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5 juillet 2015 7 05 /07 /juillet /2015 20:45

On le découvre le plus souvent grâce à une visite commentée de Pont-de-l’Arche, ce panneau de bois sculpté couronnant la vitrine de deux commerces des numéros 15 et 17 de la place Hyacinthe-Langlois.

Ces édifices ont été inventoriés par le service des Monuments historiques en 1986 (IA00017925) mais sans protection ni pour eux ni pour le panneau qui attire notre attention ici. Pis, jusqu’à plus ample informé, aucune recherche n’a porté sur cet élément du patrimoine qui, au mieux, a parfois été considéré comme une “scène de triomphe” mais sans plus de précision ni sur son sens ni sur sa fonction.

 

Avec mes remerciements à mon ami Frédéric Ménissier pour ses photographies, le complément de description des personnages et les pistes ouvertes sur l'interprétation de la scène dans son entier. 

 

Le bâtiment

Les numéros 15 et 17 font partie d’un même bâtiment qui semble dater du XVIe siècle. Il s’agit d’une maison à pans de bois adaptée au dense urbanisme du centre ville qui explique ses deux étages carrés plus un étage de comble. Le bâtiment repose sûrement sur une cave. Il est couvert d’un toit à deux pans couvert d’ardoises comme la façade sud est couverte d’essentes en ardoises. La façade nord qui nous intéresse a été ravalée de plâtre à la fin du XIXe siècle. C'est dommage pour le cachet de cette place qui perd ainsi de son pittoresque médiéval. La partie du panneau située sur le numéro 17 a été remise au jour dans la fin des années 1990, d'où la meilleure conservation de l’enduit grossier qui la couvre. L'ensemble du panneau sculpté semble avoir été masqué par un autre panneau publicitaire depuis le XIXe siècle. Cela a préservé l'objet qui nous intéresse, bien que celui-ci nécessite une restauration.

 

Le panneau dans son entier (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Le panneau dans son entier (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Ce dessin signé Faubin montre que le bâtiment qui nous intéresse était déjà divisé en deux boutiques en 1837 et que son panneau sculpté était masqué (Archives de l'Eure : 1Fi 855)

Ce dessin signé Faubin montre que le bâtiment qui nous intéresse était déjà divisé en deux boutiques en 1837 et que son panneau sculpté était masqué (Archives de l'Eure : 1Fi 855)

Description du thème

Cette scène illustre la marche d’un char entouré de plusieurs personnages allant de gauche à droite. C’est ce sens de lecture que nous respectons.

 
Détail de la ville fortifiée d'où part la scène. Dans l'entrée se trouve le moine à la clé (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Détail de la ville fortifiée d'où part la scène. Dans l'entrée se trouve le moine à la clé (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Tout à gauche se trouve un temple à fronton triangulaire. Ce temple peut aussi symboliser une ville entière, Rome ou Jérusalem. Il évoque l'architecture byzantine avec une coupole et quoi qu'il en soit l'architecture antique avec ses ouvertures étroites et en plein cintre. Au centre se trouve une porte d’entrée voutée d'où sort un moine, lui aussi vouté, tenant une clé dans sa main droite.

 
Détail sur les danseuses (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Détail sur les danseuses (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Puis, contre toute attente, se trouvent trois danseuses dans des tenues, semble-t-il, un peu légères... surtout en Normandie. Leur danse est gracieuse, chacune a son mouvement mais l'ensemble est coordonné dans la même danse. Ce sont les seuls personnages qui apparaissent de face, au sein de la même scène que les autres personnages, mais qui ne sont pas dans le même déplacement de gauche à droite... Ces danseuses sont-elles marquées par le péché et ont-elles été brillamment négligées par le moine et les personnages qui transitent de gauche à droite ? Sont-elles inspirées par les Grâces des représentations antiques ? Ce ne serait pas étonnant si le panneau datait du début du XVIe siècle où les Grâces étaient réapparues depuis quelques décennies sous les pinceaux d'artistes comme Sandro Boticelli, Raphaël ou Lucas Cranach l'ancien.

Détail sur le cavalier (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Détail sur le cavalier (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

À leur droite, un cavalier monte un cheval cabré. Le cavalier tient un étendard dont la tige repose sur le sol. À ses côtés se tient un lévrier et, dans le décor à sa droite, une tour (de guet ?).

 
Détail sur le fantassin et le pèlerin (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Détail sur le fantassin et le pèlerin (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

À droite toujours, se trouve un fantassin tenant un fusil sur son épaule droite.

Puis, un personnage portant une cape, qui vole au vent, s'appuie sur un bâton de pèlerin. Nous eûmes aimé voir sur lui une coquille de saint Jacques mais la boule située sur son ceinturon peut tout aussi bien être une gourde.

 
Détail sur le char (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Détail sur le char (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Puis se trouve un élément central de ce panneau sculpté : le char reposant sur deux roues. Il est entouré d’une ou deux chimères à corps de serpent(s) et, d'une part, à tête mi-homme mi-âne (à gauche du char) et, d'autre part, à tête de cygne peut-être (à droite). Sur le char est assise une femme, apparemment, tenant dans sa main gauche une belle fleur à quatre pétales majeurs et quatre pétales mineurs. Elle tend cette fleur devant elle : est-ce à la chimère ? Derrière elle, en décor, apparaissent le dossier du trône sur lequel le personnage repose et un arbre. D’aucuns y ont vu une référence au récit biblique de la rupture de l’alliance entre le dieu principal des Hébreux et Adam et Ève. Mais, quid d’Adam et du fruit défendu ici (bas) ? Il semble que la tête d’un poisson apparaisse d’une vague à gauche du char, sous la femme. Une autre tête de mouton étrange tient dans sa gueule la corde de l’attelage reliant le char aux chevaux ailés de trait. Les chimères ne semblent pas ennemies des personnages humains ; l'une d'entre elles semble même sourire.

 
Détail sur l'attelage (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

Détail sur l'attelage (cliché Frédéric Ménissier, décembre 2015).

À droite toujours, après un petit oiseau situé dans le décor, s’étendent quatre chevaux ailés attelés par deux au char. La mythologie grecque est bien présente : Pégase est un cheval ailé, monté par Bellérophon qui est un héros tueur de monstres, dont la Chimère. Celle-ci était composée de parties de corps de lion, de chèvre et de serpent, ce qui correspond aux chimères autour du char, hormis le lion. On pourrait ajouter des éléments du mythe : les femmes nues se jetant au devant du héros, son expulsion de la ville... Mais, il n'y a là aucune référence précise, aucun attachement au sens du mythe, en particulier, et de la mythologie grecque, en général. Le rôle des ailes des chevaux peut-être symbolique ; le char est promis à une élévation dans le ciel spirituel... mais il reste pourtant bien au sol et les ailes semblent bien fantaisistes.

 

Détail sur les musiciens et la fin apparente du panneau (cliché Frédéric Ménissier, dit le "sponsor", décembre 2015).

Détail sur les musiciens et la fin apparente du panneau (cliché Frédéric Ménissier, dit le "sponsor", décembre 2015).

Puis, se trouvent quatre personnages soufflant dans des instruments à vent. Leurs habits, et la nudité d'un d'entre eux, rappellent la mode antique. Dans le décor apparaissent des édicules.

À l’extrême droite de ce panneau se trouvent un chien de course, semble-t-il, un arbre et un buisson sûrement.

La scène semble se prolonger encore. Nous ne pensons cependant pas qu’elle se prolonge beaucoup. En effet, nous voyons bien le début du panneau à sa gauche. Limité ainsi sur sa droite, il semble trouver une position centrale sur la façade des deux commerces réunis.

 

Interpréter tout cela…

On lit ce panneau comme un vitrail et une statuaire d'église. En effet, il est destiné à une lecture visuelle. Les images remplacent les mots pour une population alors illettrée mais cultivée. Ce panneau présente un travail de sculpture soignée, même s'il n'est pas signé (à notre connaissance). La preuve du soin apporté par l'artiste réside dans la précision des visages, doués d'expression, ayant chacun sa position, soignés dans le détail des yeux, nez, mentons, bouches, et même des chevelures ayant une texture. Le soin se lit aussi dans les restes de polychromie qui laissent entrevoir que la sculpture était rehaussée par la peinture. Même les tenues des personnages sont soignées ; le drapé, les différentes pièces de tissu que ce soient la robe, la tunique, les bas...

Un premier plan apparait avec les différents personnages et un arrière plan campe un décor. Ce dernier est loin d'être anecdotique car il devait conférer à la scène une profondeur renforçant la richesse de son atmosphère dans une perspective somme toute très médiévale où apparait au premier plan le principal. Ici le sens est plus la signification que l'orientation encore que la scène a un début et une fin.

Eh oui, autre preuve de la qualité de cette scène : le mouvement. Frédéric Ménissier voit deux temps dans cette scène : l'instantané qui fige la pompe du cortège et le mouvement général de la scène de gauche à droite, sens de la lecture.

 

Alors faut-il lire dans ce panneau un épisode du Premier testament ou de la mythologie grécoromaine ?

La tentation est grande, et pas que dans le désert, d'y voir l'illustration d'un passage de la vie d'un saint catholique. En effet, les références chrétiennes sont indiscutablement là. Le personnage sortant de la ville avec une clé ne serait-il pas saint Pierre ? Le personnage sur le char ne rappelle-t-il pas ces hagiographies (biographies des saints) où la foi chrétienne vainc les démons païens. On pense évidemment, à Pont-de-l'Arche, à saint Vigor de Bayeux terrassant le dragon vivant sur les terres du seigneur nommé Volusien.

 

Malgré tout, a notre sens, il n'y a pas ici de référence religieuse précise. On se balade dans l’évocation libre jusqu’à la fantaisie de personnages fictifs, de religieux, de militaires, de personnages de la mythologie grécoromaine que l'on réanime alors avec plaisir et liberté…

Le fil conducteur est le voyage et la scène montre des personnages qui ont besoin de voyager et, le soir venu, de trouver une bonne auberge où se reposer et, mieux, de faire bonne chère ; d’où, peut-être, les danseuses, les musiciens, les animaux comestibles chassés grâce aux chiens de chasse... Une évocation fantaisiste dans une atmosphère chrétienne : c'est notre point de vue pour le coup assez rabelaisien...

La galerie donnant accès à la Cour Ainé a sûrement été un passage de l'auberge qui nous intéresse vers ses écuries situées dans la cour arrière (cliché Armand Launay, octobre 2010).

La galerie donnant accès à la Cour Ainé a sûrement été un passage de l'auberge qui nous intéresse vers ses écuries situées dans la cour arrière (cliché Armand Launay, octobre 2010).

Si l’on retient cette thèse de l’auberge, tout s’éclaire : la localisation de son immeuble dans la place centrale du Pont-de-l’Arche médiéval, ville fortifiée et soumise au couvre-feu ; la galerie donnant accès à la Cour Ainé et, surtout, à l’arrière cour de l’auberge afin d’y nourrir et reposer les chevaux.

Le panneau sculpté aurait donc eu pour fonction de renseigner les gens sur l’activité de cette maison : une auberge. Elle aurait donc été une enseigne… à la mode médiévale. Imaginons-la peinte comme le suggèrent les quelques traits sculptés voulant donner une texture au décor et, peut-être, la polychromie (coloration) vieillie autour des personnages entre le temple et le char.

Quant à la datation, n’étant pas spécialiste de ce type de supports, nous pensons néanmoins qu’il se rattache à l’architecture médiévale qui se clôt un siècle après cette période (la fin du XVIe siècle, donc). On pourrait penser que ce panneau est plus ancien et qu'il a été réemployé ici, comme bien souvent les pièces de bois dans l'architecture à pans de bois. Mais, le décor sculpté nous oriente, cependant et timidement, vers l’esthétique de la Renaissance grâce aux références antiques : les chevaux ailés, les jupettes des soldats et musiciens rappelant l’uniforme romain tout comme les éléments d’architecture comme les dômes et les ouvertures étroites et cintrées des fortifications. À mettre au conditionnel, donc, mais nous daterions volontiers ce panneau du premier tiers du XVIe siècle pour son équilibre entre architecture médiévale et début d'esthétique renaissante.

 
Ce bâtiment annexe, situé au fond d'une cour arrière, a vraisemblablement servi d'écuries pour l'auberge des n° 15 et 17 de la place Hyacinthe-Langlois. Datable de la fin du Moyen-Âge, son architecture est aussi intéressante que menacée de ruine (clichés Armand Launay, 2008, Frédéric Ménissier, 2016).
Ce bâtiment annexe, situé au fond d'une cour arrière, a vraisemblablement servi d'écuries pour l'auberge des n° 15 et 17 de la place Hyacinthe-Langlois. Datable de la fin du Moyen-Âge, son architecture est aussi intéressante que menacée de ruine (clichés Armand Launay, 2008, Frédéric Ménissier, 2016).

Ce bâtiment annexe, situé au fond d'une cour arrière, a vraisemblablement servi d'écuries pour l'auberge des n° 15 et 17 de la place Hyacinthe-Langlois. Datable de la fin du Moyen-Âge, son architecture est aussi intéressante que menacée de ruine (clichés Armand Launay, 2008, Frédéric Ménissier, 2016).

Armand Launay

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Mes activités

Armand Launay. Né à Pont-de-l'Arche en 1980, j'ai étudié l'histoire et la sociologie à l'université du Havre (Licence) avant d'obtenir un DUT information-communication qui m'a permis de devenir agent des bibliothèques. J'ai acquis, depuis, un Master des Métiers de l'éducation et de la formation, mention Lettres modernes. Depuis 2002, je mets en valeur le patrimoine et l'histoire de Pont-de-l'Arche à travers :

- des visites commentées de la ville depuis 2004 ;

- des publications, dont fait partie ce blog :

Bibliographie

- 20 numéros de La Fouine magazine (2003-2007) et des articles dans la presse régionale normande : "Conviviale et médiévale, Pont-de-l'Arche vous accueille", Patrimoine normand n° 75 ; "Pont-de-l'Arche, berceau de l'infanterie française ?", Patrimoine normand n° 76 ; "Bonport : l'ancienne abbaye dévoile son histoire", Patrimoine normand n° 79 ; "Chaussures Marco : deux siècles de savoir-plaire normand !", Pays de Normandie n° 75.

- L'Histoire des Damps et des prémices de Pont-de-l'Arche (éditions Charles-Corlet, 2007, 240 pages) ;

- Pont-de-l'Arche (éditions Alan-Sutton, collection "Mémoire en images", 2008, 117 pages) ;

- De 2008 à 2014, j'ai été conseiller municipal délégué à la communication et rédacteur en chef de "Pont-de-l'Arche magazine" ;

- Pont-de-l'Arche, cité de la chaussure : étude sur un patrimoine industriel normand depuis le XVIIIe siècle (mairie de Pont-de-l'Arche, 2009, 52 pages) ;

- Pont-de-l'Arche, un joyau médiéval au cœur de la Normandie : guide touristique et patrimonial (mairie de Pont-de-l'Arche, 2010, 40 pages) ;

- Pont-de-l'Arche 1911 I 2011 : l'évolution urbaine en 62 photographies (mairie de Pont-de-l'Arche, 2010, 32 pages) ;

- Mieux connaitre Pont-de-l'Arche à travers 150 noms de rues et de lieux ! (Autoédité, 2019, 64 pages) ; 

- Déconfiner le regard sur Pont-de-l'Arche et ses alentours (Autoédité avec Frédéric Ménissier, 2021, 64 pages) ;

- Les Trésors de Terres-de-Bord : promenade à Tostes, ses hameaux, Écrosville, La Vallée et Montaure (publié en ligne, 2022) ;

- Les Trésors de Terres-de-Bord : promenade à Tostes, ses hameaux, Écrosville, La Vallée et Montaure (version mise en page du précédent ouvrage, édité par la mairie de Terres-de-Bord, 2023).

Depuis 2014, je suis enseignant à Mayotte.

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