“Je vous écris une longue lettre parce que je n’ai pas le temps de vous en écrire une courte.”
Blaise PASCAL
Sortie de l'usine de Paul Nion (à gauche) dans les années 1930 et sortie de l'usine Marco en 2008 durant la campagne des élections municipales (cliché Armand Launay).
Quel contraste entre une sortie des usines en 1950 et en 2018 ! En 1950 les piétons empêchaient la maigre circulation automobile alors qu’aujourd’hui les quelques ouvriers doivent être protégés des voitures par des peintures au sol, un ralentisseur et une signalisation...
En effet, les activités économiques évoluent vite et nous les prenons ici comme simple prisme permettant d’interroger les rapports des habitants entre eux et avec leur environnement direct (nature, espace). Cet article a pour finalité de dresser un tableau général des activités et des rapports induits par les activités économiques et ce depuis la naissance de la ville en 862 jusqu’à nos jours. Il s’agit de caractériser des périodes afin de se repérer mentalement. Malgré la longueur de cet article, il n’est pas question de faire une analyse profonde et exhaustive de chaque activité. Pour approfondir, nous nous permettrons de renvoyer vers nos études traitant déjà d’économie et de vie locales (le drap, la chaussure, la halle, les loisirs…).
Nous traitons ici d’économie que nous définissons comme la gestion des biens domestiques (une propriété). Par extension, l’économie désigne la gestion des biens par un groupe humain, c’est-à-dire plusieurs familles travaillant et pratiquant des échanges. Nous bornons ici notre analyse aux limites de la commune actuelle de Pont-de-l’Arche. Quant à la sociabilité, elle désigne la capacité d'un individu ou d'un groupe d'individus à évoluer en société et à s’adapter à de nouveaux réseaux sociaux. Par extension, elle désigne le caractère des relations entre personnes au sein d'un groupe choisi selon son âge, sa culture, sa répartition géographique, son genre…).
Notre sujet pose un problème central : est-il possible de déterminer le ou les moteurs d’une économie archépontaine, selon les époques, et d’en déduire l’impact sur la sociabilité ?
Pour cela nous allons proposer comme hypothèse que l’on peut définir trois périodes : la première court de la fin du IXe siècle au milieu du XIXe siècle où Pont-de-l’Arche s’activa suite à la décision du roi d’y établir et maintenir un pouvoir militaire et administratif. La deuxième période court du début du XIXe siècle aux années 1950 où la ville connut un essor industriel grâce à la commercialisation du chausson puis de la chaussure. La troisième période court toujours (mais que fait la police ?) où les industries se raréfient et les pouvoirs publics prennent de l’importance en tentant de pallier les délocalisations d’entreprises et la déstabilisation de la sociabilité.
Marque de la présence royale, le bailliage (bâtiment de 1780), ici derrière les remparts en 2006 (cliché Armand Launay).
1. 862-1856 : la cité du roi, pôle militaire et administratif.
1.1. La ville fortifiée du roi : pôle militaire et administratif régional.
Avant la naissance de Pont-de-l’Arche en 862 existaient quelques fermes éparses, blotties dans les vallons en eau. Le paysage devait ressembler à un bocage près de la Seine et la forêt devait être percées de petites clairières exploitées comme nous l’avons étudié à la recherche de Saint-Martin de Maresdans. En 862 Charles le Chauve décida de bâtir un pont sur la Seine afin d’empêcher ou, plus modestement, de ralentir les pirates normands ; ceci afin de préparer la défense de grandes villes du royaume franc tels que Beauvais, Paris, Chartres. Le pont fut bâti à Pont-de-l’Arche, alors appelé Les Damps. Deux forts protégeaient ses entrées. L’un devint le fort de Limaie qui resta jusqu’en 1782 un châtelet avec garnison. L’autre devint la ville fortifiée qui nous intéresse sur la rive gauche de la Seine.
La suite de l’histoire est connue : les Normands vainquirent. En 911 le roi fit de Rollon un duc censé soumettre et pacifier la Normandie tout en reconnaissant le pouvoir royal. Dans la réalité, la Normandie échappa au contrôle royal jusqu’en 1204. Fait rare, Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre et et duc de Normandie, et où Philippe II Auguste, s’entendirent en 1189 pour bâtir une abbaye en signe de paix avant de partir tous deux en croisade. Cette abbaye fut bâtie à Pont-de-l’Arche : il s’agit de Notre-Dame de Bonport. En 1204, Philippe Auguste chassa Jean sans Terre et fit de Pont-de-l’Arche sa principale résidence normande. En effet, cette ville était doublement fortifiée ‒ donc sûre ‒ et assez proche de Rouen et de son peuple suspect aux yeux du roi. C’est ainsi que Philippe Auguste fit rehausser les fortifications de la ville et de Limaie et y maintint une garnison ainsi qu’un gouverneur chargé de police intérieur sur la région d’Elbeuf à Louviers. Le roi y structura une vicomté. Celle-ci devint un bailliage secondaire de Rouen (une sorte de sous-préfecture) regroupant le tribunal d’instance, l’élection (les impôts), le grenier à sel et les eaux et forêts.
1.2. Une exploitation accrue des richesses locales.
Il résulte de ce choix royal que la démographie de Pont-de-l’Arche crut, d’une part grâce à une garnison et d’autre part grâce à plusieurs dizaines de familles nobles ‒ plus aisées ‒ ainsi que leurs serviteurs. La démographie de Pont-de-l’Arche est rapidement devenue plus importante que celle des villages avoisinants. Pont-de-l’Arche était le lieu d’exploitation de richesses naturelles.
Les pêcheurs y étaient nombreux qui ont bâti, bien plus tard à la Renaissance, de petites maisons à pans de bois sous le rempart le long de la Seine. Certains pêchaient avec des nasses et des filets disposés entre les piles du pont.
Outre les cultures vivrières sous forme de jardins potagers et de vergers autour de la ville, quelques fermes existaient aux abords de la ville. Citons la ferme de la Borde (celle qui borde la forêt), celle du Bon-air et celle des moines et frères converts de Bonport et, sûrement, celle située à la porte Saint-Jean, c’est-à-dire en face de la porte de Crosne. De l’élevage n’est pas à exclure, surtout en forêt de Bord (vaches, cochons), afin d’alimenter les particuliers et les bouchers de la ville offrant une viande plus variée que celle des poulaillers des basses-cours en ville (seulement interdits au début du XVIe siècle). En forêt aussi, les Archépontains trouvaient quelques fruits ainsi que le bois mort afin de se chauffer et de cuire leurs aliments. Les biens communaux devaient aussi se trouver en forêt sans que nous n’ayons pu les localiser expressément.
La roche calcaire et siliceuse a permis d’ouvrir des carrières, notamment une située près de l’actuelle rue de l’Abbaye-sans-toile, comme le cite une charte publiée par Léopold Delisle. Une simple inspection du coteau de Seine, à Pont-de-l’Arche, démontre que la roche a été exploitée. C’est ce que montre la pente rude ‒ mais brève ‒ entre l’ancienne abbaye de Bonport et l’ancien fossé de la tour de Crosne, au pied de laquelle se trouvait un chaufournier (près de la “sente des Plâtriers”, tiens donc !). Le plan cadastral désigne aussi l'espace à l'Est de Pont-de-l'Arche sous le nom de "la carrière". La rue Henry-Prieur se nommait "chemin de la Carrière". C’est aussi ce que montre le coteau vers Les Damps, autre lieu ou la roche a été largement exploitée à ciel ouvert et, plus encore, par des galeries souterraines courant vers la forêt. Dans la forêt se trouvent aussi des dépressions de terrain témoignant de l’exploitation de la roche, notamment près du coude du chemin de la Borde. Après tout, quoi de plus normal autour d’une ville fortifiée et d’une abbaye cistercienne ?
Une activité portuaire a existé, de part et d’autre de l’ancien pont : en aval sur la Petite-chaussée (actuel nom de rue) et le départ du quai Foch et en amont sur le quai de la grande chaussée, actuel quai de Verdun. Cet espace était chaussé ‒ chose notable car rare ‒ de manière à stabiliser les berges et à faire transiter plus aisément charrettes et marchandises venues des berges avoisinantes. Des mariniers y exerçaient ainsi que des pêcheurs amenant dans la ville des poissons et des marchands apportant des denrées lourdes telles que des tonneaux de saumures et de vin, par exemple. Le grenier à sel devait être fourni par la même voie. Il semble même que la cave de l’hôtel-Dieu fût reliée à la Petite-chaussée par un souterrain encore visible dans les années 1980 au fond de la Salle d’Armes. Quelques grumes de la forêt de Bord ont transité par les quais archépontains. Ceux-ci sont attestés par des archives et nous n’en citerons ici qu’une, déjà analysée dans notre article sur la forêt de Bord (voir “Activités anciennes ‒ La coupe du bois”). Cette archive nous est fournie par l’historien Jean Boissière dans un article intitulé « Les forêts de la vallée de la Seine entre Paris et Rouen d’après l’enquête de 1714 » (Les Annales du Mantois, 1979). Cette étude se fonde sur le procès verbal d’Hector Bonnet chargé par l’hôtel de Ville de Paris de comprendre pourquoi le bois ne parvenait pas en quantité suffisante dans une période de disette de combustible. Cet homme voyagea de Paris à Rouen du 27 septembre au 18 octobre 1714. Il résida à Pont-de-l'Arche du 10 au 15 octobre. Il cita la “vente de Cocaigne”, c’est-à-dire la Cocagne, espace boisé au-dessus de la ferme de la Borde ainsi que le “port du pont de l'arche sur lequel nous aurions trouvé le nommé garde dud. port”. Dans ce port se trouve du bois provenant de la forêt de Louviers (près de la mare Glaïoleuse) et de la vallée de l’Andelle. Hector Bonnet cite aussi les ports de Bonport et des Damps. Les ventes et transports réalisés en ce lieu se produisaient donc sous le contrôle direct des agents des Eaux et forêts sis au bailliage de la ville. Où se trouvaient les ports archépontains ? Celui de Bonport devait se situer en contrebas de Saint-Martin de Maresdans, c’est-à-dire, de nos jours, La Plaine-de-Bonport, comme nous l’avons déjà étudié. Quant à celui dit de Pont-de-l’Arche, nous le verrions en contrebas du Val des Damps, entre la Cocagne et la Seine.
Cette célèbre vue sur le pont aux moulins de Pont-de-l’Arche est une lithographie de Charpentier réalisée d'après le dessin de Félix Benoist. Elle fut éditée dans un magnifique ouvrage : La Normandie illustrée : monuments, sites et costumes.../ dessinés d'après nature par Félix Benoist et lithographiés par les premiers artistes de Paris, les costumes dessinés et lithographiés par François-Hippolyte Lalaisse,... ; texte par M. Raymond Bordeaux et Amélie Bosquet, sous la direction de M. André Pottier,... pour la Haute-Normandie…, Nantes : Charpentier père, fils et Cie, 1852, 2 volumes. On y voit un moulin, les filets et casiers de pêcheurs, un marinier et le quai de la Petite-chaussée.
Le pont de la ville était doté de trois moulins, au moins à partir de 1020, qui ont écrasé la céréale et, un temps seulement, ont battu monnaie. Les moulins n’étaient pas rares dans la région, mais ceux de notre cité ont nécessairement attiré dans la ville une population agricole nombreuse alentour, surtout à côté de la halle locale. Les droits perçus par leurs propriétaires ont été une source de revenu supplémentaire pour quelques privilégiés.
La production archépontaine ne suffit pas à nourrir la hausse démographique. Il fallut importer dans la cité des aliments et autres produits en plus grand nombre ; d’où la création de la halle et du marché dominical. Cette création ne dut poser aucun problème puisqu’elle était la prérogative du roi et Pont-de-l’Arche était une cité royale. Si nous n’avons pas retrouvé de documents attestant l’existence de la halle, il est possible de déduire qu’elle existait au début du XIIIe siècle grâce à son emplacement comme nous l’avons étudié dans un article y consacré. Avec son marché et sa halle, la cité archépontaine est devenue un pôle local en matière d’échanges. La halle permettait de pacifier les échanges en se mettant d’accord sur les poids et mesures et offrait au pouvoir un moyen de contrôle sur la vente de produits en même temps que des taxes diverses.
Il est indubitable que le marché ait favorisé l’implantation de commerces permanents aux abords de la place du marché et de la halle, les fournisseurs y venant tous les dimanches, y ayant des contacts mais ratant les nombreux acheteurs passant dans la ville le reste de la semaine.
1.3. Une cité-étape régionale.
Le pont désiré par le roi et ses successeurs formait un barrage artificiel sur la Seine entre les pertuis de Poses et de Saint-Aubin-les-Elbeuf. Ce barrage donna de l’importance au bourg. En effet, le pont perturbait le passage de l’eau de Seine et créait une cataracte d’un demi-mètre. C’était suffisant pour nécessiter un effort humain afin de faire monter les bateaux d’amont en aval. Il s’agit du montage dont témoigne un vitrail de 1605 dans l’église Notre-Dame-des-arts. Un maitre de pont et ses aides étaient nommés officiellement par le roi afin de s’assurer de la réussite technique du montage (ni le pont ni les bateaux né devaient être endommagés) et de percevoir les taxes. Des monteurs (haleurs spécialisés dans le montage) travaillaient auprès de bateaux à faible tirant d’eau du côté de la ville ; d’autres, plus nombreux, œuvraient du côté du fort de Limaie au service de bateaux à plus fort tirant d’eau. Plusieurs centaines de personnes, et quelques courbes de chevaux, étaient nécessaires pour les plus grands bateaux. Ce secteur d’activité offrait donc du travail à plusieurs dizaines de personnes, jusqu’à 200. C’étaient des métiers journaliers, faiblement rémunérés. Le revenu du montage revenait à l’entretien de la garnison de Limaie et à l’entretien de l’église paroissiale.
Pont-de-l'Arche, à la fois barrage et passage sur la Seine, était une importante cité-étape entre Paris et Rouen. Ici la vue de Claude Chastillon à des fins de présentation militaire (XVIIIe siècle).
Pont-de-l’Arche était aussi le lieu d’étape de la malle-poste et de multiples voyageurs terrestres. Bien que la route du Vexin (Pontoise-Rouen) présentât moins d’obstacles, tels que le franchissement de la Seine, le chemin entre Paris et Rouen était très usité qui traversait Vernon et Pont-de-l’Arche. De nombreux voyageurs s’arrêtaient à Pont-de-l’Arche afin de bénéficier, dans une ville protégée par un couvre-feu, de la restauration, de l’hôtellerie, des écuries, des fêtes, des lieux de prière, des artisans notamment les cordonniers… Comme nous l’avons vu plus haut, le pont de la ville formait un obstacle sur la Seine. Les voyageurs et les haleurs tirant les bateaux le long des berges dans le sens aval-amont faisaient étape quand la nuit les fixait sur place ou quand le maitre de pont avait décidé de reporter au lendemain le montage. Sauf ceux qui dormaient dans les bateaux, les autres devaient recourir aux auberges de la ville. Nous avons eu l’occasion de traiter l’une d’entre elles, sur la place Hyacinthe-Langlois ; celle du panneau sculpté.
Pont-de-l’Arche était au milieu d’un carrefour routier et fluvial. Il n’est pas étonnant qu’une partie des Archépontains travaillaient au service des voyageurs. De même, ces voyageurs renforçaient la “clientèle” des artisans et commerçants locaux non spécialisés dans l’accueil des voyageurs.
La composition professionnelle de la société archépontaine vers 1789 Bénédicte Delaune, licenciée ès Lettres, soutint en 1992 un excellent mémoire de maitrise et ce sous la direction de Claude Mazauric. Il s’intitule : Pont-de-l’Arche, population, pouvoirs municipaux et société de la fin du XVIIIe siècle et pendant la Révolution. L’étudiante a analysé l’état civil et les documents suivants : la capitation de 1788, la contribution foncière de 1791, la liste des patentes de l’an VI (1797-1798) et la liste des votants de l’an IX (1800-1801). Elle en a déduit (page 81) que l’artisanat et le commerce étaient le “noyau de la société archépontaine” avec 39 % des capitations payées en 1788 et 47 % des votants de l’an IX. Parmi les artisans, le secteur du cuir (surtout les cordonniers), puis du bois (surtout les sabotiers et les menuisiers) dominaient. On se perdrait ensuite dans une débauche de phrases en quête de détails. Nous préférons reproduire le tableau II du mémoire de Bénédicte Delaune qui donne le meilleur aperçu de la nature et de la répartition des métiers en 1788. |
Tableau II du mémoire de Bénédicte Delaune qui donne un aperçu de la nature et de la répartition des métiers en 1788.
Il résulte de cette première partie que la ville de Pont-de-l’Arche est devenue un pôle local de services artisanaux et commerciaux de manière à satisfaire une population en partie composée de nobles et de militaires présents par décision royale. De là, une halle et un marché ont attiré nombre de producteurs et de consommateurs dans la ville. Le pont barrant la Seine et reliant les rives du fleuve, la ville était un lieu de passage nécessaire et une étape pour les voyageurs devant se reposer ; de quoi renforcer l’offre de services. Ceci laisse imaginer que le centre-ville regorgeait d’activités et d’échanges entre habitants et ce dans un espace réduit à l’intérieur des fortifications. Nous pouvons imaginer des conditions de vie frugales pour la majeure partie de la population pour qui la solidarité était nécessaire à la fourniture du minimum vital.
2. 1856-1955 : fort déclin avant que Pont-de-l’Arche devienne un pôle industriel français de la chaussure.
2.1. La perte des privilèges royaux et l’abandon de la ville par l’État.
Durant la Renaissance, les fortifications archépontaines perdirent leur intérêt. Elles ne servirent plus à lutter contre l’ennemi extérieur comme lors de la Guerre de Cent-ans. Elles tombèrent même entre les mains de nobles frondeurs en 1650 (le duc de Longueville). En 1782, suite à la demande de la municipalité, l’intendant de Normandie Louis Thiroux de Crosne autorisa la démolition du fort de Limaie et le démantèlement des fortifications de la ville. Les fossés furent en partie comblés et des boulevards plantés de tilleuls furent créés. Nous ne voyons pas d’impact notable sur l’économie de la ville hormis le départ de quelques hommes de garnison.
L’Assemblée nationale constituante fit perdre à Pont-de-l’Arche beaucoup de son importance administrative. En effet, en 1790, dans le cadre de la réforme instituant les communes et les départements, les députés réorganisèrent la carte juridique et militaire. Le bailliage de Pont-de-l’Arche ferma avec ses quatre tribunaux. La ville avait déjà perdu, à une date qui nous échappe, son gouvernement, c’est-à-dire la direction militaire. Ce sont les villes d’Elbeuf et, surtout, de Louviers qui accueillirent ces prérogatives. La ville perdit donc une large partie de sa classe aisée.
En 1813 Napoléon inaugura une écluse qui améliora la navigation fluviale mais qui ôta du travail au maitre de pont, ses aides et surtout les dizaines de journaliers qui vivaient du montage. Ceci était volontaire car, durant les famines de la période révolutionnaire, des Archépontains avaient saisi du grain destiné à pacifier les parisiens qui faisaient pression sur le cours de la Révolution à Paris. Pour assoir son pouvoir Napoléon a écarté le danger de rébellion des monteurs. La motorisation et la chute du pont de bois en 1856 achevèrent d’ôter tout rôle d’étape fluviale à la ville en engendrant la fin de l’écluse. En 1840, le nouveau chemin de fer entre Paris et Rouen fit de Pont-de-l’Arche une halte secondaire du réseau mais rapprocha notre cité des grandes villes (Paris était à 4:00). L’ouverture de la ligne Pont-de-l’Arche-Gisors (1868) n’accrut pas considérablement l’importance de la ville mais surtout du trafic de la gare de Pont-de-l’Arche-Alizay. En 1857, la halle fut démolie : son cout n’était semble-t-il plus compensé par les gains réalisés auprès des exposants venus de la région pour y vendre leurs produits.
La ville de Pont-de-l’Arche connaissait donc une période particulièrement pauvre et où sa population était tentée par un exode : 1639 personnes y résidaient en 1793 alors qu’il n’en restait que 1483 en 1831 (Wikipédia).
La couture du chausson de lisière dans les ruelles archépontaines par Ernest Baillet (1886, archives de l'Eure). Ici une chaussonnière sur le degré d'une maison de la rue Abbaye-sans-toile.
2.2. La commercialisation du chausson ou l’arrivée du capitalisme
Comme nous l’avons retracé dans notre ouvrage : Pont-de-l’Arche, cité de la chaussure, notre cité est entrée dans l’ère du capitalisme par un savoir-faire local : le chausson. Les cordonniers étaient très nombreux dans la ville (25 pour 1700 habitants en 1788), sûrement en lien avec l’usure des souliers quand le montage des bateaux existait encore. Un commerçant de Saint-Pierre-du-Vauvray, Jean-Baptiste Labelle (1775-1839), commença à vendre des chaussons de lisière. Il s’agissait d’une semelle de cuir cousue sous un tressage de bouts de tissus. Ces derniers étaient des chutes issues de la découpe des bords des draps ; ceci afin que les lisières des draps soient bien droites avant ourlet. Vendant très bien ce produit dans les marchés de Normandie, Jean-Baptiste Labelle vint s’approvisionner à Pont-de-l’Arche qui commença à exporter le fruit d’un savoir-faire local. Il créa sa première société en 1820 avec son associé Roussel. Des dizaines d’Archépontains devinrent chaussonniers et en 1833 un cordonnier de notre cité, Antoine Ouin, créa à son tour son entreprise. C’est l’ancêtre de la société Marco qui œuvre toujours. Les premiers ateliers naquirent vers 1840 autour de premières divisions du travail : des ouvriers tressaient les draps, d’autres les cousaient sur les semelles en cuir. Le salariat commença alors à toucher en masse les travailleurs. À la fin du XIXe siècle, la ville de Pont-de-l’Arche comptait une vingtaine de manufactures et des centaines de travailleurs. Les chaussons de Pont-de-l’Arche, produits par millions chaque année, étaient nationalement réputés et vendus au-delà de l’Europe.
La ville connut alors une augmentation démographique (1815 personnes en 1851) avant une nouvelle décrue (1618 personnes en 1876), peut-être due à la pauvreté et à l’essor industriel plus fort dans les proches villes voisines. En effet, le travail du chausson laissa les Archépontains dans une pauvreté crasse, dénoncée par l’écrivain Octave Mirbeau. Celle-ci engendra la naissance d’un mouvement social et de premières grèves ouvrières. Au début du XXe siècle, la mécanisation engendra une nouvelle étape : celle de l’industrie de la chaussure.
Quelques ouvriers posant à l'entrée de l'usine Ouin (ancêtre de Marco) vers 1910. Crédit : Bruno Daniel, avec tous nos remerciements !
2.3. Pont-de-l’Arche : un des pôles français de l’industrie de la chaussure.
Avec la division des tâches et la mécanisation, la production capitaliste crut encore afin de dégager des profits plus grands. Les manufactures devinrent des usines, citons celles d’Henry Prieur (route de Tostes), Paul Nion (place Langlois), Ouin (route du Vaudreuil), Morel (route de Louviers), qui employaient dans les années 1930 plusieurs centaines de travailleurs chacune. À côté d’elles œuvraient plusieurs dizaines de petites et moyennes industries, à caractère familial. Le bassin d’emploi de Pont-de-l’Arche atteignait alors les 2000 postes et les travailleurs ‒ hommes, femmes et enfants ‒ venaient quotidiennement en train depuis la vallée de l’Andelle, la banlieue sud de Rouen et en car du plateau du Neubourg. La cité Archépontaine était un pôle industriel régional de second ordre mais un des principaux centres de production de chaussures de France (avec Romans-sur-Drôme, Cholet, Fougères, Nancy…).
Pont-de-l’Arche connut une hausse de sa population (1921 personnes en 1911) puis un maintien jusqu’à la Seconde guerre mondiale (1913 personnes en 1936).
La ville était marquée par une rupture entre, d’un côté, quelques familles aisées, patronales ou notables, habitant de grandes demeures autour de la ville et, d’un autre côté, des centaines de familles issues du peuple archépontain et d’un début d’immigration massive, tout d’abord depuis d’autres régions de France puis, après 1918, de Belgique, Pays-Bas, Grèce… Entre les deux se situait une classe moyenne composée d’artisans, de commerçants, de petits patrons et quelques rentiers. La vie politique locale s’est bipolarisée (gauche/droite) avec l’émergence d’une lutte républicaine puis socialiste au sens digne du terme. Longtemps bastion républicain radical de gauche avec Maurice Delamare puis Pierre Mendès-France, Pont-de-l’Arche n’a vu son courant communiste émerger qu’après la Seconde guerre mondiale avec pour maires André Benet et Roger Leroux. Son centre ville commerçant, autrefois radical, a peu à peu basculé vers le courant conservateur et parvenait au pouvoir (Roland Levillain) quand la gauche socialiste et communiste se divisait. La ville connut un courant syndical fort qui retentit surtout en 1932.
À l’issue de cette deuxième partie, nous avons vu qu’un savoir-faire local, mêlant draperie et cuir, est devenu un produit commercial : le chausson. Quelques familles se sont enrichies par la logique et la pratique capitaliste et ont employé une partie des habitants de la ville et de la proche région, ce qui a évité un exode de population. Les travailleurs se sont retrouvés solidaires dans un mode de production et dans des conditions de vie précaires. Les Archépontains sont restés ‒ dans l’ensemble ‒ pauvres et lotis dans les maisons à pans de bois de la cité médiévale et quelques nouveaux quartiers ouvriers bâtis aux alentours immédiats de la ville (rue Henry-Prieur, rue Olivier-des-Bordeaux, rue Abbé-de-Lanterie). Ces logements furent bâtis à l’initiative de patrons paternalistes puis de sociétés d’habitations à bon marché, ancêtres des HLM. Une classe ouvrière s’est constituée, cliente du commerce du centre-ville. Elle a fait vivre une forte sociabilité autour d’une culture commune, comme en témoigne la pratique, révolue, du parler local et des sobriquets. Cette solidarité était nécessaire car difficilement évitable ‒ à moins de quitter la ville ‒ mais aussi par intérêt général. La ville a ainsi exporté un savoir-faire et une production. Elle s’est spécialisée et a prospéré dans la mesure où de fortes inégalités ont perduré entre une minorité et le reste de la population.
A Pont-de-l'Arche, le groupe Luneau conçoit, fabrique et distribue des machines optiques médicales, notamment de la marque Briot (crédit photographique : Luneau technology operation).
3. La cité résidentielle et son noyau de services dans le centre ancien.
3.1. Concentration capitaliste, diversification industrielle puis délocalisations.
La logique capitaliste étant de dégager du profit, ce dernier se perd quand plusieurs entreprises atteignent la même taille et une organisation aussi efficace. C’est ce qui a frappé l’industrie archépontaine. Beaucoup d’entreprises ont fermé entre 1945 et 1970, laissant Marco seule “boite à chaussures” de la cité. Mais les locaux industriels archépontains ont été repris quelques années par des sociétés sans rapport avec la chaussure : Jeanbin (imprimerie), Briot (outillage de miroiterie, toujours active), Ouest-isol (produits isolants), Chesebrough-Pond’s (coton-tiges), Société normande de conditionnement (appelée "Jauneau")... Dans le même temps, se sont installées dans la proche région des industries plus grandes encore : la SICA (1954, pâte à papier), la régie Renault (1958, voitures automobiles). Celles-ci ont offert de bien meilleurs salaires que ceux de l’industrie de la chaussure et ont attiré beaucoup d’Archépontains, précipitant ainsi la chute d’entreprises locales par la perte d’ouvriers qualifiés.
Le centre-ville est resté dynamique, grâce aux ouvriers de la ville consommant ici et grâce au marché du dimanche. Pont-de-l’Arche était un chef-lieu de canton d’un point de vue administratif mais aussi par sa concentration de services. Les commerçants étaient nombreux à vivre dans le centre-ville, lui apportant une sociabilité réelle. Dans les années 1960, ils se fédérèrent dans une entente : L’Union commerciale, industrielle et artisanale (UCIA). Celle-ci créa les premières animations et le premier terrain de camping de la ville ‒ toujours existant ‒ songeant au développement du tourisme et à ses retombées sur la consommation.
Les fermetures d’usines des années 1960 et 1970 n’ont pas déstabilisé le pays puisqu’elles ont été remplacées par d’autres industries, y compris étrangères. Mais, à partir des années 1980, le chômage de masse est apparu. En effet, les délocalisations d’entreprises dans d’autres pays se sont amplifiées et la région a commencé à se désindustrialiser. La finalité est de produire plus de produits et à moindre cout en exploitant des travailleurs non protégés et moins chers à rémunérer car ils sont dans l’incapacité de se défendre d’un point de vue matériel et juridique. Des locaux archépontains sont restés vides longtemps qui sont devenus des verrues urbaines (l’usine Nion, devenue depuis L’Espace Jacques-Henri Lartigue). Un nouveau stade de concentration capitaliste a été franchi. Même les grandes entreprises de la chaussure ont cessé leur activité. L’usine Marco subsiste mais en passant de 320 travailleurs vers 1970 à seulement 60 en 2014 et avec une moitié de la production délocalisée en Tunisie depuis les années 1980. Au niveau mondial, la chaussure s’est fabriquée un temps en France, puis Italie, en Chine et aujourd’hui aussi en Éthiopie.
Désormais la production locale est faible ‒ voire inexistante dans de nombreux domaines ‒ et les importations augmentent énormément. Les réseaux de transports sont adaptés à grands couts pour les permettre et les faciliter. La voirie de notre ville en témoigne où le centre-ville est délaissé. Ainsi, le nouveau pont inauguré en 1955 par Pierre Mendès-France a-t-il été construit en dehors de la ville. Certes, la ville a toujours constitué un obstacle sur les voies mais elle revêt désormais un faible intérêt en retour pour des voyageurs parcourant des centaines de kilomètres par jour. Les aubergistes ont laissé place à un seul hôtel dans la ville (l’hôtel de la Tour). L’offre hôtelière est désormais essentiellement à Val-de-Reuil, près de l’autoroute, et pour le compte d’un grand groupe hôtelier (Accor). Les débits de boisson et restaurants se sont raréfiés dans la ville (à lire, notre étude sur l'offre hôtelière à Pont-de-l'Arche). Pis, la circulation est devenue un souci pour les riverains tant elle s’est accrue. Un contournement Est-ouest, au sud de la ville, a été inauguré en 2010 qui réduit le passage dans le centre-ville. Il complète ainsi le contournement nord-sud de 1955 avec le nouveau pont. La ville a perdu sa fonction de pôle ou d’étape. Les réseaux de transports passent à côté d’elle.
Sur ces détails de cartes de Pont-de-l'Arche de 1950 et de 2018 (Géoportail) on mesure à quel point le tissu urbain a gagné la majeure partie des terres disponibles entre l'Eure et la forêt.
3.2. Consommation de masse, keynésianisme et spéculation.
La concentration capitaliste, qui a imposé les délocalisations, joue sur les économies d’échelle. Il faut fabriquer et vendre plus de produits afin de réduire proportionnellement les couts de fabrication (en exploitant l’homme et en baissant la qualité des produits) et de transports (par l’énergie pétrolière). Cela permet de baisser le prix de vente et donc d’accroitre les marges grâce à une clientèle plus nombreuse. C’est ce qui explique pourquoi les boutiques ont gagné en surface. Déjà dans les années 1960 un supermarché apparut sur la place Hyacinthe-Langlois (Super Buna). L’ancien Coop (coopérateur de Normandie), épicerie variée de la rue de Paris ‒ un temps tenue par Roger Bonnet ‒ s’est agrandi le long de la rue Général-de-Gaulle dans un ancien local industriel. Les magasins se spécialisèrent et accrurent le débit de leurs ventes. Finies les petites crèmeries-débit de boissons familiales. Cette concentration capitaliste s’est déroulée partout où l’espace était disponible. Un centre-ville s’est retrouvé disqualifié pour accueillir les hypermarchés de la taille de ceux d’Igoville (Leclerc), de Caudebec puis Saint-Pierre-lès-Elbeuf (Leclerc), Val-de-Reuil (Mammouth)… Aujourd’hui, Pont-de-l’Arche est entouré d’au moins 15 hypermarchés dans un rayon de 12 kilomètres. Les hypermarchés ne sont plus seulement généralistes mais spécialistes (meubles, jouets, décorations, bricolage, travaux, vêtements…). Or, les économies que les clients réalisent en allant dans les hypermarchés, ils les laissent ‒ tout ou partie ‒ dans l’achat de voitures qui de luxe deviennent nécessité quand toute la ville les emploie en causant, par là-même, la fermeture des services de proximité. Les hypermarchés sont conçus pour la voiture et par le camion d’importation. Il n’est pas étonnant que le réseau soit devenu si dense autour des villes. Même la Seine a connu ce schéma : de fleuve naturel elle a été canalisée et les écluses ont été réduites au nombre minimum afin de libérer la navigation. Les anciens mariniers, haleurs, monteurs et même réparateurs du chantier naval d’Igoville (chantier Sénécaux, de 1900 aux années 1960) ont disparu et la Seine passe devant la ville sans rien lui apporter du point de vue de l’activité. Idem pour la gare, autrefois très fréquentée, elle a été délaissée au profit de la voiture individuelle (années 1970) et rares sont désormais les trains qui s’y arrêtent. Pourtant, la circulation ferroviaire n’a pas décru.
Le contournement inauguré en 2010 libère la ville du flot de voitures et camions qui font partie du mode de fonctionnement économique actuel. Mais il contribue à vider un peu plus le centre-ville et à faire de Pont-de-l'Arche une cité-dortoir, une périphérie de Rouen, Val-de-Reuil, voire de Paris (cliché Armand Launay, 2013).
Mais ces immenses réseaux de transport servent aussi à mieux mettre en concurrence les travailleurs et à les exploiter. Ainsi, les travailleurs doivent déménager pour obtenir un emploi. Maints Archépontains ont quitté leur région et leur sociabilité d’origine pour bénéficier d’un emploi ailleurs, parfois très loin (cet article est rédigé à 9000 kilomètres de Pont-de-l’Arche). Inversement, une immigration massive, issue désormais de tous les continents, vient fournir un contingent de travailleurs souvent plus exploitables. Les routes ont donc été goudronnées après 1945, les routes nationales cèdent peu à peu la place à un réseau autoroutier. C’est en 1970 que Pont-de-l’Arche s’est retrouvé à une heure de route seulement de Paris par la construction du tronçon Les Essarts-Heudebouville de l’autoroute de Normandie. Le contournement sud de la ville, inauguré en 2010, a pour fonction de relier des parties d’autoroute afin d’éviter un péage supplémentaire. Il libère aussi la ville du trafic routier mais la vide encore d’une part de sa clientèle. Aujourd’hui, il est question de construire une nouvelle autoroute afin de contourner par l’Ouest l’agglomération de Rouen et ce en longeant le Val-de-Reuil, Léry et en coupant de nouveau la Seine au niveau du Manoir.
Le capitalisme a aussi été contraint de changer un peu. Après des études et des luttes socialistes, après constatation de la logique perverse de la course au profit à court terme (crise de 1929, déclenchement des guerres), le capitalisme a intégré, par la force, une dose de keynésianisme. Cette doctrine de l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946) pose que l’État doit réguler le capitalisme et imposer une dose de démocratie dans le fonctionnement autocratique (le pouvoir d’un seul) de l’entreprise. Keynes a montré qu’il était bénéfique de réguler l’économie et d’augmenter les dépenses publiques pour relancer la commande, donc la production, donc l’emploi et, ainsi, la prospérité. Depuis les années 1930 ‒ à l’initiative notamment de député de Louviers, Pierre Mendès-France, devenu ministre ‒ la France est entrée en partie dans le keynésianisme. En augmentant les salaires, en officialisant la mutualisation de certaines caisses (sécurité sociale, retraite...), les travailleurs ont accédé à un meilleur niveau de vie. C’est ce qu’on appelle l’État providence, l’État qui intervient au nom des citoyens qui se protègent des aléas de la vie. Pour cela, l’État réutilise largement les outils monétaires du capitalisme. Les travailleurs deviennent donc de plus grands consommateurs à défaut, peut-être, d’en être de meilleurs.
Cette logique a renforcé la consommation de masse et la logique capitaliste s’est renforcée. Une partie des opposants au capitalisme sont devenus, presque malgré eux, les chantres d’une consommation de masse appelée “pouvoir d’achat”, “accès aux services” et qui passe pour sociale. Or, le keynésianisme s’est retrouvé noyé dans une nouvelle phase de dérégulation du capitalisme dans les années 1980. La population est sommée, depuis, de travailler plus pour gagner plus et... consommer plus ; tout cela en croyant que ses intérêts sont ceux du grand capital.
Les services publics pallient les défauts du mode de fonctionnement capitaliste et lui donnent, peut-être, un visage humain avant la prochaine crise (cliché Armand Launay, 2014).
Le secteur de l’immobilier illustre cela qui a fait l’objet d’un développement capitaliste. Suscitant le désir des gens d’habiter dans des logements agréables, vastes, avec chambres individuelles, places de parking… des entreprises se sont développées autour de la vente de terrains, de construction et de vente de biens immobiliers. D’un centre-ville médiéval ramassé derrière ses remparts, la ville s’est étalée sur la majeure partie des terres cultivables tout en abandonnant la culture vivrière par les potagers et autres vergers. Seule une exploitation agricole perdure sur quelques terres archépontaines et, surtout, criquebeuviennes (Jean-Marie Delimbeuf, abbaye de Bonport, avec en sus une activité de production de machines d’exploitation agricole et forestière). Les petites maisons qui accueillaient encore de grandes familles dans les années 1960 ont été délaissées par de grandes maisons accueillant en moyenne 4 personnes aujourd’hui. Cette marchandisation des sols et de la construction a fait doubler la population archépontaine : de 2025 personnes en 1946, la population était de 4223 personnes en 2015. Ce doublement n’est pas dû à une activité intense des Archépontains autour du lit conjugal mais bien plutôt à l’attraction de populations nouvelles, cherchant un cadre de vie agréable et doté de services publics variés proches de leurs lieux de travail à Rouen, ou Val-de-Reuil... Les maisons sont, le plus souvent, isolées au milieu d’une propriété et donc moins propice au contact. Elles constituent de petits châteaux où leurs résidents peuvent avoir ‒ pour certains ‒ la sensation de s’autosuffire dans les loisirs fournis par les appareils tels que la télévision et l’ordinateur. Pour payer ces belles demeures, les foyers consacrent un budget de plus en plus lourd à l’immobilier, que ce soit à l’achat ou à la location. Les sols se faisant rares, ils n’en deviennent que plus précieux donc plus chers. Les foyers s’endettent car les banques font recette sur les prêts, tout comme elles le font sur les États qui commandent beaucoup aux grands groupes (infrastructures, routes…). Les habitants ayant été formés à l’esprit capitaliste, nombre d’entre eux spéculent sur la valeur des biens et les mettent en location afin de courir au profit, faisant ainsi monter plus encore les loyers. Il n’est pas étonnant que les agences bancaires soient devenues nombreuses dans le centre-ville commerçant où les logements vides sont de plus en plus nombreux.
Cette très forte demande immobilière explique aussi pourquoi l’exploitation des carrières s’est répandue dans la vallée de la Seine. Pour ne citer que les communes jouxtant Pont-de-l’Arche, les sablières ont déformé le paysage à l’orée de la forêt à Martot et Criquebeuf, le fond de vallée à Igoville, Alizay et Martot et la vallée de l’Eure à Val-de-Reuil, Léry et Poses où des lacs de loisirs ont rempli et remplacé les anciens lieux d’extraction des sables et graviers.
Pour satisfaire le secteur de la construction immobilière, en pleine explosion depuis 1945, la ville de Pont-de-l'Arche est encerclée de carrières de sables et graviers (cliché Armand Launay, 2006).
3.3. Un quartier périphérique à animer.
La course aveugle vers le profit, qui caractérise la logique capitaliste de libération du désir, pose de nombreux problèmes concrets et moraux. Les luttes républicaines et ouvrières l’ont démontré. Elles conduisent les victimes, quand elles sont conscientes, à exiger que les autorités publiques obtiennent de nouvelles prérogatives pour réguler et, si possible, équilibrer les rapports sociaux afin d’espérer améliorer l’intérêt général.
Pont-de-l’Arche fut un pôle militaire, administratif puis industriel. La ville a été dépossédée de ses atouts. Elle est aujourd’hui essentiellement à côté des flux. Elle est le lieu de quelques industries, devenues rares, voire précaires. Son centre-ville commerçant et artisan perd de son attractivité. Pont-de-l’Arche constitue un quartier périphérique où les travailleurs veulent se reposer en fuyant le fonctionnement du monde qu’ils contribuent à faire vivre. La ville est un quartier de Val-de-Reuil, de Rouen et, moindrement, de Paris. Certains traitent de cité-dortoir.
La commune et la Communauté d’agglomération Seine-Eure (CASE, fondée en 1997) sont en charge de nombreuses demandes. Le développement économique en revient à la CASE qui promeut le territoire et favorise l’implantation d’industries et de services à l’échelle de l’agglomération. À ce titre, un village d’artisans, baptisé “la lisière” a été implanté à Pont-de-l’Arche en 2014 le long du contournement sud. La CASE a entériné le fait que le centre-ville n’existe économiquement plus selon cette logique. À destination des employés, la commune et certains services d’État, ou délégataires, accompagnent la population vers le retour à l’emploi. Concernant les commerces et artisans, près de 60 sur toute la ville, la commune a ‒ le plus souvent ‒ repris les animations autrefois assurées par l’Union commerciale. La commune propose ainsi des animations de Noël, une communication et un soutien au tourisme par le biais du terrain de camping municipal et autres activités. Elle propose aussi une participation à la Journée nationale du commerce de proximité, des repas en plein air animés de concerts dansants l’été (les Nocturnes du vendredi), des expositions d’arts plastiques, une commande directe pour la cérémonie des vœux...
Les élus doivent aussi se mobiliser afin de sauvegarder au mieux l’industrie locale. C’est ce qu’a démontré la volonté de l’entreprise Mreal de fermer définitivement sa papèterie d’Alizay ; ceci afin de raréfier la production et donc de vendre plus chers ses produits par une entente avec ses “concurrents” ayant chacun fermé un site de production. Il a fallu une mobilisation sans relâche des employés, par le biais des syndicats et avec l’aide d’élus et de collectivités, afin que la papèterie puisse continuer à exister mais en devenant, en 2013, une propriété du groupe thaïllandais Double A. Ceci ne garantit en rien les décisions à venir de cette entreprise pour qui Alizay (150 employés) n’est qu’un point sur la carte.
La commune et des organismes d’Habitations à loyers modérés (HLM) tentent de loger les personnes exclues du marché économique ou mal incluses. La commune tente de respecter la loi relative aux Solidarités et au renouvellement urbains (SRU, adoptée en 2000) qui dispose qu’au moins 20 % des logements doivent être dévolus à l’habitat solidaire. La population semble donc mise à mal par la spéculation immobilière. Mais le nouveau type d’habitat ‒ et le fait de rassembler des populations venues de différents horizons ‒ semble poser des problèmes de sociabilité : la commune est tenue d’offrir des services palliant ces lacunes et rapprochant les gens dans un concept nouveau appelé la “cohésion sociale”.
La mise en concurrence et le besoin de formation à des emplois plus techniques conduit les parents à désirer un système scolaire performant et donc à développer les infrastructures. Les parents étant pris par un emploi, le plus souvent hors de Pont-de-l’Arche, la commune se voit chargée d’occuper les jeunes par une crèche, un relai des assistantes maternelles, un service parentalité, puis un accueil périscolaire le matin, le midi et le soir, une cantine, un accueil de loisirs, un espace pour les adolescents et les jeunes adultes. Une politique de jeunesse a ainsi émergé depuis les années 1970.
En matière de lien social, toujours, la commune se doit de plus en plus de produire les occasions où les gens peuvent se rencontrer, faire connaissance. Cela allait naguère de soi car les gens se fréquentaient nécessairement en tant que voisins, membres de familles locales, passants dans les rues du quotidien, clients des mêmes commerces, membres des mêmes associations (fanfare, majorettes, paroisse, partis, clubs sportifs) et collègues dans les entreprises de la ville. Depuis les années 1950 la sociabilité, largement par le biais des loisirs, fait l’objet d’un projet politique de plus en plus fort. La municipalité doit proposer une salle des fêtes (1954), une piscine (pendant quelques années), et mettre des infrastructures, souvent sportives, à la disposition des habitants par le biais des associations. Elle propose un agenda culturel et soutient techniquement et financièrement les associations, notamment par la mise à disposition de locaux communaux.
En ce qui concerne les vieilles personnes, la commune et divers organismes publics doivent intervenir pour pallier le manque de présence de familles et l’accroissement de la durée de vie nécessitant une vigilance et des soins médicaux. Ainsi l’Établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes (l’EHPAD Julien-Blin) est devenu l’un des grands employeurs de la ville (plus de 50 personnes, même si cela ne suffit pas à l’augmentation des exigences de soins). La commune a pris en charge la résidence pour personnes âgées “Les Pins” en 2016 et propose des moments de sociabilité dont certains sont appelés “intergénérationnels”.
Autre aspect non négligeable des actions à entreprendre : l’environnement. Puisque la majeure partie des terres sont désormais construites, les espèces se font rares, l’écosystème est perturbé et la pollution omniprésente. L’action publique travaille à la qualité des eaux, des berges, de l’air, de l’entretien des espèces végétales naturelles, de la circulation des animaux malgré le contournement et l’autoroute, en forêt de Bord. En effet, la forêt de Bord est aussi exploitée avec visée de rendement. Ses parcelles sont taillées en quatre, ses essences choisies aux fins de commercialisation par l’Office national des forêts.
Les espaces libres sont devenus rares. Cependant, la commune continue à bétonner selon une logique de production effrénée. Il s’agit désormais de construire dans les “dents creuses”, de densifier l’habitat, de “reconstruire la ville sur la ville”. La commune ressemble, depuis les 1950, à un promoteur immobilier qui voit le nombre d’habitants comme une recette fiscale, un rendement. Quand les habitants souhaitent conserver un espace non bâti, cela peut faire l’objet d’une lutte comme autour d’un lot de la Pommeraie ; lutte qui a participé de la chute du maire Paulette Lecureux en 2001.
Il s’ensuit une prise d’importance de l’action et de l’emploi publics. Elle se manifeste dans la structure de l’emploi ; la commune étant devenue le plus grand employeur de Pont-de-l’Arche avec près de 90 personnes salariées en 2018. Ceci sans compter les agents publics des différentes administrations d’État, du département, de la CASE qui interviennent sur le territoire communal.
Image industrielle dans la froidure de l'hiver 2011. Ici les toits de l'usine Marco depuis les bureaux de la mairie (cliché Armand Launay).
Conclusion
Nous nous posions comme problème central : est-il possible de déterminer le ou les moteurs d’une économie archépontaine, selon les époques, et d’en déduire l’impact sur la sociabilité ?
Après cette étude, qui commence à ressembler à un plan de mémoire de Master, nous sommes tentés de répondre par l’affirmative.
Nous avons découpé l’histoire de Pont-de-l’Arche en trois périodes. La première regroupe le Moyen âge et l’Ancien régime. D’un point de vue patrimonial, c’est le Pont-de-l’Arche intramuros qui témoigne aujourd’hui encore, partiellement, de ce que fut la cité du roi. Le centre-ville fourmillait d’activités de services pour les familles nobles, officiant pour le roi, ainsi que pour la garnison de la ville et de Limaie. Un marché et une halle attiraient les producteurs et les acheteurs de la région. Les voyageurs trouvaient dans cette étape sur la voie Paris-Rouen et dans ce point de passage sur la Seine, un ensemble de services de restauration, hôtellerie, cordonnerie… La population se voyait contrainte de produire et importer de quoi assurer le fonctionnement de cette place forte du roi. Elle y était pleinement occupée même si elle demeurait généralement pauvre.
La deuxième période concerne la révolution industrielle et le développement d’un savoir-faire local : le chausson, puis la chaussure. C’est le Pont-de-l’Arche intramuros ainsi que celui des faubourgs qui en témoignent. Des centaines d’Archépontains se sont retrouvés salariés et ouvriers. Leurs conditions de vie sont restées frugales, voire misérables. Leurs intérêts se sont rejoints dans la revendication de droit sociaux et de meilleures conditions de vie. Ce peuple a habité dans les petites maisons médiévales et les quelques logements ouvriers des faubourgs. Il a fait vivre le commerce et la sociabilité du centre-ville.
La troisième période concerne l’après-guerre et le franchissement d’une nouvelle étape de concentration capitaliste des moyens de production. C’est le Pont-de-l’Arche des nouveaux quartiers et des aménagements publics. La sociabilité a explosé afin de se conformer aux investissements capitalistes. Les entreprises de chaussures ont fermé leurs portes, hormis Marco. D’autres industries vont et viennent, sans garantie de rester à moyen terme. Une partie de la population a quitté les lieux pour trouver meilleur emploi. Une large partie de la population est venue s’installer récemment dans les nouveaux quartiers issus de la spéculation foncière et immobilière. Désormais, une très large partie des habitants ne travaillent pas dans la ville et fréquentent un réseau routier aussi immense que l’argent qu’il engloutit dans sa construction et son entretien. Ces habitants résident dans des quartiers peu propices au lieu social, hormis le voisinage immédiat. Les pouvoirs publics sont sommés de pallier le manque de sociabilité par une offre de loisirs, de formation, de culture. Ils sont sommés de donner une place professionnelle aux habitants ou, à défaut, un toit, une subsistance.
La ville a largement perdu son rôle central en matière d’échanges. Les habitants échangent surtout en dehors de la ville. Le centre-ville se vide de sa substance, bien qu’il résiste mieux que dans beaucoup d’autres cités. Ce n’est pas une question de rentabilité qui nous intéresse mais bien plutôt de rôle social, d’habitude au contact qui manque à nombre d’habitants. Il semble que les habitants aient beaucoup perdu en qualité de vie à cause des choix économiques d’une minorité. Nous avons même l’impression d’une aliénation des consciences tant ce mode de vie semble normal, ou acceptable, pour de nombreuses personnes isolées dans leurs maisons et qui ne fréquentent ni les rues ni les associations sauf, peut-être, pour les loisirs de leurs enfants.
Sans en faire une revendication, c’est le paradigme marxien qui nous a le plus aidé dans l’analyse de l’économie locale. En effet, sans trop y réfléchir on pourrait se leurrer en croyant que la pensée de Karl Marx valait pour une période révolue depuis le début de la désindustrialisation. Or, sa pensée, celle du Capital en particulier, est plus d’actualité que jamais : les bras locaux ne sont plus guère nécessaires car il en existe de plus exploitables ailleurs. Il semble que ce soit le keynésianisme, c’est-à-dire grossièrement le pouvoir d’achat donné par l’État ‒ dit providence ‒ aux habitants, qui rende intéressants les habitants et la région aux yeux des investisseurs capitalistes. Mais l’argent continuera-t-il à couler ? Qui plus est, cette vision très monétaire des choses donne l’illusion, à grands renforts de transferts de sommes, que chacun peut vivre satisfait sans contact réel avec autrui et sans devoirs envers lui. C’est une vision aveuglée par la course à l’argent et aux plaisirs à court terme. Les rapports humains doivent être soignés et les consciences doivent réaliser combien notre système économique nous coute cher en bienêtre.
Armand Launay
Pont-de-l'Arche ma ville
http://pontdelarche.over-blog.com