Démarrage de l'application mobile devant un bananier de Mayotte : les gens ont de ces idées (cliché d'Armand Launay, septembre 2020)...
L’Office de tourisme Seine-Eure a édité en 2019 une brochure de 40 pages associée à une application numérique intitulée : “À la découverte de Pont-de-l’Arche. Les histoires du Maître du pont.” Celle-ci se veut un circuit fléché et animé devant guider les visiteurs dans le patrimoine et l’histoire de la ville. Ce circuit a été mis à la disposition du public à partir de juin 2020 avec une publicité dans les médias et les abribus de l’agglomération. L’application est disponible dans Google play où vous chercherez le fournisseur “Seine Eure s’imagine”.
Quelques élus de Démocratie archépontaine, groupe d’opposition au Conseil municipal actuel, ont eu la bonne idée de juger cette visite cette semaine et, à travers elle surtout, de viser l’action de la municipalité lors des dernières journées du patrimoine. Leur reproche peut se résumer à la difficulté, voire l’impossibilité, de suivre les repères matériels du circuit de découverte en ville. Ils affirment que les élus de la majorité auraient dû accompagner, ou faire accompagner, les visiteurs dans ce dédale d’un genre nouveau.
En effet, nous nous posions aussi la question depuis juillet dernier où, durant la Sainte-Anne qui a à peine eu lieu pour cause de prévention du Covid-19, nous avions réalisé la visite avec notre fille de 11 ans et notre père... un peu plus âgé : alors, que vaut ce circuit ?
Un travail professionnel
À notre connaissance, c’est principalement Estelle Maillet, ingénieure d’études, qui a conçu le circuit et le texte pour le compte de l’entreprise “Médiéval-AFDP”, spécialisée dans l’étude et la mise en valeur du patrimoine, surtout médiéval.
Il s’agit d’une découverte de la ville par les propos de Gervald, personnage fictif, maitre du pont de la ville. Il assure une fonction attribuée par le roi, c’est-à-dire la charge du guidage et du montage des bateaux sous le pont. En effet, le passage des bateaux était périlleux et nécessitait des haleurs et une personne pour organiser leur travail. Par un jeu de piste, le visiteur trouve des indices en quête de Gervald et découvre diverses facettes de l’histoire de la ville, des éléments du patrimoine… pas uniquement médiévaux.
Les dessins ont été réalisés par Kévin Bazot et David Herbreteau. Le graphisme a été réalisé par “L'Ours en Plus”, dont on apprécie les jeux de mots. Ceux-ci ont travaillé sur la base de documents anciens excellemment mis au gout du jour et plutôt bien réinterprétés. Les “sources documentaires principales”, voire uniques, sont “Armand Launay, blog pontdelarche.over-blog.com” et “Pierre Molkhou”, sans titre d’ouvrage cependant, et les “Archives départementales de l’Eure”... bien qu’en fait on ne retrouve presque rien issu de ces archives dans le carnet de voyage du circuit, c’est-à-dire le document imprimé qui accompagne l’application mobile. Les photographies sont d’André Roques, de l’Office de Tourisme Seine-Eure, de Guillaume Duprey et de istock.
La recherche historique semble suffisante bien que n'apportant aucune nouvelle information, le graphisme est excellent, que ce soit sur le papier ou dans l’application téléphonique. Nous ne savons combien il en a couté* à l’Office de tourisme mais les deux années de travail ont été sérieuses et ont abouti à un beau résultat.
Une initiative réussie pour les adolescents
L’application mobile et le support imprimé, le carnet de voyage, sont adaptés aux adolescents et aux habitués de la manipulation d’écrans. L’écran a un pouvoir captivant qui invite le visiteur à poursuivre sa quête. Celle-ci est agrémentée de quelques jeux qui en modifient le rythme. L’application mobile est un outil efficace pour sensibiliser un public à un sujet sûrement nouveau pour lui : l’histoire et le patrimoine d’une commune. Elle intéresse aussi par son aspect ludique et pédagogique.
Une aura pour la commune
La commune de Pont-de-l’Arche bénéficie désormais d’une offre nouvelle et encore assez rare : le circuit renforcé par l’application mobile. Cela constitue un beau document et une belle animation. Les amateurs de nouveautés apprécieront, un temps du moins... car c’est là le cout de la néophilie, l’amour de la nouveauté. Une communication a été assurée sur l’histoire de la ville, ce qui est très rare. C’est même la première fois, à ce stade-là, que l’histoire de Pont-de-l’Arche a été promue à Louviers, Val-de-Reuil et la région. La commune aura aussi, et enfin, ouvert sous conditions le portail donnant accès à l’arrière de l’église, sur les remparts.
Support ou gadget ?
Recourir à l’écran est riche, mais une visite de ville dure longtemps. Or, l’écran nous maintient dans une activité principale, obsédante : le clic, le visionnage d’images et une certaine lecture rapide d’une série de textes assez brefs.
Le suivi de ce circuit numérique, avec son support imprimé, nous détourne relativement de la flânerie, de l’observation pure des ruelles et du paysage. Parfois même, on se retrouve perturbé par la manœuvre d’un automobiliste, un piéton souhaitant passer sur un trottoir étroit. Plus dommage encore, en matière patrimoniale : on se retrouve souvent dans la lecture de connaissances historiques et non dans l’interprétation des données du terrain : que nous apprend telle pierre ? Quel est ce type architectural ? Pourquoi cette voie est-elle dans ce sens ? Le patrimoine est presque un prétexte à entrer dans l’histoire, alors que des morceaux d’histoire devraient éclairer le patrimoine que l’on perçoit. C’est particulièrement criant à l’endroit de Notre-Dame-des-arts : on en vient à chercher des nombres parmi les bancs en bois alors qu’on survole ce qui fait la beauté des lieux : le recueillement, l’observation attentive des détails comme les angelots du maitre-autel, les ex-votos, les signatures des vitraux, les sculptures des fonts-baptismaux, la lumière filtrée et colorée par les vitraux...
Certes, le jugement esthétique et le sentiment sont le propre de chaque visiteur et le circuit ne prétend pas les gâcher. Mais, de fait, le visiteur scrupuleux est happé par la direction imprimée par la visite et les énigmes à percer. En caricaturant un peu, on cherche la signalétique du circuit au lieu d’observer le paysage. Le temps passant, le visiteur se retrouve pressé de trouver l’étape suivante : il court un peu plus qu’il ne le devrait. Certaines personnes, comme les élus de Démocratie archépontaine, trouvent que le circuit est mal matérialisé dans les rues, malgré une signalétique régulière. En effet, des clous métalliques au sol, à l’effigie de Gervald, sont parfois difficilement identifiables malgré l’aide du plan dans le carnet de voyage imprimé. Nous avons été contacté par Facebook pour aider en direct des visiteurs en peine. Nous même, avec notre fille, nous avons dû chercher à deux reprises assez longtemps les clous. Les personnes n’utilisant que l’application mobile doivent peiner à trouver tous les clous. Or, sans les indices lisibles sur les clous métalliques, on ne peut poursuivre les étapes de l’application mobile...
L’application mobile est-elle donc le support idoine ou un gadget qui détourne d’une visite personnelle et interrogative ?
Des oublis et des erreurs
À la perfection nul n’est tenu et il n’est pas besoin d’être parfait pour être bon. Ces propos ne visent donc pas à ternir les auteurs du circuit mais à en évaluer objectivement les limites. Il est dommage que le circuit oublie l’ancienne abbaye de Bonport, dans la commune de Pont-de-l’Arche. Celle-ci aurait dû au moins faire l’objet d’une invitation à la visite. La colonne de Bonport présente dans la cour du Cerf offrait pourtant cette transition, d’autant plus qu’une page du carnet de voyage est laissée à une improbable rédaction que le visiteur pourrait faire... s’il le voulait. De même, le panneau sculpté de la place Hyacinthe-Langlois, la maison du gouverneur, la maison à avant-solier, les réclames des façades du XIXe siècle, les voutes de l’escalier du pont, le remplacement d’un bras de Seine par le cours de l’Eure en 1935… d’importants éléments du patrimoine bâti et naturel manquent.
Bien que ne se voulant pas une somme d’histoire et de patrimoine, avec des liens systématiques et cohérents, le texte est ponctué d’erreurs. La plus étonnante est la mention de l’armée allemande en 1946 (sur l’application téléphonique, lue en juillet 2020). D’autres erreurs viennent d’interprétations hâtives comme l’affirmation que Henri Désiré de Subtil de Lanterie, homme d’église et propriétaire de la tour de Crosne, se trouverait sur le cliché d’une carte postale de 1910 où un voit un homme, plutôt jeune, en costume de ville ; sûrement un ami du photographe. Des lectures trop rapides font écrire que ce n’est qu’en 1772 que Pont-de-l’Arche est devenu le siège du bailliage alors que la ville accueillait un bailliage secondaire de Rouen depuis le milieu du XVIIe siècle. Les auteurs se sont emmêlés les pinceaux : ce pauvre Gervald est réputé victime de la peste noire (1346-1353) alors qu’il est aussi réputé être maitre du pont depuis 1415. Mieux vaut-il commencer par mourir afin d’être bien conscient de la chance de vivre ? Ces oublis et erreurs ne ternissent pas le travail d’ensemble, mais une relecture supplémentaire eût été nécessaire.
Les clous à l'effigie de Gervald, une signalétique pas toujours facile à repérer (cliché d'Armand Launay, juillet)
Faire à la fois plus simple et plus ambitieux en matière de culture et de tourisme
Malgré ce circuit, on est encore ‒ à mon sens ‒ orphelins d’une vraie visite fléchée. Ce sont quelques panneaux résistants, bien placés, qui permettent aux gens de se balader assez librement dans la ville et de découvrir, par hasard, l’existence d’un tel parcours. De petits dépliants peuvent les compléter sous forme imprimée dans les commerces, les services publics, ou sous format pdf sur le site Internet de l’Office de tourisme ou de la Ville. C’est sûrement moins couteux mais plus adapté aux différentes pratiques des visiteurs. Le circuit des Damps, le “parcours de découverte Philippe”, du nom de notre regretté ami Philippe Wastiaux, en constitue un bon exemple de sobriété et d’efficacité, bien que les textes puissent être augmentés. Plusieurs visites archépontaines sont à proposer : l’église Notre-Dame mérite une bonne heure pour les amateurs de patrimoine religieux. Les jeunes et les marcheurs peuvent faire un large tour de la ville avec une dose d’histoire et de patrimoine architectural et naturel. Deux visites patrimoniales peuvent être proposées : une pour les personnes à mobilité réduite ou fatiguée ; une seconde plus longue pour le public en pleine possession de ses moyens et aimant à déambuler. Le circuit à la recherche de Gervald constitue une bonne chasse au trésor avec ses énigmes et ses jeux. Mais il enferme de nouveau les jeunes dans la pratique de l’écran quand nous devrions, au contraire, les faire respirer, les faire réfléchir. De plus, ce circuit n’assouvit pas ‒ toujours selon nous ‒ le désir de connaissance adulte. Le gadget jette une lumière sur le patrimoine, pour les gens qui la voient peu, mais il éblouit et détourne le regard d’une vision plus lente, plus fine, plus personnelle du monde qui nous entoure. Par exemple, en quoi une Vierge à l’Enfant Jésus du XIIIe siècle constitue un objet rare et précieux dans l’église ? Il s’agit aussi d’initier et former le public à une lecture plus amoureuse, plus connaisseuse de la beauté et du sens.
Enfin, le carnet de voyage termine par une belle invitation qui honore les auteurs : “Je tire une leçon de mon aventure : La vie ne vaut d’être vécue que si on la partage avec les autres !” Au-delà de l’évidente condition humaine ‒ “l’homme est un animal social”, écrivait Aristote ‒ ce partage doit être provoqué. C’est sûrement ainsi que les visites de ville gagnent à être réalisées en présence d’un guide qui échange selon sa sensibilité et selon les désirs du public. Les membres de l’opposition ont donc raison d’inviter la municipalité à ne pas oublier cette dimension cardinale.
Mon père, personnage sociable, préférant la discussion avec des touristes que la consultation d'écrans (cliché d'Armand Launay, juillet 2020).
L’impression personnelle d’être dépossédé
Je remercie Estelle Maillet pour sa courtoisie et son amabilité. Elle m’a questionné sur des illustrations anciennes de la ville, que j’ai fournies, et leur interprétation afin de les améliorer voire de reconstituer le paysage tel qu’il fut. Elle m’a demandé quelques sources bibliographiques. Elle a aussi veillé à ce que mon nom figure dans les remerciements. J’ai, à ce titre, œuvré à la réalisation de certaines parties de ce circuit.
Grâce à Estelle Maillet, j’ai moins l’impression d’avoir été dépossédé de mes travaux puisque j’ai été associé et cité. Mais, si l’histoire de Pont-de-l’Arche ne m’appartient pas, mes ouvrages et mes articles sont ma propriété intellectuelle. La majorité des anecdotes et des interprétations sur les faits, les monuments, proviennent de mes écrits disponibles sur ce blog ou dans des opuscules. L’écriture du carnet de voyage n’est pas de moi et l’on a ainsi évité le plagiat mais quand je lis les souvenirs du fantôme Gervald, j’ai l’impression qu’il a louché sur ma copie. Il a dû sembler impossible de m’associer à la réalisation des textes à moins de me rémunérer, ce qui n’entrait pas le calcul de rentabilité. Des illustrations de mon ouvrage sur Pont-de-l’Arche, cité de la chaussure ont même été reproduites sans en citer la source. Si je n’en suis pas l’auteur, il est toujours honnête de sourcer les informations données. Les noms des auteurs des illustrations anciennes ont été systématiquement délaissés et oubliés. C'est étonnant. Les banques d’images Freepik et Adobestock étant citées dans l’ours (les crédits) du carnet de voyage, il doit donc être possible de citer des noms et de respecter les droits d'auteurs. Ceux-ci ne sont pas que pécuniers mais moraux, aussi.
Gervald, nom imaginaire du maitre du pont représenté sur le vitrail du montage, œuvre de Martin Vérel datée de 1605 (cliché d'Armand Launay, juillet).
Pour conclure
En somme, ce parcours a le grand mérite d’exister. Je ne sais combien les professionnels ont facturé à l’Office de tourisme* mais ceux-ci ont bien travaillé. J’espère que le cout n’a pas été faramineux. Le kit étant vendu 7 € l’unité et imprimé à 1 000 exemplaires, 7 000 € correspondent peut-être au prix coutant des seuls objets mis à disposition. Le cout total doit être bien plus lourd*.
Il est dommage que, malgré cet investissement, la ville ne bénéficie toujours pas de panneaux touristiques réguliers formant un circuit à l’image de celui des Damps. Le circuit gervaldien devrait être complété par d’autres circuits, plus classiques, moins couteux*, mais adaptés à différents publics. Cela permettrait sûrement une meilleure répartition des crédits entre les communes de l’agglomération. Nombre de communes mériteraient leurs circuits, ce que nous aimerions réaliser même partiellement et bénévolement.
Enfin, et comme le laissent entendre les élus de Démocratie archépontaine, ce circuit numérique ne doit pas être un paravent qui masque la disparition d’une offre culturelle et touristique. Des animations, des expositions, des conférences, des visites guidées et commentées doivent perdurer afin de former le public au jugement esthétique et afin de lui donner des expériences sensibles riches. Après tout ‒ et c’est un grand défaut ‒ l’écran n’est pas directement propice au contact humain. Il pallie la solitude et l’ignorance mais il pâlit les relations humaines et l’interrogation individuelle.
* Nous avons appris par les membres de l'opposition au conseil municipal que le cout total de l'opération est de 100 000 € (cent-mil euros). Addenda du 14 octobre 2020.
Armand Launay
Pont-de-l'Arche ma ville
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