en 1119 et resta en leur possession jusqu'à la victoire de Philippe Auguste reprenant en main la Normandie en 1204. Mais déjà Alizay était possédée par un seigneur Français. En effet, en 1200, Albéric III, comte de Dammartin, en France, est le premier seigneur connu de ce fief. Peu avant 1200, Renaud, fils d’Albéric et comte de Boulogne, réunit la chapelle de Rouville, qu’il avait fondée, à la cure de Saint-Germain. Plus tard, en 1216, Mathilde, fille de Renaud, se maria à Philippe Hurepel, fils de Philippe Auguste lui-même. Le roi voulait gagner la fidélité des comtes de Boulogne face aux prétentions des Flandres.  

Ce fief d’Alizay semble être celui de la Motte, c’est-à-dire le cœur d’Alizay, près de l’église Saint-Germain. La Motte désigne de nos jours le monticule de terre au nord-est de la mairie alizéenne. Le siège de la mairie est d’ailleurs une belle résidence, agrandie récemment, elle-même héritière d’un château médiéval. L’église Saint-Germain semble témoigner de l’importance de ce fief en ce temps. Quelques vestiges datent du XIIe siècle dans le mur sud du chœur. Même son beau clocher carré semble inspiré des volumes des clochers romans, alors que celui-ci date du XVIe siècle et bénéficie, depuis le 17 avril 1926, d’un classement aux Monuments historiques. Par ailleurs, 5 œuvres sont classées aux Monuments historiques au titre d’objets dans l’église. C’est Mathilde qui, en 1258, donna la cure de cette église à l’archevêque de Rouen. 

 

Façade sud, clocher et transept, côté sud-est, de l'église Saint-Germain d'Alizay. Photographie d'Emmanuel-Louis MAS (1891-1979) datant de 1939 et accessible sur la base POP du Ministère de la culture (notice APMH0195926).

Façade sud, clocher et transept, côté sud-est, de l'église Saint-Germain d'Alizay. Photographie d'Emmanuel-Louis MAS (1891-1979) datant de 1939 et accessible sur la base POP du Ministère de la culture (notice APMH0195926).

 

Alizay ou Rouville ?

Le centre de gravité d’Alizay a basculé vers Rouville. En 1351, le seigneur de Rouville réclama la cure de Saint-Germain. Il semble que cette partie de la commune lui ait échappée et qu’il ait établi ses quartiers dans le château de Rouville. Un jugement arbitral, datant de 1358, donna raison à l’archevêque mais deux chapelles furent confiées au seigneur de Rouville : Saint-Antoine et Saint-Pierre. Ce château fut ensuite la propriété des Gougeul puis des Hallé qui furent les principaux propriétaires d’Alizay et de grandes familles nobles de Normandie. L’ancien château seigneurial est tombé en ruine. Il en reste des bâtiments agricoles et un colombier. Ce n’est qu’en 1882 que le château actuel fut bâti par l’architecte rouennais Loisel. Mais cet édifice subit un incendie en 1949. Outre ses dimensions, il maintient en ce lieu une atmosphère d’Ancien Régime. Il est pourtant devenu une propriété du département de l’Eure en 2012 lors du sauvetage de la papèterie alors appelée Mreal et devenue depuis Double A. C’est au titre des dommages de guerre, qu’en 1951 une industrie allemande fut installée en ce lieu, le château de Rouville étant à vendre. La Sica, son premier nom,  a été rachetée plusieurs fois depuis. C’est l’un des principaux employeurs de la région. Elle a fédéré nombres d’ouvriers communistes qui ont porté à la mairie d’Alizay des maires collectivistes. 

 

L'implantation en 1951 de la SICA, usine produisant de la pâte à papier, a ancré Alizay dans la période industrielle. Maints ouvriers ont composé la population alizéenne qui ont porté au conseil municipal des élus communistes qui ont l'envie et les moyens et développer les services publics. Ici ont peut apprécier deux photographies de Jean Pottier datant de mars 1971. On y voit le parc à bois et une vue générale sur l'ancêtre de ce qu'on appelle de nos jours Double A (base POP du Ministère de la culture).L'implantation en 1951 de la SICA, usine produisant de la pâte à papier, a ancré Alizay dans la période industrielle. Maints ouvriers ont composé la population alizéenne qui ont porté au conseil municipal des élus communistes qui ont l'envie et les moyens et développer les services publics. Ici ont peut apprécier deux photographies de Jean Pottier datant de mars 1971. On y voit le parc à bois et une vue générale sur l'ancêtre de ce qu'on appelle de nos jours Double A (base POP du Ministère de la culture).

L'implantation en 1951 de la SICA, usine produisant de la pâte à papier, a ancré Alizay dans la période industrielle. Maints ouvriers ont composé la population alizéenne qui ont porté au conseil municipal des élus communistes qui ont l'envie et les moyens et développer les services publics. Ici ont peut apprécier deux photographies de Jean Pottier datant de mars 1971. On y voit le parc à bois et une vue générale sur l'ancêtre de ce qu'on appelle de nos jours Double A (base POP du Ministère de la culture).

 

Alizay, petit village normand, est devenu un centre bourg aux nombreux services publics. Il est doté depuis 1840 d’une station de train et risque de subir le passage d’une autoroute contournant Rouen par l’est. 

 

Armand Launay

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9 octobre 2020 5 09 /10 /octobre /2020 10:14
Carte postale issue des fonds des Archives départementales de l'Eure.

Carte postale issue des fonds des Archives départementales de l'Eure.

 

Village-rue du bord de Seine, Criquebeuf semble désigner tout d’abord le centre-village, sa mairie et son église Notre-Dame, que nous avons étudiée dans un précédent article. C’est ici que la sociabilité paroissiale et communale se sont constituées grâce aux écoles et aux commerces qui perdurent. 

Mais Criquebeuf désigne, à l’origine, un chapelet de hameaux et son centre-bourg. Le premier des hameaux, à l’est, est La plaine de Bonport, anciennement Saint-Martin-de-Maresdans, puis Gaubourg, Criquebeuf et Quatre-âge. Ces hameaux, groupes de fermes familiales, ont été réunis au fil des décennies par l’urbanisme galopant et grignotant les maraichages. Il convient de parcourir ces hameaux à pied afin de les sentir pleinement. Ils présentent une harmonie commune : celles de petites maisons en moellon calcaire de pays, toutes reliées à la Seine grâce des venelles parallèles. Les surprises sont au rendez-vous : la maison Riquier, ancien siège de la vicomté de l’eau présente une magnifique galerie à pans de bois à son second étage. Ce bâtiment du XVIe siècle a été classé Monument historique en 1932. Ces activités fluviales se lisaient encore dans les cartes postales du début du XXe siècle où l’on voit un gué et un bac nécessaires à la traversée du fleuve et à l‘exploitation des iles. Face à l’église, retrouvez quelques pierres, sculptées de lettres gothiques ou d’un feuillage, issues de l’ancienne abbaye de Bonport tout comme les stalles du chœur de Notre-Dame.

C’est sûrement un des grands attraits de cette charmante commune que de conserver ses airs ruraux, voire naturels, au milieu des villes et des routes très fréquentées.  

 

Cartes postales issues des fonds des Archives départementales de l'Eure.
Cartes postales issues des fonds des Archives départementales de l'Eure. Cartes postales issues des fonds des Archives départementales de l'Eure.
Cartes postales issues des fonds des Archives départementales de l'Eure.

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9 octobre 2020 5 09 /10 /octobre /2020 09:53
Balade à Poses, sur la passerelle du barrage en avril 2013 (clichés d'Armand Launay).
Balade à Poses, sur la passerelle du barrage en avril 2013 (clichés d'Armand Launay).

Balade à Poses, sur la passerelle du barrage en avril 2013 (clichés d'Armand Launay).

 

Si l’intérêt touristique et promenadier de Poses n’est plus à faire, le long de la Seine, des ruelles et du barrage, il est bon d’y voyager dans le temps afin de voir combien évoluent vite les modes de vie et donc, quelque part, les paysages.

Déjà son église Saint-Quentin des XVe et XVIe siècles, au chœur et au transept gothiques, est intrigante si loin des maisons. Elle témoigne d’un temps où Poses n’était pas que ce village-rue peuplé de mariniers aux maisonnettes blotties et réparties au gré des venelles. Poses a aussi été un ensemble de hameaux situés hors des eaux des crues, notamment dans la plaine vers Léry, parmi lesquels se trouvait, naguère, un moulin depuis recouvert par les eaux des étangs ayant remplacé les carrières de sable. La vigne a même été entretenue et exploitée dans cette plaine comme en témoignent les lieux-dits comme “le clos des vignes” vers Tournedos.  

Qui sait qu’ici sont distinguées la haute Seine, celle de Paris et des berges aussi basses que végétales, de la basse Seine soumise aux marées ? La basse Seine fut transformée en chenal entre le milieu du XIXe siècle et les années 1930, ceci afin de rendre plus aisée la navigation. Ainsi Poses est le point cardinal où la Seine perd le plus de son altitude. C’est ce qui explique la présence des écluses d’Amfreville-sous-les-Monts afin d’aider les péniches à passer la cataracte.

Avant l’inauguration, en 1887, du barrage et des écluses, Poses était déjà une pause dans la pénible navigation des mariniers. Déjà en ce lieu la Seine perdait une altitude suffisamment importante pour baisser le tirant d’eau et rendre périlleuse la remontée, comme la descente, des bateaux. Des heures de guidage et montage des bateaux étaient nécessaires selon le poids des embarcations. Cela nécessitait des équipes de professionnels sur place et des aubergistes pour loger les transporteurs et leurs clients les commerçants, eux qui surveillaient le déplacement de leurs marchandises vers Paris ou vers la mer. Il parait que les bateaux étaient posés sur des iles, appelées les “poses”, en attendant la marée haute et donc les manœuvres des hommes. Ce serait là l’origine du nom de Poses au pluriel assez singulier.  

Ces activités batelières se lisent encore nettement sur les cartes postales des années 1910, notamment disponibles sur le site des Archives de l’Eure. Elles animent aujourd’hui encore le musée flottant de la batellerie : un prétexte supplémentaire pour aller se balader à Poses et savourer un patrimoine bâti serti dans un agréable écrin naturel. 

 

Cartes postales de Poses des fonds des Archives départementales de l'Eure.
Cartes postales de Poses des fonds des Archives départementales de l'Eure.
Cartes postales de Poses des fonds des Archives départementales de l'Eure.
Cartes postales de Poses des fonds des Archives départementales de l'Eure.
Cartes postales de Poses des fonds des Archives départementales de l'Eure.

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9 octobre 2020 5 09 /10 /octobre /2020 07:24
L'église Notre-Dame de Pîtres est le joyau patrimonial de la commune avec un mur-chevet et des parties du mur sud de la nef datant du Xe siècle, un clocher-carré roman (remanié au XIIIe siècle) et une baie romane en plein cintre sur le mur nord de la nef (cliché d'Armand Launay, aout 2019)..

L'église Notre-Dame de Pîtres est le joyau patrimonial de la commune avec un mur-chevet et des parties du mur sud de la nef datant du Xe siècle, un clocher-carré roman (remanié au XIIIe siècle) et une baie romane en plein cintre sur le mur nord de la nef (cliché d'Armand Launay, aout 2019)..

 

Sur une petite élévation de la plaine alluviale de Seine, entre 10 et 15 mètres d’altitude, se trouve le village de Pîtres, protégé des crues. Pîtres se trouvait ainsi sur l’ancienne rive droite de l’Andelle, à proximité de son confluent avec la Seine. Un petit port andelien a ainsi animé le bourg durant des siècles, à commencer par le transit du “bois d’Andelle”, c’est-à-dire les futs flottant sur l’eau.  

Les voies terrestres dessinent un carrefour central. Ici se croisent, d’une part, la voie reliant Poses, lieu de franchissement de la Seine, et le plateau de Quèvreville vers Rouen, notamment par la Vallée-Galantine et, d’autre part, la voie reliant la vallée de l’Andelle à Pont-de-l’Arche. Pîtres était la jonction entre le pays d’Andelle, le pays de Seine et le Vexin normand au-dessus de la côte des Deux-amants. 

Il n’est pas étonnant que ce carrefour ait fourni aux archéologues un important matériel préhistorique, gaulois, gallo-romain, médiéval et même scandinave, ce qui est rare en Normandie malgré la colonisation viking. Comme Romilly-sur-Andelle, Pîtres est un toponyme roman. Il semble signifier les “moulins”. S’il existe aujourd’hui une rue des moulins, vers l’ile Sainte-Hélène, on peut s’étonner que le terme de “moulins” ait suffit à caractériser, déjà au VIIIe siècle, ce lieu. Les moulins à eau étaient-ils si rares entre leur création du IVe siècle et leur multiplication au Xe siècle ? 

De ces temps gallo-romains, sont restés des vestiges de thermes, derrière l’église, et de deux théâtres. L’un était situé au carrefour de la Bourgerue et de la rue de la Bise. L’autre était près de la Pierre-Saint-Martin, plus au sud, au-delà du terrain de football. Léon Coutil affirma en 1901 que les pierres de ces édifices gallo-romains avaient été réemployées dans les murs et maisons du centre-village. 

Une villa royale dût s’établir dans ces lointains vestiges de Rome car Pîtres était un fief royal. Charles le Chauve y fit assembler plusieurs fois les grands de son royaume dans différents plaids (assemblées), notamment pour y légiférer sur la monnaie et décider de la construction des fortifications de Pont-de-l’Arche (862-879) contre les incursions scandinaves. En 905 un édit montre un fonctionnement normal de la villa royale, quelques années avant la création de la Normandie. Au XIIe siècle, lointain souvenir de cette présence royale, Marie de France dans son poème des Deux-amants traita d’un “roi des Pistriens”. Elle qui travaillait pour les rois normanno-anglais en fit nécessairement un roi français arbitraire et nuisible à sa propre fille. C’est lui qui força, dans la légende, l’amant de sa fille à la porter dans ses bras jusqu’en haut de la côte des Deux-amants. Celui-ci en mourut de fatigue et la fille du roi en périt de chagrin, selon cette histoire inspirée de la légende de Pyrame et Thisbé, d’Ovide.

La paroisse de Pîtres allait jusqu’à Igoville et l’on a traité de “val de Pîtres” pour désigner la région, un titre dont s’est emparée l’association d’histoire de la commune qui publie depuis des années d’intéressants articles. Aujourd’hui encore, plusieurs hameaux constituent la commune : La Vallée-Galantine du nom d’une famille noble, le Nouveau-Pîtres, Le Port-de-Poses, le Taillis et la rue du Bosc, anciens hameaux devenus quartiers... Cela témoigne d’un habitat épars dont les vestiges archéologiques se font l’écho. 

Enfin, ce qui exprime le mieux l’ancrage dans le passé de Pîtres est l’église Notre-Dame et ses parties romanes. Ce temple, où les assemblées de Charles le Chauve sont censées s’être tenues, possède toujours un mur du XIe siècle (le chevet) et des maçonneries de la même époque dans le mur sud de la nef. Sa tour-clocher carrée, malgré des remaniements du XIIIe siècle, est toujours ornée d’éléments romans : un décor de bandes lombardes le long de la corniche, ses baies jumelées surmontées d’un oculus. Mil ans plus tard, il fait partie des derniers clochers carrés romans de la région et donne à la paroisse sa figure tutélaire sur fond de côte des Deux-amants. Ce charmant bourg est à visiter, sans oublier d’y prendre un café au Marigny...

 

A lire aussi, sur ce blog, l'historique de Pîtres par MM. Charpillon et Caresme.

Cartes postales issues des collections des Archives départementales de l'Eure. Une capture d'écran de la carte d'état-major accessible sur le site Géoportail.
Cartes postales issues des collections des Archives départementales de l'Eure. Une capture d'écran de la carte d'état-major accessible sur le site Géoportail.
Cartes postales issues des collections des Archives départementales de l'Eure. Une capture d'écran de la carte d'état-major accessible sur le site Géoportail.
Cartes postales issues des collections des Archives départementales de l'Eure. Une capture d'écran de la carte d'état-major accessible sur le site Géoportail.
Cartes postales issues des collections des Archives départementales de l'Eure. Une capture d'écran de la carte d'état-major accessible sur le site Géoportail.

Cartes postales issues des collections des Archives départementales de l'Eure. Une capture d'écran de la carte d'état-major accessible sur le site Géoportail.

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

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29 septembre 2020 2 29 /09 /septembre /2020 13:13

 

Avec nos remerciements à Jean Baboux

 

Le vitrail du halage est un joyau du patrimoine de Pont-de-l’Arche. Daté de 1605, il témoigne d’une des activités cardinales du Pont-de-l’Arche d’avant 1813 qui vivait, pour partie, du montage des bateaux.

Le vitrail du montage, une œuvre de Martin Vérel datée de 1605 et située dans l'église Notre-Dame-des-arts (photo A. Launay, 2013)

Le vitrail du montage, une œuvre de Martin Vérel datée de 1605 et située dans l'église Notre-Dame-des-arts (photo A. Launay, 2013)

Le vitrail du halage : fenêtre sur une activité révolue

Le vitrail d’un point de vue patrimonial

Le vitrail du halage est situé au registre inférieur de la deuxième fenêtre sud de l’église Notre-Dame-des-arts. Classé Monument historique en 1862, comme l’ensemble des vitraux en place à cette date, il fut fabriqué en 1605 par Martin Vérel, un peintre verrier de Rouen. C’est ce que nous apprend un procès retrouvé parmi les archives du bailliage de Vernon (sic) et relaté (page 42) par Bernadette Suau dans « A Pont-de-l'Arche, la vitre des bateaux ». Ce vitrail bénéficia d’une restauration en 1883 par l’atelier Duhamel-Marette.

Description de la scène

Ce vitrail représente une scène de montage, c’est-à-dire le halage sous le pont. Au premier plan, plusieurs dizaines de haleurs – hommes, femmes et enfants – en tenue du dimanche tirent des cordages avec l’aide de quelques chevaux. Au bout des cordages, un premier bateau, suivi d’un second encore sous le pont, remonte le courant de la Seine. En bas à droite se trouve le fort de Limaie (démantelé peu après 1782) qui était situé sur la rive droite de la Seine. Au bout du pont, la ville de Pont-de-l’Arche est représentée par deux tours. Sur le pont, en dessous de la croix, se trouve le maitre de pont, personnage qui guidait les monteurs afin d’éviter que le bateau ne percute une pile du pont. Le montage nécessitait une force parfaitement maitrisée. En bas, sur le chemin de halage, se trouvent deux commerçants, propriétaires des bateaux, reconnaissables à leurs capes de voyageurs.

Détails du vitrail du montage (photos A. Launay, 2013)
Détails du vitrail du montage (photos A. Launay, 2013)
Détails du vitrail du montage (photos A. Launay, 2013)
Détails du vitrail du montage (photos A. Launay, 2013)
Détails du vitrail du montage (photos A. Launay, 2013)
Détails du vitrail du montage (photos A. Launay, 2013)
Détails du vitrail du montage (photos A. Launay, 2013)

Détails du vitrail du montage (photos A. Launay, 2013)

Une scène profane dans une église ?

Le halage, revenu de la paroisse

Des scènes profanes ornent les vitraux des églises. Parmi elles, la scène du montage de bateaux est particulièrement intéressante car elle illustre une activité professionnelle révolue. Pourquoi représenter le travail des monteurs ? Les registres de la fabrique paroissiale peuvent nous fournir une réponse. Ceux-ci nous apprennent qu’en 1511 « On a commencé à faire payer les bateaux qui montent les festes. » C’est-à-dire que la paroisse percevait de l’argent sur le montage des bateaux lors des jours fêtés. Nul doute que cette somme a largement participé à la construction de l’église Saint-Vigor dont le gros œuvre fut érigé entre 1499 et 1566.

 

Un revenu revendiqué car détourné…

Ce droit perçu par la paroisse sur les bateaux a été usurpé par la garnison royale du fort de Limaie. C’est ce qu’indique une remontrance de 1620 résumée ainsi dans les registres de fabrique : « On a aussy prié M. le colonel Dornano, lieutenant en la province de Normandie, de donner des ordres à ses soldats qui montoient les bateaux et en prenoient le droit qui avoit esté donné par les habitants à l'église. Ledit sieur Dornano ordonna que les soldats de la ville et du château auroient pour tout droit à chaque bateau quarante sols et le surplus seroit donné à l'église à quelque prix qu'il pût aller. » L’on apprend donc que des soldats s’accaparaient la partie de la taxe donnée par les habitants de Pont-de-l’Arche à la paroisse en 1511 (la nouvelle et vaste église était en construction depuis 1499). Depuis quand l'usurpaient-ils ? Les registres de fabrique ne le précisent pas. Mais cette usurpation devait avoir lieu depuis quelques années puisqu’un temps a dû s’écouler avant que la paroisse ne se retourne vers le représentant du roi en Normandie. On peut aussi l’imaginer car la réponse de ce dernier, en répartissant les taxes entre les militaires et la paroisse, a entériné l’habitude des militaires à percevoir une taxe sur les bateaux montés. Dans une note (page 59) de Diaire ou journal du voyage du chancelier Séguier en Normandie Amable Floquet rapporte que « Au mois de mai 1616, ceux qui gardaient le château du Pont-de-l’Arche se permettaient des exactions sur les marchandises dont étaient chargés les navires qui passaient par là. Plus tard, l’abbé de « Bois-Robert, ayant découvert au cardinal que Saint-Georges, gouverneur du Pont-de-l’Arche, prenoit tant sur chaque bateau qui remontoit, et qu’on appeloit ces bateaux des cardinaux, Saint-Georges fut chassé. » Une mention des registres de fabrique datée de 1629 apporte cette précision : « Le Parlement se fait montrer les titres du droit de cinq sous par courbe de chaque bateau. » Nous avons donc les sommes données par les habitants de Pont-de-l’Arche à la paroisse. Amable Floquet rapporte aussi que les Etats de Normandie, réunis à Rouen le 26 novembre 1643, remontrèrent au roi que « La garnison du Pont-de-l’Arche est un impost sur le vin » et qu’il faudrait faire « défenses aux soldats de rien prendre ausdicts basteaux » et en faire « respondre le capitaine du chasteau » qui était toujours Jean de Lonlay, seigneur de Saint-Georges. Le même Amable Floquet clôt la note ainsi : « Le 11 mars 1649 (pendant les troubles de la Fronde), le Parlement supprima, comme illégal, le droit de cinq sous par courbe de chevaux hallants bateaux entre Elbeuf et le Pont-de-l’Arche. » Quoi qu'il en soit, il nous est impossible de savoir si cette décision a définitivement clos ces exactions, tant à l'encontre de la paroisse que des marchands. Selon la tradition orale, le sobriquet des Archépontains – les Carnages – viendrait de cette situation où Pont-de-l’Arche était un pays où les "quarts (de vin) nagent" ; les marchands devant lâcher une partie de leur marchandise dans l’eau, à destination des soldats.

 

Un vitrail comme légitime revendication ?

Cette situation nous fait penser que la commande du vitrail du montage doit avoir eu pour motivation de rappeler à tous les droits donnés par les Archépontains à la paroisse en matière de montage des bateaux sous le pont. Ce vitrail nous rappelle aujourd’hui le poids des activités fluviales dans la vitalité archépontaine. Mais en quoi consistaient les professions touchant au montage ?

Vue d'élévation & plan du château de Limaie. Avant 1782. Un feuillet de papier (210 x 125 mm), lavis, aquarelle & encre. La garnison de ce fort posa bien des soucis aux marchands et à la paroisse Saint-Vigor de Pont-de-l'Arche.

Vue d'élévation & plan du château de Limaie. Avant 1782. Un feuillet de papier (210 x 125 mm), lavis, aquarelle & encre. La garnison de ce fort posa bien des soucis aux marchands et à la paroisse Saint-Vigor de Pont-de-l'Arche.

Maitre de pont et haleurs

Pourquoi monter les bateaux à Pont-de-l’Arche ?

Si Poses et Martot ont été des étapes fluviales, c’est à cause de la perte d’altitude naturelle du lit de la Seine. Pour Pont-de-l’Arche, située entre ces deux stations, ce sont les réalisations humaines qui ont contrarié la navigation fluviale. En cause, les ponts bâtis en ce lieu depuis le pont de Charles le Chauve, construit entre 862 et 873 pour barrer le fleuve aux Vikings. Ces ponts créaient une légère chute d’eau, variant selon les marées, et perturbant les courants si bien que des pilotes locaux étaient nécessaires pour aider les bateaux à passer le pont sans dommage. Lors de la description du vitrail du montage (plus haut), nous avons vu le maitre de pont donner des instructions aux monteurs depuis le tablier du pont pour éviter que le bateau ne cogne une pile.

 

Profession : maitre de pont

C’est en février 1415 le que le roi Charles VI institua l’office de maitre du pont de Pont-de-l'Arche par une ordonnance qui ne varia pas jusqu’à la Révolution française. On retrouve donc cette ordonnance dans les recueils juridiques des marchands et prévôts de Paris, qui nommaient le maitre de pont de Pont-de-l’Arche. Ce document visait à encadrer une activité qui semble avoir été très convoitée, ce qui devait perturber la navigation. En déterminant la rémunération revenant au maitre de pont (5 sous tournois par courbe), puis à ses assistants et ses « valets », cette ordonnance nous apprend que le halage avait aussi lieu, pour un moindre tirant d’eau, du côté de la ville (payé 32 deniers contre 40 deniers du côté de Limaie). Cet office sera supprimé à la Révolution et remplacé par la charge de chef de pont nommé par le sous-secrétariat des travaux-publics, dépendant du ministère de l'Intérieur.

Le maitre de pont donnant des instructions aux monteurs grâce à son chapeau. Détail du vitrail (photo A. Launay, 2013)

Le maitre de pont donnant des instructions aux monteurs grâce à son chapeau. Détail du vitrail (photo A. Launay, 2013)

Les monteurs

Combien fallait-il payer de haleurs ? L’ordonnance royale se débarrasse de la question en ces termes : « Et au cas que les eaux seront si fortes qu’il y faudra plus de gens que ledit Maistre ne doit bailler, iceluy Maistre les querra, & les Voicturiers payeront le pardessus. » Selon Joseph Dutens (page 388), la chute d’eau de 50 cm occasionnée par le pont nécessitait un halage assuré jusqu’à « soixante chevaux, et le secours de deux à trois cents hommes… ». La dépense pouvait aller jusqu’à 200 francs vers le début du XIXe siècle. Cela laisse imaginer que quelques dizaines de personnes servaient régulièrement au halage et que quelques centaines d’autres venaient ponctuellement. A défaut d’apporter une grande richesse au pays, cela devait occuper une part non négligeable d’une population estimée à 1639 habitants en 1793.

Dans son mémoire de maitrise, Bénédicte Delaune note (page 60) que les capitations de 1788 répartissent comme suit les professions à Pont-de-l’Arche : artisanat 102 personnes (dont cuir 28 et textile 37), commerce 48, notables 23, pont et eau 22 (dont commis du maitre de pont 2 et aides de pont 8), nature 25, domestique 10 et autres 13. Les métiers de l’eau formaient le quatrième secteur professionnel de la ville. Bénédicte Delaune avance (page 76) le chiffre de 10 % des électeurs qui vivaient, en 1788, des activités fluviales. Ceci ne représente, pour le montage, que les cadres d’une profession qui recourait largement aux journaliers.

Les haleurs

Combien fallait-il payer de haleurs ? L’ordonnance royale se débarrasse de la question en ces termes : « Et au cas que les eaux seront si fortes qu’il y faudra plus de gens que ledit Maistre ne doit bailler, iceluy Maistre les querra, & les Voicturiers payeront le pardessus. » Selon Joseph Dutens (page 388), la chute d’eau de 50 cm occasionnée par le pont nécessitait un halage assuré jusqu’à « soixante chevaux, et le secours de deux à trois cents hommes… ». La dépense pouvait aller jusqu’à 200 francs vers le début du XIXe siècle. Cela laisse imaginer que quelques dizaines de personnes servaient régulièrement au halage et que quelques centaines d’autres venaient ponctuellement. A défaut d’apporter une grande richesse au pays, cela devait occuper une part non négligeable d’une population estimée à 1639 habitants en 1793.

Dans son mémoire de maitrise, Bénédicte Delaune note (page 60) que les capitations de 1788 répartissent comme suit les professions à Pont-de-l’Arche : artisanat 102 personnes (dont cuir 28 et textile 37), commerce 48, notables 23, pont et eau 22 (dont commis du maitre de pont 2 et aides de pont 8), nature 25, domestique 10 et autres 13. Les métiers de l’eau formaient le quatrième secteur professionnel de la ville. Bénédicte Delaune avance (page 76) le chiffre de 10 % des électeurs qui vivaient, en 1788, des activités fluviales. Ceci ne représente, pour le montage, que les cadres d’une profession qui recourait largement aux journaliers.

 

Comment halez-vous ?

A Pont-de-l’Arche

Nous utilisons le témoignage de l’ingénieur-hydrographe Pierre-Alexandre Forfait qui était mandaté, en 1796, par le ministre de la marine, Jean Dalbarade, pour étudier les pistes d’amélioration de la navigation entre la mer et Paris. Fort de son voyage sur un lougre appelé Le saumon, il rapporta que les principaux obstacles à la navigation étaient les 9 ponts situés entre Rouen et Paris car ils interrompaient lourdement le chemin de halage. Ainsi, il décrivit précisément le montage à Pont-de-l’Arche à titre d’illustration du fonctionnement de l’ensemble des ponts. C’est cet ingénieur qui proposa la construction d’un canal et d’une écluse en lieu en place des fossés du fort de Limaie. Il écrivit sur son arrivée au pied des ruines du fort de Limaie : « On a porté trois amarres de 2PO ½ à une pointe de terre saillante à l’amont du pont et sur laquelle est établi un pilotage destiné à servir de conducteur à ces traits. Deux rouleaux verticaux terminent une grande encochure, l’arche et le poste où le navire est amarré se trouvent à peu près dans la même direction… [page 20] Cette amarre se fait avec de fortes bosses disposées et entretenues par la marine ou les navigateurs. Elles sont frappées sur le chapeau par de forts poteaux de garde bordés, qui déffendent la maçonnerie et les batteaux contre les abordages qui se feroient réciproquement. [page 21]

Cet amarrage est réalisé « par un batelier du pays qui en a le privilège sous la dénomination de "Pêcheux" ». Il est 11 heures du matin et le pont ne sera franchi qu’à la fin de la journée car le maitre de pont souhaite attendre le flot de la marée, à 6 heures du soir, pour aider le lougre de Pierre-Alexandre Forfait à passer. Ce dernier, ainsi que son pilote, ont trouvé ce secours de la marée bien inutile. Pour pouvoir passer sous la grande arche (celle de Limaie), les matelots amènent les mâts et le gréement. Trois amarres sont fixées au bateau et passées sous l’arche grâce à un canot. Sur la rive gauche (la ville), deux amarres sont attachées à quatre chevaux chacune. Sur la rive droite (Limaie), une amarre est attachée à huit chevaux. Le montage commence par le travail des chevaux de la rive gauche qui, malgré les remous du fleuve, viennent placer le lougre le long de la première pile du pont. Le bâtiment est « emponté ». Le maitre de pont donne alors l’ordre aux 16 chevaux de tirer. Pierre-Alexandre Forfait nota que, sous l’effort, deux chevaux tombèrent… Le lougre monta cependant sans difficulté et fut amarré 25 toises en amont du pont. Vers 7 heures, le montage était fini et il fallut aux matelots 45 minutes pour remonter les mâts et regréer.

Pierre-Alexandre Forfait était révolté comme on le lit dans les propos rapportés par Jean Legoy : « Au Pont de l’arche tout est préjugé ; on doutait que nous passions avec 16 chevaux sans le secours d’un grand nombre d’hommes ainsi que c’est l’usage. Le maitre de pont a trois brigades d’ouvriers sous ses ordres, des compagnons, des farigouliers. Les hommes restant attachés à quelques amarres, leurs fonctions sont nulles pour des navires (comme « Le saumon »). On ne fait rien au passage de ces ponts qu’avec des chevaux. Ce sont des chevaux qui halent le trait sous le pont, ce sont des chevaux qui remontent le bateau, les hommes ne font rien. Cependant, les hommes, femmes et enfants ont la prétention d’être employés à tous les passages de navires. » Après Vernon, l’ingénieur poursuit : « Nous reconnaissons de plus en plus que les manœuvres des ponts sont dirigées par l’habitude et le préjugé. Ils ne font rien qu’avec des chevaux, dont le mouvement ne pouvant être simultané, occasionne nécessairement des secousses qui causent des accidents de toute espèce. »

Evidemment nous sommes en pleine période de remise en cause des corporations et des monopoles, mais ce propos traduit peut-être la situation difficile des contemporains de Pierre-Alexandre Forfait. A Pont-de-l’Arche, il reproche la présence trop nombreuse de monteurs qui ne serviraient à rien à côté de la puissance aveugle des chevaux. On pourra objecter qu’en période de crise les monteurs ne devaient avoir la pleine possession de leurs moyens et que les mettre au chômage eût été bien pire encore.

 

1813, le halage obsolète

Comme nous l’avons étudié dans l’article « L’écluse de Limaie entre Pont-de-l’Arche et Igoville (1813-1858) », le montage est devenu insupportable aux autorités pour sa lenteur, son cout et le doute qu’il laissait planer sur l’approvisionnement de Paris. Qui plus est Pierre-Alexandre Forfait devint ministre de la marine et, semble-t-il, eut l’oreille de Napoléon Bonaparte quant au projet de créer une écluse à Pont-de-l’Arche. L’empereur alloua les crédits nécessaires au percement d’un canal et à la construction d’une écluse ouverte à la navigation en 1813. Désormais, un éclusier et deux aides rendaient inutiles les dizaines, voire centaines, de monteurs grâce au contournement du pont. Lorsque ce pont s’écroula en 1856, il fut remplacé par un autre ouvrage d’art aux arches suffisamment grandes pour laisser passer sans encombre le trafic fluvial. L’écluse de Limaie devint à son tour obsolète et les haleurs de la Seine perdaient leur travail à mesure que la navigation se motorisait. Pont-de-l’Arche cessa d’être une étape fluviale.

 

Conclusion

Le vitrail du montage illustre l’histoire des techniques et donc des modes de vie. Les progrès techniques (ponts, écluses, bateaux) ont permis une amélioration des moyens de transports. Mais il semble que ce soit l’approvisionnement de la capitale et la volonté de libérer le commerce qui ont motivé les autorités nationales à transformer les infrastructures locales, ce qui a bouleversé des habitudes pluriséculaires. Peut-être que de nombreux haleurs archépontains, qui se sont retrouvés sans emploi à partir de 1813, se sont reconvertis dans le chausson, un objet du quotidien qu’ils devaient user en tirant les bateaux ? C’est l’hypothèse que nous avons formulée dans notre ouvrage sur l’industrie de la chaussure à Pont-de-l’Arche. Quoi qu’il en soit, ces réalisations ont auguré les constructions de la seconde moitié du XIXe siècle – les barrages – et les vastes travaux d’endiguement de la Seine dans les années 1930. Depuis, la Seine est une voie commerciale et Pont-de-l’Arche a cessé d’être une étape fluviale.

http://pontdelarche.over-blog.com/article-pont-de-l-arche-cite-de-la-chaussure-78659707.html

 

A lire aussi…

http://pontdelarche.over-blog.com/article-l-ecluse-de-limaie-entre-pont-de-l-arche-et-igoville-1813-1858-78659430.html$

http://pontdelarche.over-blog.com/article-grands-travaux-de-la-seine-dans-la-region-de-pont-de-l-arche-annees-1930-78659526.html

 

Sources

Les ordonnances royaux, sur le faict et jurisdiction de la prevosté des marchans & eschevinage de la ville de Paris, Paris, P. Rocolet, 1544, voir chapitre XL, page 137.

Delaune Bénédicte, Pont-de-l’Arche, population, pouvoirs municipaux et société à la fin du XVIIIe siècle et pendant la Révolution, mémoire de maitrise préparé sous la direction de Claude Mazauric, université de Rouen, vers 1992, 130 pages.

Dutens Joseph, Histoire de la navigation intérieure de la France…, tome I, Paris, A. Sautelet et Cie, 1829, 651 pages.

Floquet Amable, Diaire ou journal du voyage du chancelier Séguier en Normandie après la sédition des nu-pieds (1639-1640) et documents relatifs à ce voyage et à la sédition, Rouen, E. Frère, 1842, 448 pages.

Forfait Pierre-Alexandre, Mémoire et Observations concernant la navigation du lougre de la République, sur la Seine, du Havre à Paris l’an 4e de la République, 1796, 30 pagesmanuscrit conservé à la bibliothèque municipale du Havre sous la cote mss 241.

Legoy Jean, « Le voyage du Havre à Paris par la Seine en 1796 », in Cahiers Léopold-Delisle, t. XXV-XXXVI, années 1986-1987, La Normandie et Paris : actes du XXI congrès des sociétés historiques et archéologiques de Normandie, 255 pages.

Suau Bernadette, « A Pont-de-l'Arche, la vitre des bateaux », in Nouvelles de l'Eure, n° 64-65, 1978, pages 42-55.

Collectif, « Note de ce qui s'est passé de curieux et de ce qui a été fait dans l'année de chaque trésorier », in Semaine religieuse du diocèse d'Evreux, n° des 24, 31 aout, 14, 21 septembre 1918.

Monteurs et chevaux en action. Détail du vitrail (photo A. Launay, 2010)
Monteurs et chevaux en action. Détail du vitrail (photo A. Launay, 2010)

Monteurs et chevaux en action. Détail du vitrail (photo A. Launay, 2010)

Comment halez-vous ?

Nous utilisons le témoignage de l’ingénieur-hydrographe Pierre-Alexandre Forfait qui était mandaté, en 1796, par le ministre de la marine, Jean Dalbarade, pour étudier les pistes d’amélioration de la navigation entre la mer et Paris. Fort de son voyage sur un lougre appelé Le saumon, il rapporta que les principaux obstacles à la navigation étaient les 9 ponts situés entre Rouen et Paris car ils interrompaient lourdement le chemin de halage. Ainsi, il décrivit précisément le montage à Pont-de-l’Arche à titre d’illustration du fonctionnement de l’ensemble des ponts. C’est cet ingénieur qui proposa la construction d’un canal et d’une écluse en lieu en place des fossés du fort de Limaie. Il écrivit sur son arrivée au pied des ruines du fort de Limaie : « On a porté trois amarres de 2PO ½ à une pointe de terre saillante à l’amont du pont et sur laquelle est établi un pilotage destiné à servir de conducteur à ces traits. Deux rouleaux verticaux terminent une grande encochure, l’arche et le poste où le navire est amarré se trouvent à peu près dans la même direction… [page 20] Cette amarre se fait avec de fortes bosses disposées et entretenues par la marine ou les navigateurs. Elles sont frappées sur le chapeau par de forts poteaux de garde bordés, qui déffendent la maçonnerie et les batteaux contre les abordages qui se feroient réciproquement. [page 21]

Cet amarrage est réalisé « par un batelier du pays qui en a le privilège sous la dénomination de "Pêcheux" ». Il est 11 heures du matin et le pont ne sera franchi qu’à la fin de la journée car le maitre de pont souhaite attendre le flot de la marée, à 6 heures du soir, pour aider le lougre de Pierre-Alexandre Forfait à passer. Ce dernier, ainsi que son pilote, ont trouvé ce secours de la marée bien inutile. Pour pouvoir passer sous la grande arche (celle de Limaie), les matelots amènent les mâts et le gréement. Trois amarres sont fixées au bateau et passées sous l’arche grâce à un canot. Sur la rive gauche (la ville), deux amarres sont attachées à quatre chevaux chacune. Sur la rive droite (Limaie), une amarre est attachée à huit chevaux. Le montage commence par le travail des chevaux de la rive gauche qui, malgré les remous du fleuve, viennent placer le lougre le long de la première pile du pont. Le bâtiment est « emponté ». Le maitre de pont donne alors l’ordre aux 16 chevaux de tirer. Pierre-Alexandre Forfait nota que, sous l’effort, deux chevaux tombèrent… Le lougre monta cependant sans difficulté et fut amarré 25 toises en amont du pont. Vers 7 heures, le montage était fini et il fallut aux matelots 45 minutes pour remonter les mâts et regréer.

Pierre-Alexandre Forfait était révolté comme on le lit dans les propos rapportés par Jean Legoy : « Au Pont de l’arche tout est préjugé ; on doutait que nous passions avec 16 chevaux sans le secours d’un grand nombre d’hommes ainsi que c’est l’usage. Le maitre de pont a trois brigades d’ouvriers sous ses ordres, des compagnons, des farigouliers. Les hommes restant attachés à quelques amarres, leurs fonctions sont nulles pour des navires (comme « Le saumon »). On ne fait rien au passage de ces ponts qu’avec des chevaux. Ce sont des chevaux qui halent le trait sous le pont, ce sont des chevaux qui remontent le bateau, les hommes ne font rien. Cependant, les hommes, femmes et enfants ont la prétention d’être employés à tous les passages de navires. » Après Vernon, l’ingénieur poursuit : « Nous reconnaissons de plus en plus que les manœuvres des ponts sont dirigées par l’habitude et le préjugé. Ils ne font rien qu’avec des chevaux, dont le mouvement ne pouvant être simultané, occasionne nécessairement des secousses qui causent des accidents de toute espèce. »

Evidemment nous sommes en pleine période de remise en cause des corporations et des monopoles, mais ce propos traduit peut-être la situation difficile des contemporains de Pierre-Alexandre Forfait. A Pont-de-l’Arche, il reproche la présence trop nombreuse de monteurs qui ne serviraient à rien à côté de la puissance aveugle des chevaux. On pourra objecter qu’en période de crise les monteurs ne devaient avoir la pleine possession de leurs moyens et que les mettre au chômage eût été bien pire encore.

 

1813, le halage obsolète

Comme nous l’avons étudié dans l’article « L’écluse de Limaie entre Pont-de-l’Arche et Igoville (1813-1858) », le montage est devenu insupportable aux autorités pour sa lenteur, son cout et le doute qu’il laissait planer sur l’approvisionnement de Paris. Qui plus est Pierre-Alexandre Forfait devint ministre de la marine et, semble-t-il, eut l’oreille de Napoléon Bonaparte quant au projet de créer une écluse à Pont-de-l’Arche. L’empereur alloua les crédits nécessaires au percement d’un canal et à la construction d’une écluse ouverte à la navigation en 1813. Désormais, un éclusier et deux aides rendaient inutiles les dizaines, voire centaines, de monteurs grâce au contournement du pont. Lorsque ce pont s’écroula en 1856, il fut remplacé par un autre ouvrage d’art aux arches suffisamment grandes pour laisser passer sans encombre le trafic fluvial. L’écluse de Limaie devint à son tour obsolète et les haleurs de la Seine perdaient leur travail à mesure que la navigation se motorisait. Pont-de-l’Arche cessa d’être une étape fluviale.

 

Conclusion

Le vitrail du montage illustre l’histoire des techniques et donc des modes de vie. Les progrès techniques (ponts, écluses, bateaux) ont permis une amélioration des moyens de transports. Mais il semble que ce soit l’approvisionnement de la capitale et la volonté de libérer le commerce qui ont motivé les autorités nationales à transformer les infrastructures locales, ce qui a bouleversé des habitudes pluriséculaires. Peut-être que de nombreux haleurs archépontains, qui se sont retrouvés sans emploi à partir de 1813, se sont reconvertis dans le chausson, un objet du quotidien qu’ils devaient user en tirant les bateaux ? C’est l’hypothèse que nous avons formulée dans notre ouvrage sur l’industrie de la chaussure à Pont-de-l’Arche. Quoi qu’il en soit, ces réalisations ont auguré les constructions de la seconde moitié du XIXe siècle – les barrages – et les vastes travaux d’endiguement de la Seine dans les années 1930. Depuis, la Seine est une voie commerciale et Pont-de-l’Arche a cessé d’être une étape fluviale.

 

 

A lire aussi…

L'écluse de Limaie

Les grands travaux de la Seine

 

 

Sources

Les ordonnances royaux, sur le faict et jurisdiction de la prevosté des marchans & eschevinage de la ville de Paris, Paris, P. Rocolet, 1544, voir chapitre XL, page 137.

Delaune Bénédicte, Pont-de-l’Arche, population, pouvoirs municipaux et société à la fin du XVIIIe siècle et pendant la Révolution, mémoire de maitrise préparé sous la direction de Claude Mazauric, université de Rouen, vers 1992, 130 pages.

Dutens Joseph, Histoire de la navigation intérieure de la France…, tome I, Paris, A. Sautelet et Cie, 1829, 651 pages.

Floquet Amable, Diaire ou journal du voyage du chancelier Séguier en Normandie après la sédition des nu-pieds (1639-1640) et documents relatifs à ce voyage et à la sédition, Rouen, E. Frère, 1842, 448 pages.

Forfait Pierre-Alexandre, Mémoire et Observations concernant la navigation du lougre de la République, sur la Seine, du Havre à Paris l’an 4e de la République, 1796, 30 pages, manuscrit conservé à la bibliothèque municipale du Havre sous la cote mss 241.

Legoy Jean, « Le voyage du Havre à Paris par la Seine en 1796 », in Cahiers Léopold-Delisle, t. XXV-XXXVI, années 1986-1987, La Normandie et Paris : actes du XXIe congrès des sociétés historiques et archéologiques de Normandie, 255 pages.

Suau Bernadette, « A Pont-de-l'Arche, la vitre des bateaux », in Nouvelles de l'Eure, n° 64-65, 1978, pages 42-55.

Collectif, « Note de ce qui s'est passé de curieux et de ce qui a été fait dans l'année de chaque trésorier », in Semaine religieuse du diocèse d'Evreux, n° des 24, 31 aout, 14, 21 septembre 1918.

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

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9 juillet 2019 2 09 /07 /juillet /2019 12:24

La côte des Deux-amants se trouve dans l’Eure, entre Pîtres et Amfreville-sous-les-monts. Elle surplombe le barrage de Poses et, surtout, le confluent de la Seine et de l’Andelle. Elle constitue l’avancée ultime du plateau crayeux du Vexin vers le nord-ouest. Ainsi, elle possède une forme rare où se joignent deux alignements de côtes : les côtes de Seine, ponctuées de falaises depuis Connelles, et les côtes sud de la basse vallée de l’Andelle. 

Le nom des Deux-amants est énigmatique. Nous avons déjà étudié un lai, c’est-à-dire une fable médiévale, de Marie de France, daté de 1155, environ, et qui fait partie du patrimoine littéraire français et, plus précisément, de la littérature courtoise. Cette fable dépeint les efforts d’un noble prétendant au mariage d’une princesse. Mais le père de celle-ci, roi de Pîtres, ne voulait marier sa fille qu’à l’homme capable de la porter dans ses bras ‒ en courant sans pause ‒ au sommet de la côte. Fou amoureux, le prétendant voulut tout de même relever le défi fou. La princesse lui recommanda de chercher un philtre qui l’aidera à surmonter sa fatigue. Le prétendant chercha ce philtre à Salerne et revint à Pîtres. Il parvint à porter la princesse au sommet de la côte, en se passant du philtre, et mourut de fatigue. La princesse, elle, en mourut de douleur. 

Le texte original peut se lire sur Wikisource précédé d’une traduction de Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort-Flaméricourt datée de 1820.

Cependant l’auteure, Marie, écrit elle-même qu’elle a couché sur le papier une légende populaire, préexistante donc. La fable de Marie fut oubliée et ne resurgit de la bibliothèque du muséum de Londres qu’en 1820. Entre temps, la légende locale était toujours vivace. 

Alors, le nom des Deux-amants a-t-il une origine populaire ou littéraire ? 

Mais encore, un prieuré fut fondé sur la côte des Deux-amants dans la période où fut écrite la fable de Marie. Il fut nommé “Prieuré des Deux-amants”. Or, l’idée qu’un prieuré porte le nom de deux amoureux parait bien peu religieuse, profane et donc indécente. Certains érudits avancèrent que le nom des Deux-amants proviendrait plutôt des “monts” de la région d’Amfreville… “sous les monts”.

Alors, le nom des Deux-amants a-t-il une origine chrétienne ou pratique ?    

 

Voici la plus ancienne représentation - connue - de la côte des Deux-amants. Non signée, on peut la dater entre 1685 et 1722. Le document met en valeur le lien entre cette côte, la Seine et l'Andelle comme voies fluviales.

Voici la plus ancienne représentation - connue - de la côte des Deux-amants. Non signée, on peut la dater entre 1685 et 1722. Le document met en valeur le lien entre cette côte, la Seine et l'Andelle comme voies fluviales.

La côte des Deux-amants constitue un paysage singulier dans la vallée de la Seine. Ici sur une carte postale des années 1910.

La côte des Deux-amants constitue un paysage singulier dans la vallée de la Seine. Ici sur une carte postale des années 1910.

 

1. Une origine populaire ?

Notre première entrée dans le domaine de la côte des Deux-amants se fait par l’oralité quand nos proches, ou un guide imprimé, nous révèle que son nom vient d’une légende orale. L’origine populaire, traditionnelle, existe qui ne semble pas remise en question faute de volonté, de matériau à étudier si ce n’est pas les deux. Cela se comprend car, Marie de France, première personne à avoir rédigé la légende, avoue elle-même qu’elle a emprunté aux Bretons la fable par eux composée à l’oral donc. C’est par ces vers qu’elle commence son lai : 

 

“Jadis avint en Normendie

Une aventure mut oïe

De Deus Amanz qui s’entr’amèrent

Par amur ambedeus finèrent ;

Un Lai en firent li Bretun

Des Deus Amanz reçuit le nun.

 

C’est clairement exprimé, le lai des Deux-amants existait auparavant et était très entendu, autrement dit connu du peuple. Sans qu’on puisse donner de date précise, le lai de Marie de France finit par tomber aux oubliettes mais la légende demeura connue en Normandie et ce par transmission orale.

 

 

 

Jusqu’à plus ample informé, le premier à coucher de nouveau par écrit cette légende est, selon Ernest de Blosseville (page 11), Germain-François Poullain de Saint-Foix dans le cinquième tome de ses Essais historiques sur Paris (page 157). Ce tome date de 1776. L’auteur y livra cette légende en tant que preuve de l’arbitraire exercé par des seigneurs locaux sur leurs serfs. Il la considéra comme fait historique mais ne cita pas ses sources.

 

La version de la légende selon Germain-François Poullain de Saint-Foix en 1776 : 

“Un seigneur qui possédoit une terre considérable dans le Vexin normand se plaisoit à faire parler de lui par ses idées singulières et bisarres. Il assembloit, au mois de juin, tous ses serfs, de l'un et de l'autre sexe, en âge d'être mariés, et leur faisoit donner la bénédiction nuptiale. Ensuite on leur servoit du vin et des viandes ; il se mettoit à table, « buvoit, mangeoit, et se réjouissoit avec eux ; mais il ne manquoit jamais d'imposer aux couples qui lui paraissoient les plus amoureux quelques conditions qu'il trouvoit plaisantes. Il prescrivoit aux uns de passer la première nuit de leurs noces au haut d'un arbre, et d'y consommer leur mariage ; à d'autres de le consommer dans la rivière d'Andelle, où ils passeroient deux heures, nuds en chemise ; à ceux-ci de s'atteler à une charrue, et de tracer quelques sillons ; à ceux-là de sauter à pieds joints par dessus des cornes de cerf, etc. Il avoit une nièce qui aimoit un jeune homme de son voisinage et qui en était éperdûment aimée. Il déclara à ce jeune homme qu'il ne lui accorderoit sa nièce qui condition qu'il la porteroit sans se reposer, jusqu'au sommet d'une montagne qu'on voyoit des fenêtres de son château. L'amour et l'espérance firent croire à cet amant que le fardeau serait léger. En effet, il porta sa bien-aimée, sans se reposer, jusqu'à l'endroit indiqué mais il expira une heure après des efforts qu'il avoit faits. Sa maîtresse, au bout de quelques jours, mourut de douleur et de chagrin. L'oncle en expiation de leur malheur qu'il avoit causé, fonda sur la montagne un prieuré qu'on appela le prieuré des Deux Amants.” 

Ernest de Blosseville avança que “c'est de lui que procèdent toutes les compilations” qui ont suivi. Il semble en effet que l’écriture imprimée permit de diffuser plus largement cette légende. Elle nous offre, surtout, des preuves datées et traçables de l’existence de la légende ; ce que l’oralité ne permet pas. Qui plus est, dans une histoire de Paris, il n’y a aucun doute que cette légende normande connut une plus grande publicité dans le public lettré français que s’il n’entrât dans une publication à portée provinciale. 

Que retenir de cette version par rapport au texte de Marie de France ? Il a beaucoup perdu de sa portée morale. Elle met l’accent sur la personnalité irréfléchie et farfelue du seigneur et ajoute des fantaisies à caractère sexuel qui nous rappellent les débats autour du moyenâgeux droit de cuissage où le graveleux se pare de recherche en apparence historique et donc légitime. Le roi est devenu un simple seigneur. La fille est devenue la nièce du seigneur. La parente de Salerne et le philtre ont disparu. L’idée de l’aveuglement amoureux du prétendant existe toujours mais son amante n’a plus de rôle de conseillère avisée. La chute, si l’on ose dire ainsi, n’explique pas la naissance du lai mais la fondation du prieuré.

Cette légende semble être la version appauvrie, répétée dans les auberges, du texte de Marie. On en imagine déjà une autre version, plus familiale, destinée aux enfants. Alors, peut-on imaginer que le lai de Marie soit d’origine populaire ou, au contraire, que la version populaire soit un lointain rappel du texte de Marie de France ?  

 

 

A partir du texte de Germain-François Poullain de Saint-Foix, paru en 1776, la légende des Deux-amants a connu de nombreuses versions écrites ainsi que des illustrations. Ici, les tableaux du peintre normand Paul Malençon (1818-1880) reproduits sur une carte postale de la fin du XXe siècle.

A partir du texte de Germain-François Poullain de Saint-Foix, paru en 1776, la légende des Deux-amants a connu de nombreuses versions écrites ainsi que des illustrations. Ici, les tableaux du peintre normand Paul Malençon (1818-1880) reproduits sur une carte postale de la fin du XXe siècle.

2. Une origine littéraire : le lai de Marie de France ?

La découverte en 1820 du lai de Marie de France par l’abbé Delarue au muséum de Londres n’a pas modifié la diffusion de la légende. Les hommes ont continué à coudre librement sur une trame commune et lâche l’histoire tragique des amoureux. Le romantisme dut attirer les regards vers la légende deuxamantine (adjectif des Deux-amants) et de ses larmes l’a déployée comme une éponge que l’on arrose.

Marie écrivit que les Bretons ont fait un lai de l’histoire des Deux-amants. Que viendraient faire des Bretons en pleine Normandie ? Dans un précédent article, nous avons analysé l’argumentaire d’Elizabeth Francis selon qui les 12 lais de Marie s’inscrivaient dans la politique d’Henri II d’Angleterre. Ce monarque cherchait la fidélité de ses seigneurs notamment en faisant paraitre des ouvrages légitimant son pouvoir et, plus généralement, celui des ducs de Normandie sur la germanique Angleterre. Ceci explique le recours aux légendes celtiques, bretonnes, montrant que les familles des barons normands étaient en partie issues de la petite Bretagne. Ils étaient donc les héritiers des anciens rois bretons et autre mythique Arthur. Le lai des Deux-amants s’adressait en particulier à la famille du comte d’Hereford, originaire de Pîtres. Ses ancêtres épaulèrent Guillaume le Conquérant dans sa conquête d’Albion puis restèrent attachés aux successeurs de Guillaume. Ceci peut expliquer pourquoi Marie place dans la bouche de Bretons ce qui est parfaitement normand. Qui plus est, dans ses 12 lais Marie traite deux thèmes principaux, en vogue dans la littérature courtoise : les loisirs, tels que les tournois, et la justice de nobles personnages bien inspirés d’être loyaux envers leurs prochains. Notre lai pîtrien fait partie du traitement de ces thèmes.

 

Afin de dater le lai des Deux-amants, R. N. Illingworth montra, à la suite d’Ernest Hoepffner, que Marie de France s’inspira partiellement d’une œuvre des Métamorphoses d’Ovide : Pyrame et Thysbé. Cette œuvre fit l’objet de nouvelles publications à partir de 1155. R. N. Illingworth date la composition du le lai entre 1155 et 1160. Ce lai présente des analogies avec l’œuvre d’Ovide : l’amour de jeunes êtres malgré l’obstacle parental, le manque de mesure (de raison) des amoureux qui créent leur propre perte et se donnent la mort, la non consommation du mariage pourtant voulu(e), la scène finale où l’amante étreint celui qu’elle vient de perdre... 

Autre auteur, Charles Foulon montra que Marie s’inspira du Roman de Brut du Normand Robert Wace. Cet ouvrage mi-historique mi-légendaire fut commandé par Henri II pour justifier le pouvoir anglo-normand. C’est ici que Marie puisa les noms de “Neustrie” prénormande et de “Pîtres” en tant que résidence royale. 

De tout cela nous retenons que Marie est en partie créatrice ‒ car augmentatrice ‒ du lai deuxamantin. R. N. Illingworth avance que Marie a dû s’inspirer tout de même d’une légende locale. Nous pouvons en effet remarquer qu’il manque l’idée d’ascension à la légende de Pyrame et Thysbé et aux thèmes courtois des loisirs et de la justice . 

 

Enfin, nous remarquons que la légende locale se distingue d’autres histoires impliquant deux amants malheureux ; histoires renommées au XIIe siècle. Nous n’évoluons pas dans les luxurieux rapports entre Héloïse et Abélard dont les lettres sont datées de 1115 ; nous ne sommes pas dans l’abstinence voulue et tenue des deux amants sans désir et rapports physiques tels que Grégoire de Tours les dépeint au chapitre 42 du premier livre de L’Histoire des Francs (page 83). 

Pour autant, les Deux-amants semblent être bons chrétiens, capables d’amour sincère, voulant le mariage et la justice. De plus, la version populaire de la légende, telle que rapportée par Germain-François Poullain de Saint-Foix en 1776, la relie explicitement au prieuré deuxamantin.

Faut-il délaisser la thèse religieuse de l’origine du nom qui nous intéresse ici ?  

 

3. Une origine religieuse : les deux amants divins : Jésus et Marie Madeleine ? 

Le thème de l’amour en esprit de Jésus et de Madeleine existait au Moyen Âge. Il n’y a rien d’étonnant à cela quand on songe au Cantique des cantiques de Salomon où l’amour pur entre deux êtres exprime la foi sincère et dévouée envers le divin : 

 

“Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe qui repose entre mes seins.

Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troëne des vignes d’EnGuédi. 

- Que tu es belle, mon amie, que tu es belle ! Tes yeux sont des colombes. 

- Que tu es beau, mon bien-aimé, que tu es aimable ! notre lit, c’est la verdure. 

Les solives de nos maisons sont des cèdres, nos lambris sont des cyprès.”

 

Le cantique des cantiques, de Salomon, La Bible selon la traduction de Louis Segond. 

 

Le thème de l’amour en esprit était aussi dans l’air du temps quand fut fondé le prieuré des Deux-amants, vers 1143. En effet, en 1139 le deuxième concile de Latran entérina l’interdiction faite aux clercs de se marier et donc de connaitre la coupable chair qui divertit de l’amour réel. 

De plus, le thème des deux amants divins se retrouve, comme le cita Ernest de Blosseville (page 15) dans d’autres traditions à Clermont (inspirée de Grégoire de Tours, comme vu ci-dessus) et Lyon (communauté des Deux-amants), à Saint-Riquier (ché Picards) mais aussi en Espagne… 

Un argument pèse plus encore : Charles de Stabenrath et F. Blanquart commentent et reproduisent partiellement une description de l’ancienne église du prieuré, menaçant ruine. Elle fut rédigée par le prieur des Deux-amants, lui-même. Datée du 11 janvier 1723, cette description mentionne que : “Sur les arcs-boutans de l'entrée et de chaque côté, on voyait deux statues en pierre de Saint-Leu : l'une était celle de Jésus-Christ, l'autre celle de Madeleine, tombée quelques années avant.” F. Blanquart montre, de plus, que des statues de Jésus et Marie Madeleine se trouvaient aussi dans le chœur de l’église. Les figures de Jésus et Marie Madeleine n’étaient pas anecdotiques puisqu’elles accueillaient le fidèle à l’entrée de l’église priorale et se trouvaient au cœur du rituel sans cesse renouvelé par les chanoines. 

Qui plus est, Charles de Stabenrath argua que l’on trouve l’expression de “Deux amants” “dans une charte latine de 1177 : Duorum Amantium, que l'on traduit par Deux-Amans. Il s'agit, dans cette charte, d'une donation faite en faveur du prieuré par Gouel de Bauldemont, fils de Bauldric” (page 375). Il semble que le prieuré fût fondé vers 1143. Il serait étonnant ‒ autant que singulier ‒ qu’il n’ait pas porté le nom de Deux-amants dès sa fondation. 

Enfin, et pour en finir avec cet argument, le prieuré était aussi appelé sainte-Madeleine des Deux-amants. Les Deux-amants divins remplissent les locaux de l’ancien prieuré voué à eux.  

 

 

Le thème des Deux-amants divins était connu au Moyen  ge. Ici, par exemple, un détail de l’ébrasement du porche sud de la cathédrale de Chartres représente les “deux amants”. Cette illustration est une reproduction de diapositive des années 1930 du fonds Bonnenfant et classée sous la cote : 37 Fi 1822 aux Archives départementales de l’Eure.

Le thème des Deux-amants divins était connu au Moyen ge. Ici, par exemple, un détail de l’ébrasement du porche sud de la cathédrale de Chartres représente les “deux amants”. Cette illustration est une reproduction de diapositive des années 1930 du fonds Bonnenfant et classée sous la cote : 37 Fi 1822 aux Archives départementales de l’Eure.

 

Quant à Marie Madeleine, son nom fut donné à plusieurs personnages dans la théologie chrétienne. Malgré bien des controverses, elle incarna et symbolisa plutôt celle qui a péché à un moment de sa vie. Cela ne la singularise pas quand on songe aux vies du soldat saint Paul... et du bon vivant saint Augustin, dont les écrits ont inspiré la création de la règle des augustins ; règles des chanoines deuxamantins. Puis, Madeleine incarna et symbolisa le repentir : elle aima Jésus. Elle ne l’aima ni dans le sens du désir physique (l’éros grec), ni de l’amitié (philia), ni de la tendresse familiale (storgê) mais du désintéressement, du spirituel (agapè). C’est précisément en cela que consiste le vœu de chasteté des moines amants en esprit de Jésus. Or, amant signifiait “amoureux” en ancien français avant que son sens ne se limite à la relation sexuelle, voire sentimentale. Par ailleurs, presque comme Apollinaire, on pourrait aisément écrire à l’entrée des monastères : “les cénobites en paix”. Reprenons. C’est d’ailleurs ce que Jésus dit à Marie Madeleine quand il révéla sa résurrection : “noli me tangere”, ne me touche pas. L’amour qu’il désigne est celui qui assure l’immortalité et non les passions physiques qui dévorent et perdent l’homme, mâle et femelle. De nos jours, dans une atmosphère Da-Vinci-codesque, beaucoup de bruits courent autour d’un hypothétique amour charnel entre Jésus et Marie Madeleine, ancienne prostituée. C’est bien mal comprendre la finalité spirituelle du message chrétien.

 

Pour libérer l’imagination et développer la réflexion, on gagne à observer le rôle de tout premier plan donné à un personnage féminin dans les témoignages, anciennement dits testaments, des apôtres : Marie Madeleine était une femme et Jésus, envoyé de Dieu, l’élit premier témoin de sa résurrection. Or, au XIIe siècle, en France, le culte de Marie était vif et la littérature courtoise émergeait. Cette littérature louait l’homme qui sait respecter la femme. Parler de tension vers une égalité homme-femme serait anachronique mais la femme, au moins dans les milieux lettrés et aisés, se vit reconnaitre une sensibilité, une dignité. C’est là que la thèse romantique et profane des “deux amants” trouve un certain crédit. 

 

Malgré la présence monacale et les statues de Marie Madeleine et Jésus dans l’église priorale, le peuple ‒ et les auteurs après lui ‒ ont préféré la légende orale, plus romantique et profane. Aubin-Louis Millin nota que les gens du peuple attribuaient même les tombes du prieuré non aux anciens donateurs, tels les Malesmains ou les Rocherolles, mais aux deux amants de la légende et au père contrit. Les faits ont beau être têtus, écrivait Lénine, ils le sont moins que les hommes en quête de rêverie. 

Que valent les faits, justement ? Le nom des Deux-amants a-t-il une origine pratique ? 

 

4. Une origine pratique est-elle possible ?

Voici une explication moins aimée des érudits : la côte des Deux-amants pourrait tout simplement tenir son nom de sa géographie.

Charles de Stabenrath a une plume acérée sur le sujet : il crucifie le religieux Michel Toussaint Chrétien Duplessis selon qui le nom de “Deux-amants” proviendrait, légèrement déformé, de “deux monts”. Il se fonda sur l’observation de la côte depuis la rive droite de l’Andelle où deux monts se distinguent entre le départ d’un vallon. Duplessis avança cela au conditionnel car le nom des Deux-amants lui paraissait trop profane pour un lieu religieux. Il cita cependant, et honnêtement, une thèse toute spirituelle : l’amour de sainte Madeleine et de Jésus (page 374). Charles de Stabenrath enfonça cependant le clou (page 375) en citant la charte de 1177, traitée ci-dessus, où l’on trouve l’expression de “Duorum Amantium (...) que l'on traduit par Deux-Amans”. Dont acte. 

Nous avions nous-même envisagé que le nom de “Deux-amants” était issu de “deux amonts”. En effet, dans le langage des bateliers de Seine “aller amont” signifie remonter le courant (à lire ici). Or, la côte qui nous intéresse est un point de repère immanquable, surtout pour les voyageurs, au pied duquel il est possible de remonter deux amonts : celui de la vallée de la Seine et celui de la vallée de l’Andelle. Ces cours ont dessiné la douce et singulière courbe de la côte deuxamantine. Cette thèse rejoint celle de Gaëtan de la Rochefoucault pour qui les “deux amonts” désignent les rangées de monts proches de la confluence de l’Andelle et de la Seine (Ernest de Blosseville, page 14). Après tout, et pour aller dans son sens, Amfreville n’est-il pas devenu “sous-les-monts” afin de le distinguer du proche Amfreville-les-champs. Preuve est faite que les versants abrupts de Seine étaient dénommés “les monts”. 

 

 

Dessin publié dans Les Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin de Grandmaison pour illustrer la thèse selon laquelle le nom des Deux-amants serait issu de la jonction entre deux séries de monts. Ici le dessinateur s'est positionné sur le coteau nord de l'Andelle, sur les hauteurs de Romilly-sur-Andelle.

Dessin publié dans Les Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin de Grandmaison pour illustrer la thèse selon laquelle le nom des Deux-amants serait issu de la jonction entre deux séries de monts. Ici le dessinateur s'est positionné sur le coteau nord de l'Andelle, sur les hauteurs de Romilly-sur-Andelle.

 

Alors, il n’est pas exclu que le nom de “deux amonts” ait préexisté au prieuré établi vers 1143. Les chanoines, venus s’installer en ce lieu, ont pu s’approprier ce “deux amonts” par la légère modification en “deux amants”... divins. Selon nous, ce qui donne du crédit à cette thèse, reposant sur un jeu de sons, est l’exemple de l’ancienne abbaye de Bonport. Nous avions étudié son nom dans un précédent article. La légende populaire avance que Richard Cœur de Lion faillit se noyer dans la Seine durant une obscure mésaventure de chasse, peu à son avantage. Il fit vœu à la Vierge Marie de fonder une abbaye à l’endroit où elle lui ferait toucher la berge. Le “bon port” eut lieu et Richard fit l’abbaye. Pourtant les armes abbatiales montrent la Nativité du Christ. Le fils de Dieu parmi les hommes est un “bon port” bien plus précieux, qui plus est pour des religieux. De plus, au gré de nos études, nous identifions de mieux en mieux un petit port de Seine au creux du Val Richard. Il nous semble que les moines aient tenté de concilier un nom local avec une appellation conforme à leurs pieux vœux. Ceci d’autant plus que la fondation de Bonport provint d’une rare et courte période de paix entre Richard, roi d’Angleterre, et Philippe, roi de France. Bonport est une cofondation entre les deux royaumes, pas le résultat d’une mésaventure. Exit la thèse de la chute dans l’eau, nous semble-t-il. Bienvenue à la thèse religieuse qui s’ancre dans une contrée.   

 

Pour conclure, la côte des Deux-amants est un lieu romantique qui élève le regard des hommes vers la rêverie poétique ou historique. Le nom de ce lieu permet d’ouvrir de nombreuses problématiques. Pour tenter d’y répondre, nous avons répertorié et expliqué les thèses avancées par les auteurs. Nous les avons argumentées plus avant. 

Ces thèses ne semblent pas exclusives mais complémentaires. 

La légende populaire est le principal support de transmission de l’histoire des Deux-amants. Entre Marie de France vers 1155 et l’avant-veille de la Révolution, en 1776, 600 ans de transmission orale ont fait vivre et survivre la légende deuxamantine, bien que la déformant et l’appauvrissant. 

L’origine littéraire semble aussi acquise. En effet, Marie s’est inspirée d’un sujet local, préexistant à son lai, et relié à de nobles familles de barons d’origine pitrienne participant du pouvoir d’Henri II sur l’Angleterre. Mais il semble que notre auteure ait beaucoup enrichi le sujet des Deux-amants par une œuvre légendaire d’Ovide, Pyramus et Thysbé, et une œuvre historico-légendaire de Robert Wace, Le Roman de Brut

Il semble aussi qu’elle ait pris connaissance de la fondation d’un prieuré qui fit connaitre, au-delà de la contrée de Pîtres, le nom des Deux-amants. C’est d’ailleurs ce prieuré qui semble avoir suscité l’interrogation des hommes sur ce nom énigmatique. Ainsi, les hommes ont ressenti le besoin d’expliquer ce nom ; d’où la popularité de la légende qui nous est revenue en 1776 comme explication de l’origine du prieuré. 

Pourtant, le nom des Deux-amants est pleinement chrétien et semble dater de la fondation du prieuré vers 1143. C’est ce que prouvent les personnes de Jésus et Marie Madeleine, amants en esprit, présents sous forme de statues dans l’église priorale. Quant à l’origine première de ce nom, nous la voyons dans l’expression de “deux amonts” qui exista dans le langage des bateliers de Seine afin de désigner le fait de remonter le courant. Ici la côte qui nous intéresse est notable du fait de son élévation et singulière et du fait de ses courbes faisant la jonction entre deux rangées de monts : ceux de la Seine et de l’Andelle qui unissent leurs eaux au pied du mont. 

C’est enfin en ce lieu que la marée fait cesser ses effets, c’est-à-dire à Poses ; cette pause qui eût sauvé notre malheureux prétendant s’il eût bu, dans une bonne auberge du village, un bon cidre en guise de filtre ; et c’est sa femme qui le lui demanda !

 

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Sources

- Blosseville, Ernest, marquis de, “L’origine du prieuré des Deux amants en Normandie : fabliau du XIIIe siècle, par un trouvère du XVIIIe siècle”, 32 pages, extrait du Précis des travaux de l'Académie impériale des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, années 1807-1868 ;

- Bouvris, Jean-Michel, “Les plus anciens actes du prieuré augustin des Deux-Amants à l'ancien diocèse de Rouen (vers 1110-1207)”, Annales de Normandie, n° 4, 1995, p. 448-450. Accessible sur Persée ;

- Charpillon, Louis-Étienne, Caresme, Anatole, Dictionnaire historique de toutes les communes du département de l’Eure, Delcroix, Les Andelys, 1868, tome I, notice “Amfreville-sous-les-monts”, chapitre : “Prieuré des Deux-amants”, page 109 ; 

- Duplessis, Michel Toussaint Chrétien, Description de la haute et basse Normandie, 1740, tome 2, page 331 (consultable dans Google livres) ; 

- Foulon, Charles, “Marie de France et la Bretagne”, Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, 1953, pages 243 à 258. Accessible sur Persée

- Francis, E. A., “Marie de France et son temps” in Romania, tome 72, n° 285, 1951. pages 78 à 99. Accessible sur Persée ;

- Illingworth, R. N. “La chronologie des Lais de Marie de France”, in Romania, tome 87 n° 348, 1966, pages 433 à 475. Accessible sur Persée ;

- Millin de Grandmaison, Aubin-Louis, Antiquités nationales ou Recueil de monumens..., tome 2, chapitre 17, “Prieuré des deux amans”, 1791 (consultable dans Gallica et dans archives.org) ;

- Pilet, André, Terre des Deux-Amants. Amfreville-sous-les-monts : son histoire, des silex taillés à l’ordinateur, éditions Bertout, Luneray, 1996, 179 pages ;

- Stabenrath, Charles de, “Notice sur le prieuré des Deux-amants”, in La Revue de Rouen et de Normandie, 1836, pages 370 à 382. 

 

 

Armand Launay

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