Carte postale illustrée des années 1910 disponible sur le site des Archives de l'Eure (cote (8 Fi 700-1).
Joli petit coin de Normandie, Vraiville est une commune de 718 habitants en 2018 qui comprend le hameau de Bréholle. Elle est située entre deux types de paysages :
- celui du plateau du Neubourg et ses limons propices à l'agriculture où des champs ouverts s’étalent à perte de vue et sont ponctués de quelques villages couronnés de clochers et entourés de quelques haies, quelques vergers seulement ;
- celui des vallons de l’Oison et de la naissance de leurs talwegs. Ici le sol est majoritairement composé d’argile résiduelle à silex qui est favorable aux prairies, aux vergers, aux haies. L’atlas des paysages de la Haute-Normandie, publié en décembre 2011 par le Conseil régional et la DREAL, classe même les vallées de l’Oison dans le Roumois et ce jusqu’aux Bertins de La Haye-Malherbe. Vraiville est donc une commune limitrophe de ce paysage plus végétal qu’on appelle le Roumois, étymologiquement le “pays de Rouen”. Cela n’étonnera guère si l’on retrouve ici, à Vraiville, des vergers alimentant le cidre de la Ferme du Bois-Normand et de l’élevage de canards et d’oies à l’origine de Au bec fin vraivillais, joli jeu de mots.
Deux captures d'écran réalisées sur le site Géoportail. A gauche, la vue de 2019 et à droite celle des années 1950.
Il est vrai que Vraiville, son centre-village, se situe à la naissance du talweg du vallon descendant vers Saint-Pierre-de-Liéroult. Il était encore en eau vers 1840 où il apparait sur la carte d’état-major disponible sur le site Géoportail. Il alimentait donc la mare centrale, qui existe toujours et qui constitue un cadre pittoresque à cette partie du village. D’ailleurs, le chemin entre cette mare et les bois, au nord et en aval, se nommait la Ruelle aux vaches. La mare devait abreuver les bêtes avant d’aller paitre dans les prairies ou les bois. C’est dans cette partie du talweg que l’on retrouve un affleurement de craie ou de marne du turonien supérieur (entre 93,9 et 89,8 millions d’années avant notre ère). La Mare, l’église et les fermes du centre-village se trouvent donc sur les premières pentes du talweg, là où l’eau ne manquait pas et là où les champs commencent à s’étendre à perte de vue.
La mare centrale de Vraiville sur une carte postale illustrée des années 1910 disponible sur le site des Archives de l'Eure (cote (8 Fi 700-10).
Riches terres agricoles mais pauvres paysans
Comme pour indiquer ce lieu de transition entre le Roumois et les plaines du Neubourg, un champ est dénommé “La porte du Manoir”, près de Surtauville. Une “rue de la Porte du Manoir” existe au sud immédiat de Notre-Dame, l’église vraivillaise. Il doit s’agir du principal manoir seigneurial de la paroisse où s’installa un noble, avec château ; un noble qui dota l’église. Il faut croire que ce manoir avait une plus vaste porte du côté des champs qui constituent toujours une vaste partie des terres vraivillaises. Une rue contigüe, la rue du moulin, rappelle la nécessité de moudre le grain au moulin de Daubeuf ; moulin inconnu mais qui a donné le nom à une parcelle toujours dénommée, à Daubeuf, le “vieux moulin”. Les Vraivillais devaient aussi utiliser, selon l’emplacement de leurs champs et selon leurs obligations, les moulins de La Haye-Malherbe et de Mandeville.
Le plan cadastral de 1828 est disponible sur le site des Archives de l'Eure. Ici nous reproduisons un détail de la section C dite "du village" (cote 3PL.1039.4).
Qui était le seigneur de Vraiville ? Nous l’ignorons. Mais le nom de la paroisse semble être une déformation de “Ebrardi villa” en 1014, selon Ernest Nègre, auteur de la Toponymie générale de la France (volume 2, page 952). Traduit, ce nom signifie, le domaine d’Évrard en langue romane d’époque. Peut-être correspond-il au “sarcophage en pierre contenant des ossements (...) retrouvé dans le pavage du chœur de l'église” et datant peut-être de l'époque mérovingienne selon Auguste Le Prévost vers 1850 ? Toujours est-il que Vraiville attira des nobles et fut sûrement aussi colonisée par les Normands. En effet, le nom du hameau de Bréholle semble d’origine scandinave. D’après la page Wikipédia consacrée à la toponymie normande, ce nom proviendrait de de hóll “colline, butte”. Ce nom est assez courant en Normandie. Il est possible que le hameau tienne son nom d’une famille installée ici. Notons aussi un fief dénommé Martot, comme la commune de bord de Seine, qui a aussi une origine scandinave. C’est un document des Archives de l’Eure qui atteste le nom de ce fief de Martot, à Vraiville (cote G275) et dont voici le résumé réalisé par un archiviste : “Déclaration rendue par le chapitre à noble homme M. Robert Cirette, avocat à la Cour, seigneur des deux tiers du fief de Martot situé dans la paroisse de Vraiville (1634).” Il est possible, mais nous n’en avons aucune preuve, que ce fief ait appartenu au seigneur de Martot, d’où son nom. Où était ce fief ? Nous l’ignorons aussi. Vraiville compte plusieurs ensembles qui font songer à des domaines nobles : celui de l’église, celui de la rue Maure, au sud de la mare centrale et celui qui se trouve un peu au nord est de Notre-Dame et qui a été remplacé par un imposant manoir qui, selon nos premières observations, daterait bien du XVIIe siècle. Ce sont ses pans de bois rectilignes et son toit à pavillon qui nous font penser cela.
Un des vestiges des manoirs de Vraiville, sièges des propriétés nobiliaires. Ici sur une carte postale des années 1910 (trouvée sur le Net) un manoir du XVIIe siècle, semble-t-il, et qui existe toujours le long de la rue principale.
Une possession de Chartres ?
Le principal seigneur de Vraiville était religieux : il s’agit du chapitre de la cathédrale de Chartres, aussi étrange que cela puisse paraitre. Dans les Mémoires et notes d’Auguste Le Prévost, nous apprenons l’existence d’une “charte du 11e jour des calendes d’octobre de l’an 1014, par laquelle Richard II, dit « le Bon Duc de Normandie » pour réparer les dommages que son armée avait causés aux possessions de la Cathédrale de Chartres, fait don à cette Basilique notamment de Vraiville entre Louviers et Elbeuf avec la dîme de la chasse dans la forêt appelée Bord”. S’agit-il de simples réparations ou de recouvrance, c’est-à-dire le retour, de droits antérieurs ? Qui plus est, dans le Dictionnaire des anciens noms de lieux du département de l'Eure, Auguste Le Prévost cite une charte d'Henri II, datée de 1174, qui mentionne le chapitre de Chartres comme seigneur de Tostes, aussi.
Le Dictionnaire de toutes les communes de l'Eure, par MM. Charpillon et Caresme, est l'une des rares et donc précieuses sources pour débuter une recherche sur l'histoire de Vraiville. Publié en 1879 le tomme consacre quelques colonnes à Vraiville ; colonnes que nous reproduisons ici.
Le chapitre de Chartres resta propriétaire de Vraiville jusqu’en 1789. Nous avons la chance que Michel Nortier (1923-2007), conservateur en chef de la Bibliothèque nationale de France et grand collaborateur des Annales de Normandie, se soit penché sur un fonds d’archives concernant les droits du chapitre de Chartres à Vraiville. En 1957, aux pages 331 à 334 des Annales de Normandie, Michel Nortier publia un article aussi bref que précis sous le nom de “Pour l'histoire économique et sociale d'une paroisse normande : Vraiville (Eure).” Nous y apprenons que le collège de Chartres déléguait sa fonction à un “grand prévôt (un préposé) en Normandie en l’église de Chartres”. Ce prévôt payait une rente annuelle à son seigneur et se finançait sur les dimes des paroisses et les fermes (loyers) sur les terres. Le grand prévôt nommait et rétribuait un sénéchal qui habitait à Vraiville, sûrement au “manoir” près de l’église et rendait justice au nom du seigneur. Celui-ci percevait, semble-t-il, les taxes et droits divers au nom de son prévôt. Ce sont les documents de cette prévôté que la Bibliothèque nationale de France a acquis et conservés et que Michel Nortier a étudiés et commentés. L’auteur nous apprend que les terres étaient mises à ferme (louées) à des bourgeois principalement de Rouen, Louviers et Pont-de-l’Arche et, à part égale, à des habitants de Vraiville. Michel Nortier s’étonne que seuls 10 % des tenanciers de terres résidaient à Vraiville. L’auteur note qu’avec le temps les tenanciers ont de plus en plus été des personnes humbles et non des bourgeois. En somme, on mesure un système de sous-locations aussi hiérarchisé qu’injuste où le droit garantit des rentes et taxe le travail réel.
Le chapitre de la cathédrale de Chartres a été le principal seigneur de Vraiville et ce jusqu'à la Révolution. Ici nous reproduisons une illustration issue de la page Wikipédia de la cathédrale en tant que monument.
La curieuse église Notre-Dame de style... traditionnel contemporain
Selon Wikipédia et le site Mon village normand, il s’agit de l’église Saint-Barnabé. Selon la mairie et la paroisse, il s’agit de Notre-Dame. La réponse est peut-être dans les Mémoires et notes d’Auguste Le Prévost. Le patronage de l’église est bel et bien Notre-Dame et la fête paroissiale est la Saint-Barnabé, célébré le 11 juin.
Notre-Dame a subi la Seconde guerre mondiale. La fiche Mérimée des vitraux avance qu’un “incendie volontaire de l'église” eut lieu “en 1940 par des soldats français.” Un article de l’Agglomération Seine Eure semble plus précis qui traite d’un camion de munitions qui aurait explosé à côté de l’église lors de la débâcle. Le site Mon village normand avance qu’un bombardement endommagea l’église au point qu’elle dut être rebâtie. Les archives départementales ont un dossier concernant la “Reconstruction et réparation des bâtiments publics” qui fait état des choix des architectes et des entrepreneurs, des projets, de la participation financière de l'État entre 1944 et 1947. Sous la cote 70 W 14, il est question de l’église de Vraiville avec, notamment, des plans du projet.
L'église Notre-Dame sur une carte postale illustrée des années 1910 avant sa destruction de 1940 donc...
Le parti-pris des reconstructeurs est intéressant : il s’est agi de refaire Notre-Dame avec le plus possible de matériaux traditionnels pour conserver au mieux le paysage. Un choix que l’on peut mettre en vis-à-vis de celui du Manoir-sur-Seine où l’église Saint-Martin a été entièrement reconstruite avec du matériau contemporain : le béton. Cela fait pleinement partie des arbitrages réalisés entre la reproduction de l’architecture traditionnelle où une prise de distance vers l’art contemporain qui se lisent dans les centres-villes reconstruits de la Libération.
Ainsi, nous pouvons faire une comparaison entre les cartes postales de Vraiville des années 1910 et deux copies de photographies prises peu après 1947 qui est la date probable, selon nos quelques informations, de l’achèvement de la nouvelle église paroissiale.
Notre-Dame a conservé son plan d’ensemble avec un vaisseau central orienté (c’est-à-dire tourné vers l’est) et constitué deux corps de bâtiment de hauteur différente. Le site Mon village normand donne une définition précise qui traite de “chevet plat percé d'une baie brisée moulurée.” La tour clocher a néanmoins été déplacée. Elle couronnait autrefois le pignon ouest, c’est-à-dire l’entrée du temple, et a été rebâtie au nord de la façade antérieure. Elle est “coiffée d'une flèche polygonale en ardoise à deux égouts”. À noter, la façade ouest est épaulée de deux contreforts d’angle en pierre de taille qui semblent être les parties les plus anciennes de l’église (XVIe siècle). Les murs sont constitués en matériaux traditionnels : moellon calcaire et brique. Mais l’absence de lit dans l’empilement des pierres trahit le XXe siècle. Les maçons n’ont pas reproduit le savoir-faire ancestral. Les murs gouttereaux montrent donc ce réemploi quelque peu maladroit. Ils sont percés de baies en plein cintre encadrées de structures en brique dont la régularité participe de l’harmonie d’ensemble de l’édifice. Ce choix de réemployer le matériau ancien et le plan d’ensemble de l’édifice fait de Notre-Dame un rare exemple régional d’architecture traditionnelle contemporaine, bel oxymore ! Elle mérite à ce titre une attention particulière.
L'église Notre-Dame à la fin de sa reconstruction vers 1947 d'après des cartes postales de la collection "Les beaux sites des environs de Louviers".
À l’intérieur cependant, ce sont des verrières délibérément contemporaines qui ont été créées par les maitres-verriers Paul Bony et Adeline Hébert-Stevens en 1952. Ces œuvres, récemment restaurées, ont remplacé le seul élément patrimonial vraivillais reconnu par la Conservation régionale des Monuments historiques. En effet, le 10 juin 1907 furent classées au titre d’objets les verrières du XVIe siècle illustrant la Vierge à l'Enfant-Jésus, saint François d'Assise recevant les stigmates, deux donateurs et le Père éternel bénissant. Ainsi, la commune de Vraiville compte parmi les moins dotées de la région en matière de patrimoine protégé.
Enfin, notons que les élus entretiennent le patrimoine, comme nous l’apprend le bulletin municipal sur le site de la mairie. Aux journées européennes du patrimoine, en 2020, outre la présentation de l’église et un concert notamment avec orgue, la municipalité a organisé un parcours de découvertes des trois calvaires communaux “nouvellement restaurés”. Ces croix de chemin indiquaient l’entrée de la paroisse aux voyageurs. Elles identifient toujours la commune.
Le patrimoine communal fait l'objet de restaurations régulières par les élus et certains habitants vraivillais. Ici nous reproduisons une photographie de 2020 parue sur le site de l'Agglomération Seine Eure.
Le mariage à Vraiville selon Martine Ségalen
En sus de Michel Nortier, Vraiville a fait l’objet d’une étude d’une autre personnalité du monde intellectuel. Il s’agit de l’ethnologue française Martine Ségalen, née en 1940, et qui a réalisé une étude intitulée Nuptialité et alliance. Le choix du conjoint dans une communauté de l'Eure. Elle fut publiée en 1972 et constitue la première œuvre de sa riche bibliographie. Si nous n’avons pu consulter l’ouvrage, nous avons eu la chance d’en lire la recension par Françoise Zonabend parue dans L'Homme : revue française d’anthropologie en 1975 et accessible par Persée (tome 15, n° 1, p. 136-137). Nous nous permettons d’en citer un large extrait tant il est clair et instructif : “Martine Ségalen a étudié le mariage à Vraiville, un village du département de l'Eure, à partir d'un corpus d'actes de 250 ans d'âge. Utilisant la méthode mise au point par le Dr J. Sutter, elle a procédé à une reconstitution des généalogies de tous les individus qui se sont mariés au village. Puis, par traitement mécanographique, elle obtient des tableaux généalogiques à partir desquels elle a retracé l'évolution, tant qualitative que quantitative, des mariages. Entre 1700 et 1800, la croissance démographique constante d'une population relativement homogène renforce l'endogamie et l'homogamie villageoises. Entre 1800 et 1900, se constitue puis disparaît un groupe socio-professionnel : les tisserands. Ceux-ci s'opposent, à la fois par leur mode de vie et leur façon de se marier, au monde paysan, lui-même scindé en deux groupes qui s'ignorent : les possesseurs de la terre d'un côté, les journaliers de l'autre. Entre paysans et tisserands nul mariage possible, mais c'est dans le monde des tisserands que prend naissance le mariage de type actuel, où l'alliance s'accompagne de l'émancipation, économique et sociale, des conjoints. Ce type de mariage prévaut désormais à Vraiville, dès les premières décennies du XXe siècle.” La suite de l’article présente les critiques sur les limites de la méthode et de l’exploitation des données par l’auteur.
Avec Michel Nortier et Martine Ségalen, voici de quoi inciter les chercheurs locaux à exploiter les archives et éveiller notre conscience sur la réalité de ce monde !
Armand Launay
Pont-de-l'Arche ma ville
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