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20 janvier 2019 7 20 /01 /janvier /2019 15:41
"Les lavandières et le peintre à Pont-de-l'Arche", huile sur toile (90 x 130) par Émile-Louis MINET (1841-1923). La toile originale n'est pas localisée, pas plus qu'elle n'est datée. Nous l'estimons cependant de la toute fin du XIXe siècle. Ce peintre normand s'est passionné pour le travail quotidien, notamment du textile à Elbeuf. Ici sa représentation est un peu idéalisée, sous un temps parfait et de belles tenues de gentes dames prenant la pose et une pause, pour deux d'entre elles. La réalité était pourtant autre, comme le montrent les documents ci-dessous. .

"Les lavandières et le peintre à Pont-de-l'Arche", huile sur toile (90 x 130) par Émile-Louis MINET (1841-1923). La toile originale n'est pas localisée, pas plus qu'elle n'est datée. Nous l'estimons cependant de la toute fin du XIXe siècle. Ce peintre normand s'est passionné pour le travail quotidien, notamment du textile à Elbeuf. Ici sa représentation est un peu idéalisée, sous un temps parfait et de belles tenues de gentes dames prenant la pose et une pause, pour deux d'entre elles. La réalité était pourtant autre, comme le montrent les documents ci-dessous. .

De nombreuses personnes se plaignent, dans les conversations présentes, de la dureté de la vie. Elles l'opposent à un passé plus agréable, simple et authentique. Cette plainte a sûrement un fondement, mais il serait dommage d'idéaliser à ce point le passé. Une activité quotidienne telle que celle des lavandières nous en fournit une piqûre de rappel. 

Afin de garder propre le linge de maison et les vêtements de la famille, nos ancêtres recouraient à des lavoirs improvisés, sur une roche d'une mare, d'un torrent, d'une rivière, d'un fleuve. Certaines bénéficiaient de lavoirs aménagés, à l'abri de la pluie. Le linge était lavé et bouilli dans de grandes cuves, à la maison, au moins une fois par semaine. Cette cuve servait aussi de bain pour laver les gens de la famille ! Mais quant au rinçage, il exigeait le déplacement vers une grande quantité d'eau propre... 

Cette activité nous fait songer rapidement aux douleurs permanentes causées par la froidure des eaux, le plus clair de l'année, la lourdeur des brouettes et charrettes à bras, servant à amener le linge au bord de l'eau et, surtout, à ramener à la maison le linge mouillé... après l'avoir battu et rincé. Douleurs aux lombaires et aux articulations, grimaces en coin de bouche, fatigues incroyables... on est loin d'un détail de la vie quotidienne. Nous nous proposons ainsi un petit commentaire de documents, le plus souvent illustrés, afin de ne pas oublier les modes de vie de nos ancêtres et les raisons pour lesquelles nombre d'entre eux se sont politiquement battus pour en finir avec un quotidien de douleurs et d'exploitation.

Les lavandières à Pont-de-l'Arche : balade en images autour d'un labeur révolu.

Ce document est signé de l'aquarelliste et peintre anglais John Gendall (1789-1865). C'est lui qui dessina le document et c'est un certain T. Sutherland qui le sculpta pour imprimer des lithographies. L'original se trouve aux archives départementales de l'Eure sous la cote 1Fi 835. Il mesure 27,8 cm x 20,8 cm. Alors qu'il se passionne pour l'ancien pont aux moulins de Pont-de-l'Arche, John Gendall accorde son premier plan aux lavandières tout comme il le donna aux haleurs devant le pont de Poissy, dans une vue analogue datée de 1821. Nous ne doutons pas que la vue de Pont-de-l'Arche date du même voyage et donc de la même année.

Sans connaitre l'artiste, nous le voyons soucieux de belles couleurs, de paysages de l'Ancien régime et de petites gens reproduisant les gestes ancestraux, rudes et toujours pas mécanisés. On ne sait si on doit rêver des temps anciens ou regretter que ces gens ne connussent déjà de machines pour les délivrer de leur labeur. Proches de quelques pierres de taille tombées des ruines du fort de Limaie, les lavandières se trouvent le long de la berge igovillaise de la Seine, actuelle zone du Fort. L'une d'entre elles travaille, les autres semblent discuter. Une autre, assise, semble se réchauffer ou, tout du moins, prendre une pause. Quelques vêtements sèchent, accrochés sur un arbre.  

Les lavandières à Pont-de-l'Arche : balade en images autour d'un labeur révolu.

Nous allons désormais bâtir notre commentaire sur l'observation d'une série d'illustrations datant des années 1890-1910. La première, sûrement la plus belle d'entre elles, montre les lavandières de Pont-de-l'Arche dans un des lieux les plus propices à cette activité, si "propice" est un terme acceptable. On se croirait dans une photographie de Paul Faugas, photographe lovérien né en 1840 et décédé en 1905. Il a immortalisé bon nombre de paysages alentours de Louviers, le plus souvent animés de personnages. Le lieu de ce cliché se situe le long de l'actuel Quai-de-Verdun, en bas de la côte d'Amour, en amont du pont vers Les Damps. On y voit des lavandières, par beau temps, dans un lieu où l'eau de Seine (avant qu'en 1938 ce bras ne soit dévolu à l'Eure) est peu profonde et où la pente autorise à se pencher moins fort. Quelques enfants, dont la sécurité incombe aux mères, jouent un peu plus haut sur la berge. Nul doute qu'ils devaient porter, entre le domicile et l'eau, les quelques outils de bois et les seaux servant au rinçage du linge. Les enfants plus âgés participent au nettoyage. Une brouette a servi de moyen de transport pour le linge. 

Les lavandières à Pont-de-l'Arche : balade en images autour d'un labeur révolu.

Voici presque la même vue et le même sujet que sur la photographie précédente. Ce cliché a été imprimé sur une carte postale. La participation des enfants au nettoyage y est ici plus nette. Le petit bésot jouant en haut de la berge avec un seau est tout mignon ! Au second plan, la famille Poupardin, louant de petites embarcations de pêche à partir de leur péniche mi-coupée, regarde le photographe.   

Les lavandières à Pont-de-l'Arche : balade en images autour d'un labeur révolu.

Voici une des cartes postales illustrées les plus connues de Pont-de-l'Arche. La présence nombreuse des enfants en ce lieu est sûrement à relier à l'activité de leurs mères, lavandières de nombreuses et dures heures, à quelques pas d'ici. Apprécions la touchante bienveillance des grandes sœurs à l'égard de leurs petits frères et petites sœurs ; sortes de secondes mamans qui veillent sur les petits et déchargent les vraies mamans. 

Les lavandières à Pont-de-l'Arche : balade en images autour d'un labeur révolu.

Plate vue sur la berge vers Les Damps ? Pas du tout, celle-ci montre les rangées d'arbres, des acacias, servant à étendre un fil à sécher ; précieux adjuvant des lavandières. On y aperçoit quelques linges blancs. 

Les lavandières à Pont-de-l'Arche : balade en images autour d'un labeur révolu.

Ici on aperçoit des dames tendre un vaste drap afin de le suspendre sur un fil, à moins qu'elles ne le retirassent sous les yeux du photographe, trouvant la scène appréciable. Une autre dame, assise au pied d'un acacia (connaissez-vous l'acacia ?), semble repriser un linge ou procéder à un tri. Un peu plus loin que le drap étendu sèchent des draps à même le sol, un jour de soleil le permettant. Sur la gauche, des lavandières s'exécutent. Des mômes s'égaillent dans les herbes. 

Plus loin apparaissent les chemins de terre dessinés par le va-et-vient permanent des lavandières et leurs brouettes, là où la pente se fait la plus douce. Plus loin encore sèche sur un fil le linge des Poupardins de la péniche. 

Les lavandières à Pont-de-l'Arche : balade en images autour d'un labeur révolu.

Autre lieu de travail des lavandières, peut-être pour de moindres quantités de linge ou afin de laisser de l'espace à chacune ; un espace physique et, peut-être aussi, relationnel selon les inimitiés existantes dans les familles et le voisinage. 

Les lavandières à Pont-de-l'Arche : balade en images autour d'un labeur révolu.

Les lavandières, venant de toute la ville, s'activaient tout le long de la berge même si certains emplacements étaient privilégiés pour des raisons dont certaines ont été abordées ci-dessus. Ici on voit une dame laver son linge depuis une barque de pêcheur du côté de la tour de Crosne. Moins facile d'accès et exigeant de courber plus l'échine, il doit s'agir-là d'un emplacement ponctuel, permettant de laver quelques vêtements, pas plus. 

Les lavandières à Pont-de-l'Arche : balade en images autour d'un labeur révolu.

Sur un cliché que nous daterions de 1895, étant donné son aspect et la mention "95", une "laveuse" selon la description connexe descend de la rue des Carrières (actuelle rue Henry-Prieur) avec sa robuste brouette. On aperçoit, au fond à droite, la silhouette tutélaire de la tour de Crosne, permettant de localiser la Seine et donc la scène. La "laveuse" était peut-être l'appellation locale de la lavandière, nous n'avons pas de certitude. C'est toutefois plausible étant donnée la simplicité plus évocatrice de ce nom. Notre "laveuse" n'est pas toute jeune ici et oppose à la dureté de son travail un sourire. On imagine, peut-être avec exagération, une blague railleuse en sortir à l'intention du photographe : "bein man gô, t'as qu'cha à fai' que d' prend' des phôtos, tai ? Viens-donc putôt m' donnai un coup de main pou' laver l' linch, tu t' rendrâs pu z'utile, tiens !"

 

Not' bonne dame ? A-t-elle connu le lavoir municipal de Pont-de-l'Arche

Celui-ci fut bâti plus haut, dans l'actuel square de la tour de Crosne, à l'encoignure de la sente des Plâtriers, que l'on devrait appeler "escaliers ou venelle des Plâtriers", et de la rue Henry-Prieur. Ce lavoir fut bâti en 1931. Il était abreuvé par un système d'adduction d'eau, impulsé par un puits artésien, foré en 1904 et renforcé en 1931. Nous n'avons retrouvé aucune illustration de cet équipement municipal. C'est bien là l'un des seuls lieux publics qui nous échappe visuellement. Merci aux bonnes âmes de nous aider à pallier cette lacune ! Peut-être est-ce le signe que ce lieu paraissait bien anodin, inintéressant car seulement fonctionnel et occupé par "les bonnes femmes" ? Il a pourtant soulagé les Archépontaines jusque dans les années 1960. Outre un aménagement assurément plus soucieux de leurs lombaires, ce lavoir épargnait aux femmes la descente vers le fleuve, sa remontée surtout, et sûrement les averses intempestives. On imagine les enfants user leurs fonds de culotte sur la pente en contrebas, sorte de toboggan de terre dont on voit toujours le sillon. C'est en 1960 que le conseil municipal, mesurant la désaffection du lieu, vota sa démolition. Il en reste depuis cet espace planté d'arbres, sorte de chainon manquant entre, d'une part, le square offrant une belle perspective sur l'Eure, la vallée de la Seine et la tour de Crosne et, d'autre part, des toilettes canines improvisées par des maitres négligeants. 

C'est en ce temps que les ménages s'équipèrent de machines à laver. La publicité montra alors à la télévision, en 1972, une lavandière de Normandie : la mère Denis. Cette dame fut une des dernières lavandières reconnues. Elle fit la réclame pour la machine à laver "Vedette" et resta nationalement et longtemps célèbre. 

Curieux paradoxe que ces temps anciens éveillent la nostalgie de nos quarts d'heures oisifs, alors que l'espoir de bénéficier de quarts d'heures oisifs devait justement soulager un peu les heures de labeur de ces dames ! Disputons-les à l'oubli, eût dit Hyacinthe Langlois !

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

http://pontdelarche.over-blog.com

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28 février 2012 2 28 /02 /février /2012 17:14

Après une biographie et une bibliographie d'Edmond Spalikowski, nous reproduisons intégralement son ouvrage intitulé Pont-de-l’Arche d’autrefois et d’aujourd’hui, édité par Lestringant, Rouen, en 1931.

 

Tour de Crosne par E. Spalikowski

La tour de Crosne, par Edmond Spalikowski (non édité dans l'ouvrage reproduit ci-dessous).

 

 

Edmond Spalikowski : une vie

Edmond Spalikowski (1874-1951) est une figure intellectuelle de Rouen. Cet homme voua un véritable culte aux arts y goutant – voire y excellant dans leur pratique – : illustrateur, poète, historien, écrivain, critique, chroniqueur de La Dépêche de Rouen, Paris-Normandie, Le Journal de Rouen... 

 

Comment qualifier Edmond Spalikowski en deux mots ? Soigner et enseigner.

 

En effet, notre homme se souciait à la fois du bienêtre des hommes et de leur éducation, ce qu’achèvent de démontrer ses deux professions : professeur d’histoire-géographie au collège de Normandie et médecin. Ce souci d’autrui, en somme, a converti Edmond Spalikowski au militantisme pacifiste dès 1904, période où il professait le socialisme. Trop isolé pour changer le cours des événements, il dut subir les deux guerres mondiales. Il passa la guerre de 1914-1918 mobilisé à Vernon, en qualité de médecin, à l’hôpital 204. Durant la Seconde Guerre mondiale, il connut un exode de 5 ans avant de retrouver sa maison rouennaise pillée, tout comme sa bibliothèque.

Malgré tout, la vie de Spalikowski ne connut pas de tournants ; bien qu’il quittât les horizons socialistes, il resta soucieux du peuple, pacifiste, et conserva assez de militantisme pour mettre ses capacités au service de la Commission des antiquités de Seine-Maritime, de la Commission des sites, des paysages et perspectives de la Seine-Maritime afin de défendre de vieilles demeures, des arbres multiséculaires, et d’encourager les manifestations folkloriques.

Car notre homme, comme l’écrivit le journaliste Gabriel Reuillard, aurait été « plus heureux en un siècle où les valeurs spirituelles et morales étaient moins surclassées par les valeurs techniques. » C’est pourquoi le lecteur du texte qui suit, écrit en 1930, verra le vieil homme défendre avec passion Pont-de-l’Arche, notre cité millénaire. Ainsi que dans maints lieux de Normandie, Spalikowski trouva en Pont-de-l’Arche un véritable argumentaire en faveur du passé : la modestie à la fois des ouvriers et de leurs habitations vétustes et un cadre médiéval assez préservé pour rendre possible les rêveries, les balades dans le temps… 

Edmond Spalikowski ne se réfugia pas dans un conservatisme nostalgique, ou réactionnaire. En compagnie de savantes personnes, dont M. Becq de Fouquières (aux Damps) et des membres, par exemple, de la Société des écrivains normands, dont il fut président, ou de l’Académie des sciences et belles-lettres et arts de Rouen, dont il fut membre, il resta attentif aux modes de vie des humbles. Ces gens sans grade font l’histoire qu’aimait l’auteur et le patrimoine architectural peut être beau quand il marie le neuf à l’élégance des anciens bâtiments. Enfin, lorsqu’il rejette les voitures vrombissantes, déjà, on ne peut l’accuser d’être un vieil homme dont le temps est révolu : Pont-de-l’Arche – la presse de l’époque en témoigne – était une ville dangereuse où les accidents de la route se multipliaient dans les rues étroites de la cité.

Mieux que de visiter les rues archépontaines et dampsoises, Edmond Spalikowski s’y déploie, il rentre dans son sujet – un livre d’histoire à la main –, soupire, esquisse quelques pas vers les ruelles où l’y attendent les plus beaux points de vue, puis redonne à ses lecteurs un Pont-de-l’Arche lové dans une ambiance bien à lui. Les détails architecturaux côtoient les fritures et l’argot des gens du cru car l’auteur est conscient que le présent est déjà dans l’histoire, surtout dans une société qui laisse des témoignages précis sur ce qu’elle vit, aime et pense.

 

A. LAUNAY

 

 

Edmond Spalikowski : extraits de sa bibliographie

- La Station préhistorique de Saint-Aubin-sur-Gaillon (Eure), 1894 ; 

- Contribution à l’étude bactériologique du lait, 1894 ;

- Étude sur les logements des ouvriers de Rouen et…, 1894 ;

- Thèse pour le doctorat. Antonius Musa et l’hydrothérapie froide à Rome, 1896 ; 

- Notes d’anthropologie, 1896 ;

- Dictionnaire médical des Essais de Montaigne, 1897 ; 

- Études d’anthropologie normande, 1897-1898 ;

- Essai scientifique sur F. Villon et son œuvre, 1899 ; 

- Au travail pour la paix (Brochure de propagande).

- La prière au drapeau, 1901 ; 

- Terre normande (poésies), 1904 ;

- Mortalité et paix armée, lettre-préface de Camille Flammarion, 1904 ;

- Chansons de la paix, La Voix du socialisme, 1905 ;

- Bucoliques modernes suivies des Poèmes païens, 1926 ;

- Le Vieux Pont-de-l’Arche, [ca 1930] ;

- La Normandie rurale et ignorée, 1932 ; 

- À travers l’histoire littéraire normande. Michelet en Normandie, 1932 ;

- Âmes et aspects de Rouen, Rouen, 1934 ;

- La Bouille, paradis touristique, Rouen, 1936 ;

- Le Havre. Promenades et causeries, illustrées par l’auteur, 1936 ;

- Le Village, discours de réception d’Edmond Spalikowski à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, 1937 ;

- Au pays des trois abbayes. Saint-Martin-de-Boscherville. Jumièges. Saint-Wandrille-Rançon, 1937 ;

- À propos des séjours normands de Pierre Corneille, 1939.

 

 

Sources

- BNF, Opale-Plus.

- Reuillard Gabriel, "Edmond Spalikowski, évocateur des caractéristiques normandes", [Paris-Normandie], [1952], 6 p., médiathèque de Louviers (in 8° / 477).

 

 

 

Pont-de-l'Arche d'autrefois et d'aujourd'hui

 

 

I. Coup d’oeil d’ensemble 

On pourrait appeler avec raison le XXe siècle le siècle de l’archéologie. Grâce aux travaux des maîtres et aux articles de vulgarisation répandus dans la presse, jamais le public ne s’est tant intéressé aux vieilles pierres et à la conservation des vieux monuments, bien que ceux-ci aient été parfois odieusement mutilés par des municipalités barbares.

Ce goût du passé, qui nous a valu la création de sociétés savantes et artistiques, de commissions des monuments et des sites, transforme le touriste qui ne traverse plus désormais indifférent une agglomération, sans s’enquérir des vestiges de remparts, des églises sauvegardées, des maisons restaurées et de l’aspect général de la bourgade.

Aussi Pont-de-l’Arche excite non sans raison la curiosité de ceux qui désirent rendre hommage à l’art de nos aïeux, tout en admirant le paysage environnant.

Il faut visiter ici, en effet, outre l’église si admirablement orgueilleuse sur sa butte d’où elle domine la vallée, de pittoresques asiles de pauvres gens dans les ruelles aboutissant au carrefour où se profile 1a statue d’Hyacinthe Langlois.

Parmi ces demeures, celle dite du Gouverneur et l’ancienne prison[1] devenue Hôtel de Ville[2], malheureusement dissimulées au fond d’impasses, ne sont pas les moins intéressantes. Des cours comme celle située derrière la Poste[3], des recoins en retrait de la Grande-Rue offrant toute surprise au crayon du dessinateur, et même des logis modernes, tel celui du notaire sur la grand’ place, d’où se dégagent le Boulevard, les routes de Louviers et d’Elbeuf, constituent un nouvel attrait.

 

E. Spalikowski (maison du gouverneur)

La maison du Gouverneur, croquis d'Edmond Spalikowski.

 

 

On verra, par l’exemple de ce home normand si coquet[4], ce que l’on peut tenter en s’inspirant de l’autrefois pour combler les voeux de l’urbaniste.

Le Boulevard qui infléchit sa descente ombragée vers la Seine, laisse voir des pans de fortifications dont la tour Lentérie[5], donnant sur le fleuve, est le spécimen le mieux conservé. La ville était jadis enfermée dans une enceinte, rappelle l’abbé Émile Chevallier, ayant à peu près la forme d’un demi-cercle. « La courtine, épaisse de 2 mètres, était chaînée de tours semi-circulaires mesurant 8 mètres de diamètre extérieur, (seule la tour à l’angle N.-O. de la ville était complètement circulaire). Trois portes donnaient accès dans la ville : l’une, au nord, défendait l’extrémité du pont ; une autre, au midi, ouvrait du côté de Louviers ; la troisième, à l’ouest, s’appelait la porte de Crosne. Ces ouvrages dataient de la première moitié du XIIIe siècle. »

À chaque pas entre l’église et le Boulevard apparaissent des demeures qui exaltent leur vétusté railleuse au regard des bicoques plus récentes et chantent le poème des origines.

Ce petit opuscule n’étant pas un guide au sens propre du mot, n’a d’autre prétention que de souligner quelques détails et d’en révéler quelques inédits. Car on néglige trop souvent l’histoire moderne sous prétexte que chacun la connaît mieux, parce qu’il est censé l’avoir vécue.

Ceux qui  nous suivront seront au contraire fort aises de glaner quelque document qui n’ait pas été vingt fois recopié par les rédacteurs de notices. Aussi, me suis-je borné à une sobriété voulue en ce qui concerne les monuments anciens, pour m’attacher à la physionomie actuelle de Pont-de-l’Arche et donner mes impressions.

Le lecteur ne devra donc point chercher ici ce que volontairement j’ai omis, puisque j’ai simplement réuni dans ces feuillets, par un fil tenu, des articles publiés aux colonnes des quotidiens, gazettes et revues.

 

 

II. Pont-de-l’Arche en 1930

 

C’est en visitant les recoins inconnus d’une cité médiévale comme celle de Pont-de-l’Arche, que l’on se prend à regretter qu’un Hyacinthe Langlois n’en ait point fixé l’image par un crayon habile, avant que la pioche n’ait abattu son fer sur les anciens témoins du passé qui s’éteint.

C’est aussi la raison pour laquelle j’ai voulu conserver en ces pages le souvenir des vieux murs qui subsistaient encore en 1930. Beaucoup en effet sont appelés à disparaître par nécessité d’industrie, de voirie ou d’hygiène.

L’histoire de ces logis qui demain seront morts serait peut-être aussi intéressante que celle des maisons de bois de Caudebec-en-Caux.

Les éléments me manquent pour en décrire les origines et les vicissitudes. Si les annales du Pont-de-l’Arche sont riches en documents concernant le pont, le château, l’église et même les remparts, elles sont des plus sèches au regard des humbles demeures de pauvres gens.

Je ne puis donc que les saluer de mes vers, avant la fatale échéance qui les verra succomber. L’hygiène y gagnera quelque chose sans doute par la suppression de quartiers insalubres ou inconfortables, mais tout un décor pittoresque s’effacera à jamais derrière la morne banalité de la brique et du ciment, à moins que suivant l’exemple de l’habile architecte M. Laquerrière, d’autres défenseurs de l’art ne redonnent vie nouvelle et joyeuse aux façades de demain, et ne rendent à Pont-de-l’Arche le cachet qui fait encore aujourd’hui sa gloire et son originalité.

D’abord à ce vieux toit sis au parvis paroissial, doit tendre mon premier pèlerinage.

 

Sur la place déserte où surgit souveraine

Notre-Dame-des-Arts en son manteau de reine,

La vétuste maison en habits de pauvresse

Étale sous ses yeux sa honte et sa vieillesse.

Et tel un mendiant quémande en sa sébille (sic)

L’obole pour boucher les trous de sa guenille,

Le vieux logis pourtant cherche à sourire encore

À de nouveaux étés, à de claires aurores.

Car il sait, fils des ans, que l’église d’en face

Jette sur sa misère un rayon de sa grâce.

 

Mais d’autres plus nombreux et moins bien avoisinés, ont fixé leurs assises aux quartiers populaires.

Je ne les oublie point malgré leur lèpre et leur sanie, tous ceux de la Rue Haute, de l’Abbaye sans toile et de la Cour Aîné. Ne sont-ils pas le coeur de la ville d’autrefois enclose en son enceinte demi-dévastée au pied de laquelle cependant s’épanouissent les roses des vergers, aux fossés verdoyants ?

 

Captant les chevaliers du rêve au temps perdu

Et des porte-hameçon l’innombrable tribu,

Dès le seuil de la bouche, élargissant son pont

Où la tour à créneaux noie une ombre falote

Aux suies des remorqueurs hâlant sans bruit la flotte

Des péniches ventrues, vermillonnées au front,

La cité de guingois rampe aux berges humides,

Agrippant au coteau ses mains creusées de rides,

Par les ans labourée d’un infernal burin,

Entasse cent taudis au relent des purins

Corrodant les ruisseaux de puantes venelles.

Leur crasse s’ennoblit d’un réseau de dentelles

Que festonne à plaisir le bloquet des lézardes.

Mais la maîtresse poutre en chêne qui s’affaisse

Malgré le réconfort des pijards, goguenarde

L’usine au ciment neuf et le toit sans noblesse

Où grandit la Fortune au berceau d’un chausson.

 

Le progrès en effet a déjà tout bouleversé. L’électricité dresse au carrefour ses pylones (sic) gigantesques, et le ciment a jeté son masque mélancolique sur les poutres apparentes, ce dont s’inquiète Hyacinthe Langlois sur son socle de pierre, que l’on aperçoit dès le coude du pont moderne.

 

Hyacinthe Langlois, poète archéologue

Qui sur ta stèle vois, surpris, tendant le dos,

Dévaler le troupeau bondissant des autos

Échappés aux éclairs du mont du Décalogue,

Pour assaillir le pont cher à Charles le Chauve,

Dans un mugissement de démon ou de fauve,

Lève pour dissiper l’effroi de ta prunelle

La tristesse de tes regards

Que consolait jadis l’inflexion d’une aile

Vers le sourire gothique

De Notre-Dame des Arts,

Reine aux fleurons de pierre en couronne au portique.

Mais prête aussi l’oreille à l’argot des commères

Bourdonnant à tes pieds aux étaux du dimanche,

À leur langue salée, à l’invective amère

Lancée en bon patois, les deux poings sur les hanches,

Et tu reconnaîtras par ce verbe gaulois,

Le sang fier de la race aux illustres exploits

Dans les veines d’enfants des « machons » d’autrefois.

 

 

III. Pont-de-l’Arche et le Tourisme

 

Pourquoi partir si loin lorsque le soleil dispense largement ses rayons sur nos têtes et que nous avons la féerie sous la main ?

Pont-de-l’Arche, en effet, dénoue la chaîne de ses arceaux et dresse sa tour vigilante pour l’appel du voyageur.

Depuis que cette ville est devenue non seulement un centre touristique, mais aussi le sanctuaire où règne, orgueilleuse de ses richesses, Notre-Dame-des-Arts, cette région de l’Eure s’est imposée comme un carrefour où se rencontrent, venues par les chemins ombreux de la forêt, les lacets dorés de la plaine qui voit se coucher la javelle, les autos dévalant en trombes à travers les ruelles pittoresques où, pignons, colombages et pijards s’effarent de tant de bruit et de vitesse.

De même que les géographes précisent l’importance d’une agglomération par sa situation, ainsi peut-on classer Pont-de-l’Arche parmi les routes de premier ordre, dont le pneu écrase le sable millénaire, que l’Histoire avait nonchalamment épandu depuis les temps du premier passage d’eau jusqu’à nos jours. Seulement le sable a perdu sa couleur jaune et gaie, pour se revêtir d'un sarreau noir qui protège à peine son rustique vêtement trop vite lacéré aux jeux de la course.

Mais nous savons ce que valent les tabliers dont le tissu fragile ne résiste guère à l’usure des travaux quotidiens et la route qui n’a rien de la vigueur d’Atlas, ne tarde pas à agrandir ses déchirures dès que l’automne jette le luxe trompeur de ses rouges colifichets sur la misère en haillons du chemin trop foulé.

C’est ici que l’on comprend, mieux peut-être qu’ailleurs, à l’abri des grands murs de la basilique heureusement à l’écart des agitations qui empêchent les emballés d’en admirer à loisir les délicates sculptures, combien apparaît plus pressante que jamais la solution du problème de la route aux chauffeurs.

En principe, l’automobiliste ne s’inquiète que de deux choses : du rythme de son moteur et de l’état de la chaussée. Aussi n’a-t-il guère le loisir de s’apercevoir si les vieux logis dont il frôle la souquenille, lui reprochent de troubler brutalement leur rêve ou l’injurient d’éclabousser leurs ouvroirs d’immondices et d’y lancer leurs vapeurs empestées.

Pont-de-l’Arche ne compte plus guère que pour les artistes, les poëtes (sic) et... les pêcheurs à la ligne, mortels inoffensifs qui conservent du monde d’hier, avec la sagesse et la lenteur du geste, le respect du silence et le culte de la tradition. C’est pourquoi ils s’égaillent le long des berges et sur les eaux du bras de Seine qui caressent mollement le paisible village des Damps où les salicaires fleuries jalonnent de leurs hampes pourpres le sentier herbeux conduisant vers l’autrefois, c’est-à-dire à l’abbaye de Bonport.

Sans doute en conservant les habitudes des ancêtres primitifs les chevaliers de la gaule font-ils figure de gens d’un autre âge pour ceux que la passion de la vitesse rive au volant.

Cependant si les artères principales de Pont-de-l’Arche sont à jamais vouées aux nouveaux dieux infernaux dont le pétrole alimente les brasiers, bien des venelles offrent encore leurs retraites propices à la méditation et au rêve. On peut flâner délicieusement sur le Boulevard, dans l’ombre tutélaire qui protège le passant de son bouclier de feuillage contre les flèches de la canicule.

À ses pieds, les jardins potagers trouvent au cuvelage des anciens fossés la terre nourricière qui favorise l’orgueil des choux et des poireaux. Le regard s’amuse du déhanchement des murs et des toits, et la tour d’angle découronnée qui n’inspire plus aucune idée guerrière, étonne comme un anachronisme dans un décor bucolique.

Le spectacle de la rue n’y est pas non plus banal et sans valeur.

Le dimanche matin, sur la petite place montante et biscornue aux pavés rocailleux, un marché déploie le contraste des couleurs, autour du socle surmonté du bronze noirci d’Hyacinthe Langlois, dont un cordon de lampes électriques éclaire brutalement la face, aux soirs de fêtes officielles. De sa prunelle curieuse, l’artiste archéologue scrute, comme il savait le faire, les détails de ce tableau de la vie utilitaire où sous le ciel gris de Normandie égayé un instant d’une lueur qui voudrait être un sourire de soleil, s’étalent les produits de l’agriculture et de l’industrie.

Ici, une file de lapins dépouillés et prêts pour la casserole forme la frange sanglante d’une courtine accrochée aux ais d’un étal   improvisé ; là, un parterre de cantaloups parfume une voiture autour de laquelle se pressent maintes gourmandes ménagères. Mais elles quittent bientôt l’éventaire odorant pour celui aux rideaux ajourés et pour celui non moins attirant où chatoient le mauve, le rose, le gris et le tango des bas de soie et des corsages qui feront belles les filles des chaussonniers et artisans de chaussure en rupture d’ateliers. Car le propre de Pont-de-l’Arche est d’être un centre industriel sans en avoir l’air. Sa coquetterie lui fait honneur.

Les fabriques se dissimulent entre un mur historique et un jardin. À peine aperçoit-on une cheminée plus haute, quelques vitrages ou un hangar. Seul, un réseau de fils électriques, distributeurs d’énergie, couvre pignons, faîtes et lucarnes, comme toile d’araignée et les hauts pylones (sic) de fer jurent, accolés contre un logis à poutrelles apparentes, qui ne profite pas toujours de la lumière qu’ils apportent.

Sur le port ou du moins près de la grève, les maisons de pêcheurs, au milieu desquelles quelques façades plus cossues ont rajeuni leur costume, conservent le souvenir d’anciens briseurs de lames dans les nuits aux captures fructueuses.

Croyez en la vieille expérience d’un amateur de beaux arts. Malgré ses trombes d’autos et les embarras de ses ruelles, dont aucun Boileau ne dira les ennuis, Pont-de-l’Arche réserve toujours aux citadins avides d’air pur et de calmes horizons, des retraites que signalent quelques papiers gras, reliefs des repas dominicaux en plein vent.

Mais les berges de Bonport sont assez larges et les fourrés assez nombreux pour qu’on puisse y installer trois tentes, en l’espèce le parasol du chef de famille et les ombrelles de la maman et de sa fille, qui jetteront leurs taches vives sur l’écran de vert émeraude des saulaies et des hêtres.

 

 

IV. – Sur le pont… de Pont-de-l’Arche

 

Lorsque le wagon ralentit sa course face à l’horizon que noircit le long ruban de la forêt de Bord, le touriste devra parcourir le pont, fils de celui qui donna son nom à l’antique cité bâtie au IXe siècle, pour résister aux incursions de ceux qui devaient la conquérir, avant de rendre prospère " la Duché  ", dont elle est l’une des parures.

Celui d’autrefois mesurait 334 mètres de longueur et 6 m 50 de largeur. Tout en pierre de taille, il incurvait vingt-trois arches de largeurs et de formes différentes, reposant sur des piles terminées en éperons. Les parapets crénelés s’affublaient de trois moulins en pans de bois perchés sur de longues poutres semblables à des échasses, dont le premier avait appartenu à l’abbaye de Saint-Ouen de Rouen et en conservait l’appellation ; le second s’appelait Parmi ou Matignon et le troisième Rouville ou aux Danois.

Un calvaire érigé au-dessus de l’arche marinière rendait courage et espoir aux usagers du fleuve, appréhendant comme à Vernon l’accès de ces passages près desquels se creusaient souvent de dangereux tourbillons.

Le voyageur ne verra plus le château ni la Porte de l’Eau. Mais deux tours restaurées lui rappelleront une époque chère aux romantiques. À leur pied s’alignent, comme autour du bassin d’un petit port tranquille, de modestes maisons neuves ou rafistolées qui, fatiguées de faire le guet, semblant des lazzaroni assoupis, ne peuvent, même l’oeil mi-clos, voir passer les remorqueurs tirant sans bruit de longues files de chalands au ventre de Gargantua, dans lequel, par tonnes, s’entassent les produits les plus divers, tandis que les barques de pêcheurs en rupture de bureau ou de comptoir, partent à la conquête d’une friture.

D’ailleurs, le pélerinage (sic) finit à Bonport, abbaye dépouillée de ses trésors, et même de ses pierres que l’on retrouve ça et là aux environs, Bonport où résidait quelquefois le bon abbé Desportes, aux vers gracieusement volages, écrits après un souper fin ou entre deux aventures galantes du prince dont il chantait les amours. Mais ne fut-il pas l’ancêtre de ceux qui prêchent la morale facile et l’art de ne pas s’en faire ? Car son potage était exquis, si l’on en croit Malherbe, et puis il avait une telle dilection pour la campagne, surtout celle de Normandie, qu’il lui faut pardonner bien des faiblesses pour la gentillesse de certains poèmes éclos au bord de notre Seine.

Des Parisiens imitant son exemple, ont choisi ces rives pour y fixer leur demeure estivale. Mais effrayés par la gravité du site et les pignons ajourés, qui tels de beaux yeux crevés, ouvrent les orbites de leurs fenestrages sur le mystère des eaux, ils se sont réunis de l’autre côté du pont formant bordure de démarcation entre les deux zones si singulières par le contraste de leur aspect.

Il semble qu’il ferait bon vivre dans cette petite cité qui s’est sagement retirée à l’écart d’une gare où s’arrêtent la plupart des trains venant de Paris. À peine le commis voyageur s’engage-t-il sur quelques seuils, tandis que le touriste dominant l’eau qui bouillonne à ses pieds, voit surgir comme fond de décor, la Côte des Deux Amants, où vielle la légende de Marie de France, qu’ont rendue impérissable la vaillance et l’amour auréolant ses héros.

 

 

V. – L’enterrement à Pont-de-l’Arche

 

Dès les premiers jours de printemps et de festivités pascales, Pont-de-l’Arche qui a secoué le voile maussade dont la neige et la pluie s’obstinaient à couvrir le gothique chapeau de sa basilique et les bonnets sur l’oreille de ses anciens logis, attend la file des autos en délire, sans espérer pouvoir les retenir toutes cependant.

À ceux qui, désireux de goûter les joies de la marche à pied, s’aventurent sur le pavé, je conseillerai de gravir tout d’abord non le chemin officiel, dirai-je, mais le torve sentier qui serpente du quai à l’éminence où s’implante Notre-Dame-des-Arts[6] ; en abordant celle-ci par le chevet, pour se réserver ensuite l'enchantement de la façade sur le parvis.

Rappellerai-je que primitivement dédié à Saint-Vigor, presque tout l’édifice date du commencement du XVIe siècle, et que la décoration intérieure est due au concours de nombreuses  personnalités, dont Madame la duchesse d’Uzès sut échauffer l’enthousiasme et provoquer les dons généreux.

Le maître autel de style Louis XIV, les 46 stalles provenant de l’abbaye de Bonport, de la même époque d’ailleurs, que défendent des lions accroupis, ne font point oublier les remarquables vitraux dont l’un retrace l’image du chemin de Halage sous l’ancien pont, et celle du château au temps de Henri IV.

Mais peut-être croiserez-vous en ce moment un enterrement. La cloche sonne alors son appel sur le rythme du Dies Irae. Sous les voûtes aux nervures ramifiées comme feuilles épanouies, la Charité en costume rituels monte la garde autour du catafalque, et lorsque le Libera a délivré non seulement les chantres, mais l’assistance, un char sans cheval, véhicule à quatre roues, quitte le parvis et s’avance le long des murs historiques qui en ont vu bien d’autres, poussé par les confrères de la Charité, dont l’appellation semble bien justifiée.

Cet usage qui peut paraître suranné à certains, n’est-il point au contraire inspiré, par un dernier geste de solidarité humaine au seuil de l’éternité ?

Sur le passage, le logis dit « du Gouverneur » hausse son toit et son corps effilé au-dessus des arbres, pour mieux apercevoir les gens du cortége (sic).

Pendant ce temps, la vie continue, les métiers ronronnent, les chaussures se cousent, les chaussons se tissent avec leurs bigarrures et leur diversité de formes et de couleurs. À heures fixes, un long camion automobile emmène les ouvrières du dehors, accourues des campagnes pour le travail à l’usine. Les aubergistes inquiets scrutent l’horizon où s’amoncellent de nouveaux nuages qui chasseront les promeneurs alléchés par une semaine précédente de douceur et de rayons qui a croché les premiers bouquets aux arbres des vergers et jardins.

Qu’importe, les fritures grésillent aux poêles plébéiennes des rues de Hault, Sainte-Marie, de l’Abbaye-sans-Toile et dans la Cour Ainé.

 

E. Spalikowski (abbaye sans toile)

La rue Abbaye-sans-toile, croquis d'Edmond Spalikowski.

 

Mais avril ne saurait chaque année se décider à lâcher sitôt l’hiver qui fait d’ailleurs des façons pour prendre sa retraite, abusant de son grand âge pour s’imposer au-delà des limites permises par les règlements du calendrier. Une vague d’assaut chargée d’ondées ou de neige à demi fondue se dessine sur les chalands en construction dans l’île tonnante de vingt marteaux, barrant le fleuve[7], que cherche à dissimuler le rideau d’arbres tendant son réseau de jeune verdure, du pont à la chaussée goudronnée jusqu’à la pointe des Damps.

Puisse la gentille cité garder longtemps ses berges verdoyantes, ses grands peupliers et ses vieilles pierres. Elle sera toujours ainsi celle que l’on regrette lorsque la vision de son horizon de forêts, de toits, tours et campaniles, s’estompe dans la brume, au tournant du chemin.

 

 

VI. – Vers les Damps

 

Depuis que M. André de Fouquières a spirituellement raconté pourquoi il était venu s’installer aux Damps, sorte de faubourg de luxe de la petite cité médiévale, son apostolat a porté ses fruits, puisque toute une colonie parisienne a pris possession de l’estuaire de l’Eure !

Elle eut difficilement trouvé mieux. Le site est des plus agréables, les rives de la Seine, le fleuve lui-même entrecoupé d’îles dérobant du rideau de leurs grands arbres la plaine d’Alizay trop monotone, à proximité de la grande ligne Paris-Rouen, tout cela incitait au déplacement pour un séjour prolongé, qu’avaient déjà tenté auparavant des écrivains et des artistes, notamment Octave Mirbeau, au sein de cette Maison du Sage, ainsi qu’il la désignait dans un article du Gaulois.

Ne s’imaginait-il pas en effet, que celle-ci avait appartenu au philosophe Caro, lorsqu’en réalité, elle avait fait les délices d’un ancien commerçant parisien « chemiserie et confection » qui n’avait rien de commun avec l’auteur du Matérialisme et la Science ?

Il faut reconnaître qu’une louable émulation a incité les villégiaturistes à rivaliser de zèle pour transformer cette modeste agglomération de pêcheurs déjà charmante en un véritable Éden enchanteur.

M. de Fouquières – noblesse oblige – a laissé à sa demeure l’allure d’une vieille dame du XVIIIe siècle, légèrement rajeunie sans rien perdre de sa distinction.

Sur trois larges baies s’ouvre le hall imposant dans son austérité rompue par quelques meubles, divan, fauteuils. Le portrait du maître de ces lieux dans une pose romantique, reçoit, dès l’escalier de fer forgé, les hôtes et les amis.

Voici l’antichambre aux murs tendus de nattes où se détachent quelques toiles et dessins anciens, la salle à manger au décor jaune de toile cirée, ainsi que les rideaux portières et sa longue table dont les dimensions révèlent que l’hospitalité généreuse ne regarde pas au nombre des convives.

Du premier étage où se déroule la succession des chambres meublées à la moderne dans l’intimité desquelles survivent quelques souvenirs de familles ou reliques d’hier, le panorama s’élargit, et l’œil s’éjouit du spectacle des futaies en ligne pour la parade.

Le jardin à son tour réserve des surprises. Le rideau des grands arbres, aux bras étendus dans un geste de bénédiction ou de protection, dissimule à peine un petit édicule de la Restauration, la bibliothèque aux reliures attristées d’un abandon qu’impose l’existence trépidante de la capitale, les communs où se tapit l’auto toujours prête, aux bondissements vers l’aventure de la route.

Puis là-bas, au delà du potager orgueilleux de son exposition légumière et florale, un simple rez-de-chaussée qui, jadis, remplit l’office de mairie pour le village des Damps, a vu transformer la salle municipale en chambre-salon au lustre d’un modern-style audacieux et ses annexes en cabinet de bain et cuisine.

Voici vraiment l’ermitage rustique bien que confortable, contrastant avec le manoir d’en face, aux lignes rigides, aux toits d’ardoises à lucarnes.

Les murs du verger courent le long d’un sentier qui limite le domaine jusqu’à la grille ouverte sur le mystère des buissons et des ombrages.

Et c’est là, douce demeure de grand seigneur doublé d’un artiste et d’un lettré, dont l’accueil dit le grand cœur et la race.

À la suite s’alignent d’autres logis construits la plupart en style normand. La plupart vénérables et authentiques, si j’ose m’exprimer, ont souffert de la négligence, de l’incurie ou de la gêne de leurs possesseurs de jadis, aussi bien que des vents chargés de pluie les fouettant au visage. Mais ils sont devenus de délicieux cottages, égayés de la note écarlate des géraniums ou des tons plus discrets et variés des pétunias et capucines.

L’un même, hier, simple grange-écurie, élevé à la dignité de salle d’apparat, renferme un musée complet de souvenirs ruraux des XVIIIe et XIXe siècles que l’impatience et l’ingéniosité d’une Cauchoise, Mme Leroy, dont on ne saurait trop louer l’initiative, ont aidé à meubler avec un goût si original et si sûr que l’œil le plus observateur n’a rien à critiquer.

Ce rez-de-chaussée accroupi au pied de la falaise verdoyante et fleurie qu’il a fallu entailler pour y asseoir le jardin, est voisin de la maison des Damps, dont le portail élégant, de style Louis XIII, attire déjà l’attention avant que le visiteur ne pénètre dans la cour pour se réjouir des bâtiments à ornements extérieurs de colombages apparents.

Mais dans ce rayon exigu, tout un musée de la rue s’est constitué. M. Jean Bourdon a veillé au respect de l’harmonie des lignes de sa maison, vêtue de lierre, dont le studio se décore d’une agréable cheminée à large foyer.

Un autre manoir plus vétuste, dit de la Reine Blanche, un peu à l’écart du chemin du bord de l’eau, chauffe sa tourelle altière à poutrelles enchevêtrées en X ou parallèles, au soleil du Midi qui la conserve et la console des attaques insidieuses des brumes sorties du fleuve, aux soirs et matins d’arrière-saison.

Sans doute cette demeure attend-elle l’occasion qui lui donnera un Mécène capable de lui rendre sa vigueur et sa beauté première. Mais telle qu’elle est dans son verger de curé, abandonnée aux orties et mauvaises herbes, elle semble bien la princesse délaissée prouvant ses nobles origines, malgré l’usure de son vêtement.

Espérons qu’une heure de réhabilitation sonnera pour elle comme elle a sonné pour le Prieuré, robuste ermitage enclos de murs favorisant la pérennité de la prière aux sourires des roses et des massifs qui constituent le durable reposoir des fêtes de l’été.

 

E. Spalikowski (maison de la Dame blanche)

La maison de la Dame blanche, croquis d'Edmond Spalikowski.

 

Et puis, arrêtons-nous devant cette curieuse entrée de cour, près d’un restaurant de pêcheurs, en face de la cale où, à l’aide d’une traille, un bac assure le passage dans la grande île, carène de verdure escortée d’autres nefs dont les troncs d’arbres sont les mâts et les cimes murmurantes des voiles innombrables, dont aucun souffle cependant ne peut vaincre l’immobilité.

Sur ces deux ou trois kilomètres de route constituant l’artère principale de ce coquet royaume du repos, vers laquelle dévalent des sentiers agrestes, ayant gardé leur simplicité de costume et d’allure, tout un monde roulant d’autos circule sans trop de peine et de bruit. Des rencontres heureuses y naissent par l’effet du hasard, des relations et des invitations, et plus d’un qui a pris pied quelques jours sur la berge, le long de laquelle s’égaille, de l’aube au crépuscule, le cohorte des patients chevaliers de la gaule, ne quitte ces lieux qu’avec le regret au cœur. Le désir monte à ses lèvres d’y trouver à son tour un abri pour goûter la douceur de l’heure parfumée des mois où l’on entend le murmure de la chanson des blés.

 

[1] C’est-à-dire le bailliage.

[2] Et ce jusqu’en 1967.

[3] La cour du Cerf.

[4] La maison notariale.

[5] La tour de Crosne, non pas mieux conservée mais mieux restaurée (XIXe siècle).

[6] La sente de Beauregard.

[7] Ce sont les travaux de calibrage de la Seine, séparant l’Eure de la Seine et endiguant les berges. 

 

Armand Launay

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23 avril 2006 7 23 /04 /avril /2006 00:27

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Mes activités

Armand Launay. Né à Pont-de-l'Arche en 1980, j'ai étudié l'histoire et la sociologie à l'université du Havre (Licence) avant d'obtenir un DUT information-communication qui m'a permis de devenir agent des bibliothèques. J'ai acquis, depuis, un Master des Métiers de l'éducation et de la formation, mention Lettres modernes. Depuis 2002, je mets en valeur le patrimoine et l'histoire de Pont-de-l'Arche à travers :

- des visites commentées de la ville depuis 2004 ;

- des publications, dont fait partie ce blog :

Bibliographie

- 20 numéros de La Fouine magazine (2003-2007) et des articles dans la presse régionale normande : "Conviviale et médiévale, Pont-de-l'Arche vous accueille", Patrimoine normand n° 75 ; "Pont-de-l'Arche, berceau de l'infanterie française ?", Patrimoine normand n° 76 ; "Bonport : l'ancienne abbaye dévoile son histoire", Patrimoine normand n° 79 ; "Chaussures Marco : deux siècles de savoir-plaire normand !", Pays de Normandie n° 75.

- L'Histoire des Damps et des prémices de Pont-de-l'Arche (éditions Charles-Corlet, 2007, 240 pages) ;

- Pont-de-l'Arche (éditions Alan-Sutton, collection "Mémoire en images", 2008, 117 pages) ;

- De 2008 à 2014, j'ai été conseiller municipal délégué à la communication et rédacteur en chef de "Pont-de-l'Arche magazine" ;

- Pont-de-l'Arche, cité de la chaussure : étude sur un patrimoine industriel normand depuis le XVIIIe siècle (mairie de Pont-de-l'Arche, 2009, 52 pages) ;

- Pont-de-l'Arche, un joyau médiéval au cœur de la Normandie : guide touristique et patrimonial (mairie de Pont-de-l'Arche, 2010, 40 pages) ;

- Pont-de-l'Arche 1911 I 2011 : l'évolution urbaine en 62 photographies (mairie de Pont-de-l'Arche, 2010, 32 pages) ;

- Mieux connaitre Pont-de-l'Arche à travers 150 noms de rues et de lieux ! (Autoédité, 2019, 64 pages) ; 

- Déconfiner le regard sur Pont-de-l'Arche et ses alentours (Autoédité avec Frédéric Ménissier, 2021, 64 pages) ;

- Les Trésors de Terres-de-Bord : promenade à Tostes, ses hameaux, Écrosville, La Vallée et Montaure (publié en ligne, 2022) ;

- Les Trésors de Terres-de-Bord : promenade à Tostes, ses hameaux, Écrosville, La Vallée et Montaure (version mise en page du précédent ouvrage, édité par la mairie de Terres-de-Bord, 2023).

Depuis 2014, je suis enseignant à Mayotte.

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