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22 juin 2021 2 22 /06 /juin /2021 05:55
La vallée de l'Oison dans la commune de Saint-Cyr-la-campagne par Frédéric Ménissier en mai 2021.

La vallée de l'Oison dans la commune de Saint-Cyr-la-campagne par Frédéric Ménissier en mai 2021.

Avec nos remerciements à Frédéric Ménissier

pour ses photographies qui illustrent et instruisent cet article.

 

Entrez dans l’Eure, entrez dans l’Oison

On pénètre dans la vallée de l’Oison par Saint-Pierre-de-Liéroult, quartier de Saint-Pierre-lès-Elbeuf qui fut une commune de l’Eure avant 1837. Après un tunnel, on entre dans une véritable carte postale : celle de la Normandie joyeuse, verte et vallonnée. Passé le hameau de la Bidaudière, on entre dans la commune de Saint-Cyr-la-campagne comme si on entrait dans le pays d’Auge. En effet, cette commune valléenne de 413 habitants (en 2018) est boisée et constituée d'hameaux épars alors que le plateau du Neubourg étale non loin ses mornes plaines ponctuées de mignons villages. Saint-Cyr et la vallée de l’Oison contrastent avec les plats champs du plateau et la vallée de Seine urbanisée et constellée de sablières. Saint-Cyr est préservé des grands axes routiers et son environnement semble plus naturel, plus varié qu’ailleurs. Sorte de poumon d’Elbeuf, dont la forêt borde les coteaux nord de la commune, Saint-Cyr est le lieu rêvé de vastes propriétés, parfois secondaires, entrecoupées de quelques maisons anciennes, quelques pans de bois ou maisons de brique plus récentes. Si le chef-lieu de commune se voit nettement avec sa mairie et son église Saint-Cyr, les Saint-Cyriens se répartissent dans plusieurs hameaux : Le Mont-Hamel et Le Neuf-Moulin, les plus peuplés, et Le Valanglier, Le Moulin Vorins.

 

Signalisation du chemin de Compostelle sur une photographie de Frédéric Ménissier de mai 2021.

Signalisation du chemin de Compostelle sur une photographie de Frédéric Ménissier de mai 2021.

 

Cette remarquable entrée de vallée a été récemment mise en valeur par la restauration et le balisage d’un chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. C’est ce qu’a narré le journaliste Jean-Paul Adam dans une version numérique en date du 16 octobre 2016 d’un article paru dans Le Courrier de l’Eure. L’auteur nous apprend que les départements de l'Eure et de la Seine-Maritime, ainsi que 57 communes ont œuvré pendant trois ans à la mise en valeur de la “voie des Anglais” reliant Dieppe à Tours en direction de Saint-Jacques. Parmi ce cheminement chrétien et spirituel se trouve la belle église romane de Saint-Cyr. 

 

Cartes postales illustrées des années 1910 portant sur l'église Saint-Cyr (archives de l'Eure en ligne).
Cartes postales illustrées des années 1910 portant sur l'église Saint-Cyr (archives de l'Eure en ligne).

Cartes postales illustrées des années 1910 portant sur l'église Saint-Cyr (archives de l'Eure en ligne).

 

Le beau roman de l’église Saint-Cyr et Saint-Julitte

Le point central du chef-lieu de commune est l’église paroissiale Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte. Orientée, elle se trouve, bien visible, au tournant d’un des méandres dessinés par l’Oison. Si elle remplace assurément un plus ancien édifice, ses parties les plus antiques remontent au XIIe siècle. On les voit nettement car les remaniements plus récents ne les ont pas toutes éliminées (au niveau du chevet) et les ont même restaurées (au niveau du portail). 

Une photographie d’Antoine Garnier, publiée dans la fiche Wikipédia de la commune et sur le blog atlas-roman.blogspot.com, montre le chevet, c’est-à-dire la partie extérieure située au-delà du chœur. C’est un chevet roman de plein cintre, c’est-à-dire de forme semi-circulaire, couvert par un toit en croupe arrondie. Bien que remanié au XIVe siècle (selon le site monvillagenormand.fr), ce chevet conserve une baie étroite, romane, sur le contrefort central, de petits moellons de silex sombre en remplissage et des modillons, c’est-à-dire de petites consoles carrées sculptées sous la corniche du toit. 

 

Le chevet roman de l'église Saint-Cyr sur une photographie d'Antoine Garnier, que nous remercions, datant de juillet 2015.

Le chevet roman de l'église Saint-Cyr sur une photographie d'Antoine Garnier, que nous remercions, datant de juillet 2015.

Voici deux photographies extraites du tome II de l'ouvrage du chanoine Bonnenfant paru en 1937 et intitulé Églises rurales du département de l'Eure. Il s'agit de la planche CXV dévolue à l'église Saint-Cyr conservée aux Archives de l'Eure et publiée en ligne (cote :  37 Fi 3532).

Voici deux photographies extraites du tome II de l'ouvrage du chanoine Bonnenfant paru en 1937 et intitulé Églises rurales du département de l'Eure. Il s'agit de la planche CXV dévolue à l'église Saint-Cyr conservée aux Archives de l'Eure et publiée en ligne (cote : 37 Fi 3532).

 

Selon les photographies du riche site monvillagenormand.fr, le mur gouttereau nord conserve, en sus de ses contreforts, une porte romane menant au chœur qui était encore en fonction vers 1910 comme le montre une carte postale illustrée de ce temps. Le soubassement de ce mur est constitué d’un réemploi de petits moellons de silex sombre. Une autre voute de porte se voit dans le mur gouttereau sud près du chevet, non loin d’une petite baie romane elle aussi murée. 

Le portail de l'église Saint-Cyr est caractéristique du roman malgré des remaniements du XIXe siècle. Celui-ci est surmonté par trois voussures en plein cintre, formant une archivolte et reposant sur des piédroits sculptés en colonnettes. Les voussures sont enrichies de sculptures à motifs géométriques ou en dents de scie typiques du roman. Un visage, sorte de Dieu le père, couronne l’ensemble et accueille le visiteur. La façade est percée de deux baies étroites à son deuxième niveau. 

Un début de clocher carré, de construction plus récente, rompt l’harmonie du mur pignon en s’adossant au pan sud du toit. Celui-ci est couronné par une flèche de charpente polygonale couverte d'essentes d'ardoise. 

 

Église de Saint-Cyr-la-Campagne (Eure), façade et portail ouest sur une photographie des années 1950 (?) conservée aux Archives de l'Eure et publiée en ligne.

Église de Saint-Cyr-la-Campagne (Eure), façade et portail ouest sur une photographie des années 1950 (?) conservée aux Archives de l'Eure et publiée en ligne.

 

Le mobilier de Saint-Cyr

Une campagne de protection des éléments patrimoniaux de l’église a été entreprise par les élus au nom de la commune, propriétaire des lieux. Ainsi, des œuvres ont été inscrites au titre d’objets sur la liste supplémentaire des Monuments historiques le 21 mars 1977. Il s’agit de :  

- fonts baptismaux du XVe siècle, en pierre taillée et situés dans la nef, côté nord ; 

- une statue de la Vierge à l’Enfant au chardonneret (un petit oiseau). En pierre sculptée, sa datation est estimée dans la base POP du Ministère de la culture entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle. Elle se trouve dans le chœur, contre le mur sud ;

- une statue de poutre de gloire en bois polychrome représentant donc le Christ en croix et datée du XVIe siècle ;  

- un aigle-lutrin sculpté sur bois polychrome du XVIIIe siècle situé dans le chœur, côté nord. Son socle est contemporain ;  

- quatre stalles du XVIIIe siècle qui proviendraient de l'ancienne abbaye Notre-Dame-de-Bonport. L’église de cette abbaye cistercienne, à Pont-de-l’Arche, servit de carrière suite à sa vente en tant que bien national à la Révolution. On estime aussi que le maitre-autel de Saint-Pierre-de-Liéroult provient de Bonport.

 

Saint-Augustin rédigeant son œuvre : à gauche le tableau présent dans l'église Saint-Cyr (vue extraite de la base POP), une vue de l'œuvre originale de Philippe de Champaigne (Wikimedia) et le détail des armes de la famille Le Monnier, donatrice des fonds ayant permis de réaliser l'œuvre saint-cyrienne (Base POP itou). Saint-Augustin rédigeant son œuvre : à gauche le tableau présent dans l'église Saint-Cyr (vue extraite de la base POP), une vue de l'œuvre originale de Philippe de Champaigne (Wikimedia) et le détail des armes de la famille Le Monnier, donatrice des fonds ayant permis de réaliser l'œuvre saint-cyrienne (Base POP itou). Saint-Augustin rédigeant son œuvre : à gauche le tableau présent dans l'église Saint-Cyr (vue extraite de la base POP), une vue de l'œuvre originale de Philippe de Champaigne (Wikimedia) et le détail des armes de la famille Le Monnier, donatrice des fonds ayant permis de réaliser l'œuvre saint-cyrienne (Base POP itou).

Saint-Augustin rédigeant son œuvre : à gauche le tableau présent dans l'église Saint-Cyr (vue extraite de la base POP), une vue de l'œuvre originale de Philippe de Champaigne (Wikimedia) et le détail des armes de la famille Le Monnier, donatrice des fonds ayant permis de réaliser l'œuvre saint-cyrienne (Base POP itou).

 

Mais l'objet majeur de l’église est un tableau représentant Saint-Augustin rédigeant son œuvre. Ce docteur de l'Église, qui fut aussi penseur romain et évêque d’Hippone, est figuré touché par la lumière de la vérité divine. Celle-ci lui inspire l’amour de Dieu comme le symbolisent, d'abord, la lumière issue du ciel et qui engendre le cœur enflammé par la foi tenu dans sa main gauche et, ensuite, la plume par laquelle se crée une partie de la doctrine chrétienne, dans sa main droite. Si l’artiste qui réalisa ce tableau du XVIIIe siècle nous est inconnu, il eut le mérite de reproduire une œuvre majeure de Philippe de Champaigne (1602-1674), artiste peintre et sculpteur français classique. Cette peinture à l’huile fut classée par le Conservatoire régional des monuments historiques le 25 juin 1990. On peut voir, dans l'œuvre, le blason des Le Monnier, famille donatrice saint-cyrienne. MM. Charpillon et Caresme citent un dénommé François Le Monnier, sieur de La Hayette, marié en 1643 à Gabrielle Belleau, héritière du fief de “Valengelier”. Les Le Monnier blasonnaient de gueules au lion rampant d’or. 

On peut donc mesurer que le patrimoine liturgique saint-cyrien est plutôt riche, mis en rapport avec la taille de la paroisse. Il est dommage que les parties romanes de son église ne fassent pas l’objet d’une inscription aux Monuments historiques. Mais qui étaient les nobles de la paroisse ?  

 

 

Le roi Philippe II Auguste et sa maison de Saint-Cyr

Les origines romanes du XIIe siècle de l’édifice chrétien précèdent de quelques décennies les premières archives qui éclairent un peu l’histoire saint-cyrienne. On lit dans Scripta, base des actes normands médiévaux publiée sur le site de l’université de Caen sous la direction de Pierre Bauduin, que le roi de France Philippe Auguste dota en 1217 son sergent Tencrius de toutes ses terres et biens saint-cyriens : 

 

“Philippus, Dei gratia, etc. Noverint universi, presentes pariter et futuri, quod nos Tencrio, servienti nostro, propter ejus fidele servitium, et heredi suo masculo de uxore sua desponsata, dedimus in perpetuum illud quod habebamus apud Sanctum Cyricum, videlicet viginti libras turonensium in novo molendino, decem solidos turonensium in quodam jardino, septem capones et septem denarios turonenses, et septuaginta tres gallinas et tres solidos et unum denarium turonensem, et unum anserem, et octinginta et triginta ova, et septem solidos turonensium uno denario minus, et de censibus ville Sancti Cyrici octo libras et quatuor solidos et duos denarios turonenses, et ducentos pinpenellos apud Pontem Arche, que predicta sunt annui redditus, et preterea triginta quatuor acras terre et dimidiam, et septem acras broscie, et unam acram prati, et domum quam habebamus apud Sanctum Cyricum. Hec autem omnia tenebit ad usus et consuetudines Normannie dictus Tencrius et heres suus masculus de uxore sua desponsata, reddendo consuetudines et servicia que terra predicta debere dinoscitur. Quod ut perpetue stabilitatis, etc. Actum Compendii, anno Domini Mº CCº XVIIº, mense aprilis.” Acte 4084. 

 

Copie du plan cadastral de Saint-Cyr, section A dite "du Village". Première vue de 2 feuilles cotées 3PL/1026/2 et conservées aux Archives de l'Eure. Le chef-lieu de paroisse semble avoir particulièrement pris de l'importance aux XIIe et XIIIe siècles parmi les autres hameaux locaux, ce dont témoignent la construction de l'église actuelle et une charte du roi Philippe Auguste.

Copie du plan cadastral de Saint-Cyr, section A dite "du Village". Première vue de 2 feuilles cotées 3PL/1026/2 et conservées aux Archives de l'Eure. Le chef-lieu de paroisse semble avoir particulièrement pris de l'importance aux XIIe et XIIIe siècles parmi les autres hameaux locaux, ce dont témoignent la construction de l'église actuelle et une charte du roi Philippe Auguste.

 

On y apprend principalement que le roi donna sa maison (domum), c’est-à-dire un fief, de Saint-Cyr et les impôts sur les foyers (censibus), ainsi que divers droits en nature, un pré et 20 livres tournois à prendre sur le nouveau moulin, celui qui a dû donner son nom au hameau de Neuf-moulin. 

Le nom du sergent est problématique. Il est dénommé Tencrius dans Scripta, Teneer le Champion selon Le Dictionnaire historique de toutes les communes de l’Eure de MM. Charpillon et Caresme et, enfin, Teucerio selon Les Mémoires et notes d’Auguste Le Prévost. Cependant, selon MM. Charpillon et Caresme, son nom semble s’identifier au fief dénommé Gilles-Tauquiers à Saint-Cyr même. Le nom a-t-il été mal rédigé en 1217 ? A-t-il connu une longue déformation les siècles suivants ? Gilles était-il le prénom de baptême du sergent de Philippe Auguste ? Nous l’ignorons. Nous savons en revanche qu’il s’agissait d’un fief de haubert, c’est-à-dire un domaine réservé aux chevaliers qui, en retour, devaient fournir un chevalier en arme à leur seigneur en cas de nécessité. Il était placé sous la tutelle d’un baron et ne devait revenir, dans l’idéal, qu’au fils ainé. Dans les faits, les fiefs de haubert furent peu à peu divisés entre les sœurs héritières, en l’absence de fils. L’église Saint-Cyr démontre que c’était-là le fief majeur de la paroisse ; les seigneurs ayant sûrement largement contribué aux dons permettant le déploiement puis l’entretien du temple local. 

Le fief dénommé Gilles-Tauquiers faisait partie des trois fiefs de la paroisse avec le Valanglier, déjà cité, et celui de Neuf-moulin. Ce dernier fief possède sa part de mystère et mérite quelques réflexions.

 

Saint-Cyr-la-campagne. Le Neuf-moulin. Carte postale illustrée des années 1910 disponible sur le site des Archives de l'Eure (cote : 8 Fi 529-8).

Saint-Cyr-la-campagne. Le Neuf-moulin. Carte postale illustrée des années 1910 disponible sur le site des Archives de l'Eure (cote : 8 Fi 529-8).

 

Les fortifications du Neuf-moulin

Le Neuf-moulin est le second hameau de la paroisse, après Saint-Cyr. Il semble avoir eu une importance qui a décliné au XIIIe siècle et qui revenait aux seigneurs du lieu : les Troussebout, aussi appelés Troussebot ou Trussebut. Nous sommes tenté de leur attribuer les vestiges de fortifications à contremont de Neuf-moulin. Mais de quelles fortifications s’agit-il ? 

Auguste Le Prévost les avait déjà localisées et décrites dans son ouvrage du milieu du XIXe siècle : “Sur la pointe sud d’une colline, entre deux vallons, sont les ruines à ras de terre d’un ancien château, dont les fondements présentent une extrême solidité. Au sud du château est la butte du castel, butte fort élevée, sous laquelle est taillé un puits profond, taillé dans le roc. La butte et les ruines sont protégées par un fossé, et entourées de fosses beaucoup plus larges.”

La lecture de la carte topographique actuelle fournit aussi de précieuses informations. À l’ouest de Neuf-Moulin existe une singulière formation géologique en forme de cercle (circus, en latin). Elle culmine à 111 mètres d’altitude et forme une colline, entre deux vallées. Il s’agit en fait d’un éperon dont l’attache au plateau a été érodée par deux anciens affluents de l’Oison, celui qui a formé la vallée Barrée et celui de la vallée du bois de Troussebout. La partie sud de l’éperon descend à 84 mètres d’altitude. La colline centrale a une forme arrondie et est appelée, sur la carte topographique, “le cirque - ancien retranchement”. Un panneau la dénomme aussi ainsi à Saint-Cyr. Notons que le puits se trouve au sud. Il devait sûrement rendre possible l’installation d’une garnison dans un châtelet protégeant la partie la plus vulnérable de la colline. Peut-on imaginer en ce lieu des fortifications plus anciennes, comme un oppidum gaulois ? Nous n’avons aucun élément pour affirmer quoi que ce soit.

 

La carte topographique de l'IGN (ici sur une capture d'écran réalisée à partir du site Géoportail) montre une butte prononcée dans l'espace le plus sinueux de la vallée de l'Oison et portant des noms énigmatiques : le Cirque (ancien retranchement) et le Puits Castel.

La carte topographique de l'IGN (ici sur une capture d'écran réalisée à partir du site Géoportail) montre une butte prononcée dans l'espace le plus sinueux de la vallée de l'Oison et portant des noms énigmatiques : le Cirque (ancien retranchement) et le Puits Castel.

Le Cirque, petit retranchement circulaire selon la carte topographique. Ici les photographies de Frédéric Ménissier, prises en mai 2021, laissent apparaitre un talus et un fossé au dénivelé assez modeste (moins de deux mètres).Le Cirque, petit retranchement circulaire selon la carte topographique. Ici les photographies de Frédéric Ménissier, prises en mai 2021, laissent apparaitre un talus et un fossé au dénivelé assez modeste (moins de deux mètres).Le Cirque, petit retranchement circulaire selon la carte topographique. Ici les photographies de Frédéric Ménissier, prises en mai 2021, laissent apparaitre un talus et un fossé au dénivelé assez modeste (moins de deux mètres).

Le Cirque, petit retranchement circulaire selon la carte topographique. Ici les photographies de Frédéric Ménissier, prises en mai 2021, laissent apparaitre un talus et un fossé au dénivelé assez modeste (moins de deux mètres).

Le pied de la butte du Puits Castel, au Neuf-Moulin, d'après une photographie de Frédéric Ménissier datant de mai 2021.

Le pied de la butte du Puits Castel, au Neuf-Moulin, d'après une photographie de Frédéric Ménissier datant de mai 2021.

 

Qui étaient les Troussebout ? 

MM. Charpillon et Caresme nous apprennent qu’en 1257 Renaud Troussebot, seigneur de Saint-Cyr, donna des droits aux moines de Bonport sur son moulin de Vorins. Ce moulin est aussi appelé Varyn (1272), Warin et Garin selon les documents et les périodes. Il porte le nom d’un de ses propriétaires qui a pu être l’évêque d’Évreux, Garin, dont Auguste Le Prévost écrivit qu’il fut propriétaire du proche prieuré de Saint-Germain-le-Gaillard (tome III, page 125 du volume III). Un membre de la famille Troussebot était donc devenu seigneur de Saint-Cyr mais cette famille semble avoir été possessionnée principalement plus au sud et en amont de l’Oison. En effet, outre le moulin Garin, on retrouve un bois de Troussebout sur les cartes actuelles. Auguste Le Prévost nous apprend (à la page 100) que ce bois faisait partie de la paroisse de La Harengère et constituait un fief dénommé la Troussebotière, au sud de Neuf-Moulin. À la page 166, notre auteur nous apprend que le fief de Troussebout relevait d’un fief de la paroisse de Saint-Nicolas du Bosc-Asselin où se trouvait son chef-mois (le manoir principal, ici des Troussebout). 

Comme le mentionne Auguste Le Prévost, cette “famille [était] mêlée à tous les événements de la contrée, alliée à la maison d’Harcourt et souvent mentionnée dans les donations faites aux églises. Dès 1138, Guillaume Troussebout était un personnage.” Page 100, l’auteur nomme Gaudfridus Trossebot, cité dans les Grands rôles des ducs de Normandie. Il était “chargé de la défense du château de Bonavilla”. Nous ne savons de quelle Bonneville il s’agit, mais la fonction militaire des Troussebout est nette. Ainsi certains Troussebout ont accompagné Guillaume le Bâtard dans sa conquête puis son administration de l’Angleterre. Auguste Le Prévost cite (page 167) un Guillaume Trussebut, fils de Geoffroy, fils de Payen et marié à Alberède d’Harcourt. Le Net anglais s’en fait l’écho en quête de ses racines nobiliaires. 

Le passage qui nous intéresse le plus, toujours chez Auguste Le Prévost (page 125), fait état d’un don, en 1193, établi par l’évêque d’Évreux Garin au bénéfice de Sainte-Barbe. Il céda le prieuré de Saint-Germain-le-Gaillard, sur les hauteurs de Pasquier, avec divers biens, dont 15 acres de terre au “monte Crostele” qui lui avaient été donnés par Roger Troussebout. Nous pensons que le Crostele en question est la forme ancienne de Castel. Il nous parait probable d’attribuer aux Troussebout des fortifications sur la colline qui nous intéresse. Cependant, la fonction militaire ayant beaucoup perdu de sa valeur, on voit décliner cette puissance locale au point que le fief de la Troussebotière, tenu par Geoffroy du Framboisier, relevait de celui de Saint-Cyr en 1290. Il est probable que les donations du roi à Gilles Tauquiers aient déplacé le point de gravité de la paroisse. Mais que signifie le nom de la paroisse ? 

 

Vue générale sur Saint-Cyr depuis le chemin de Compostelle par une photographie de Frédéric Ménissier de mai 2021.

Vue générale sur Saint-Cyr depuis le chemin de Compostelle par une photographie de Frédéric Ménissier de mai 2021.

 

Saint-Cyr-la-campagne et son riche nom

Le nom de la localité est attesté sous les formes Sanctus Cyricus en 1218. François de Beaurepaire, dans Les noms des communes et anciennes paroisses de l'Eure, rapporte à la page 172 la mention de Sanctus Cyricus in campania en 1380, soit Saint-Cyr-la campagne. On pourrait croire – et beaucoup s’en contentent – que l’élément “la campagne” accolé à Saint-Cyr est une simple référence aux champs, les camps en normand. Dans quel cas, cette épithète permettrait de différencier notre Saint-Cyr, éventuellement, de Saint-Cyr-du-Vaudreuil, voire Saint-Cyr-de-Salerne, près de Brionne. C’est probable comme le démontrent les noms de communes proches : Amfreville-la-campagne qui se distingue d’Amfreville-sous-les-monts, Amfreville-les-Champs et Amfreville-la-mi-voie : Tourville-la-campagne qui se distingue de Tourville-la-rivière et Criquebeuf-la-campagne qui se distingue de Criquebeuf-sur-Seine. Cette référence à la campagne désigne le nom d’un pays, au sens premier du terme : la campagne du Neubourg, aussi appelé plaine ou, plus récemment, plateau du Neubourg. En ce sens, le nom de Saint-Cyr est révélateur de la mentalité de nos ancêtres qui classaient la vallée de l’Oison dans le pays neubourgeois. 

Quant à Saint-Cyr, l’attache catholique est évidente avec le nom de ce saint martyr tué à trois ans, selon la légende, par l’empereur païen Dioclétien et ce avec sa mère Saint-Julitte (ou Juliette) en raison de sa foi chrétienne. Il est difficile de savoir quelles personnes ont choisi de placer la paroisse sous le patronage de ce saint et pour quelles raisons. Nous nous étonnons cependant des analogies entre la forme latine du nom Sanctum Cyricum (1217) et la présence d’un cirque géologique formé par une boucle encaissée de l’Oison. Il s’agit de la formation géologique en forme de cercle (circus, en latin) que nous avons traitée ci-dessus à la recherche des fortifications des Troussebout. La carte topographique nomme le nord de cette colline “le cirque - ancien retranchement”. Il est vrai que cette partie de la vallée est plus proche du Neuf-Moulin, mais Saint-Cyr et ses hameaux se trouvent à l’endroit où la vallée forment des demi-cercles. Nos ancêtres auraient-ils christianisé un nom préexistant ou joué sur les sonorités circus et Cyricus ? C’est en quête de réponse à cette théorie que nous nous sommes aperçu que Nicolas Huron avait déjà exploré cette hypothèse, à bien plus vaste échelle, dans son blog intitulé patrimoine-rural qui mêle et démêle les jeux de mots et l’ouverture sur des interprétations nouvelles et probables. 

 

Captures d'écran des passages du tome III des Mémoires et notes d'Auguste Le Prévost (paru en 1869) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.
Captures d'écran des passages du tome III des Mémoires et notes d'Auguste Le Prévost (paru en 1869) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.
Captures d'écran des passages du tome III des Mémoires et notes d'Auguste Le Prévost (paru en 1869) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.
Captures d'écran des passages du tome III des Mémoires et notes d'Auguste Le Prévost (paru en 1869) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.
Captures d'écran des passages du tome III des Mémoires et notes d'Auguste Le Prévost (paru en 1869) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.
Captures d'écran des passages du tome III des Mémoires et notes d'Auguste Le Prévost (paru en 1869) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.
Captures d'écran des passages du tome III des Mémoires et notes d'Auguste Le Prévost (paru en 1869) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.

Captures d'écran des passages du tome III des Mémoires et notes d'Auguste Le Prévost (paru en 1869) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.

Captures d'écran des passages du tome II du Dictionnaire historique de toutes les communes de l'Eure de Louis-Étienne Charpillon et Anatole Caresme (paru en 1878) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.
Captures d'écran des passages du tome II du Dictionnaire historique de toutes les communes de l'Eure de Louis-Étienne Charpillon et Anatole Caresme (paru en 1878) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.
Captures d'écran des passages du tome II du Dictionnaire historique de toutes les communes de l'Eure de Louis-Étienne Charpillon et Anatole Caresme (paru en 1878) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.
Captures d'écran des passages du tome II du Dictionnaire historique de toutes les communes de l'Eure de Louis-Étienne Charpillon et Anatole Caresme (paru en 1878) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.
Captures d'écran des passages du tome II du Dictionnaire historique de toutes les communes de l'Eure de Louis-Étienne Charpillon et Anatole Caresme (paru en 1878) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.

Captures d'écran des passages du tome II du Dictionnaire historique de toutes les communes de l'Eure de Louis-Étienne Charpillon et Anatole Caresme (paru en 1878) se rapportant à Saint-Cyr-la-campagne.

Cartes postales diverses des années 1910 issues des fonds numérisés des Archives de l'Eure. Cartes postales diverses des années 1910 issues des fonds numérisés des Archives de l'Eure.
Cartes postales diverses des années 1910 issues des fonds numérisés des Archives de l'Eure.

Cartes postales diverses des années 1910 issues des fonds numérisés des Archives de l'Eure.

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

http://pontdelarche.over-blog.com

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11 juin 2021 5 11 /06 /juin /2021 10:03
La Bidaudière, hameau de Saint-Pierre, un peu amont dans la vallée de l'Oison. Cliché de Frédéric Ménissier (mai 2021).

La Bidaudière, hameau de Saint-Pierre, un peu amont dans la vallée de l'Oison. Cliché de Frédéric Ménissier (mai 2021).

Avec nos remerciements à Patrick Redon, président de l’Association culture et loisirs (ACL), pour les documents apportés et à Frédéric Ménissier pour ses photographies.



 

De l’Oison à la plaine alluviale

Saint-Pierre-lès-Elbeuf est une commune de 8 305 habitants (en 2018) qu’on appelle les Pierrotins ou, selon les convenances, les Saint-Pierrais. Cette commune constitue la partie est de l’agglomération d’Elbeuf, en Seine-Maritime. Elle témoigne d’une urbanisation récente et massive qui n’a pas entièrement effacé le passé rural. Bien des gens y cherchent et savourent les charmes de “la campagne à la ville”, notamment dans le nouveau quartier du Bosc-Tard. De plus, cette urbanisation folle a permis de mettre au jour des richesses archéologiques insoupçonnées sur lesquelles nous reviendrons plus bas. 

Le tunnel sous la voie de chemin de fer par lequel on change d'univers : verte vallée de l'Oison en amont et plaine alluviale urbanisée en aval (cliché de Frédéric Ménissier de mai 2021 et carte postale illustrée des années 1910).Le tunnel sous la voie de chemin de fer par lequel on change d'univers : verte vallée de l'Oison en amont et plaine alluviale urbanisée en aval (cliché de Frédéric Ménissier de mai 2021 et carte postale illustrée des années 1910).

Le tunnel sous la voie de chemin de fer par lequel on change d'univers : verte vallée de l'Oison en amont et plaine alluviale urbanisée en aval (cliché de Frédéric Ménissier de mai 2021 et carte postale illustrée des années 1910).

Oisonville ou la ville de l’Oison

Un axe sud-nord offre à lire le paysage pierrotin en suivant le cours de l’Oison. Cette rivière de 15 km de long nait à Saint-Amand-les-Hautes-terres et se jette dans la Seine à Saint-Pierre, après avoir arrosé la majorité des anciens hameaux de la commune : La Bidaudière, toujours à l’état de hameau dans la vallée de l’Oison ; Saint-Pierre-de-Liéroult au débouché de la vallée et, dans la plaine alluviale parmi les constructions contemporaines : La Bretèque, La Haline, Griolet et La Villette. Sur cette liste ne manquent que la chapelle Saint-Nicolas, aux confins de Martot et Le Bout-de-la-ville qui, comme son nom l’indique, était à l’extrémité d’une ville, en l’occurrence Caudebec.  

Viaduc en brique portant une voie piétonne au-dessus du chemin de fer depuis 1875 et barrant l'entrée de la vallée de l'Oison (cliché de Frédéric Ménissier de mai 2021).

Viaduc en brique portant une voie piétonne au-dessus du chemin de fer depuis 1875 et barrant l'entrée de la vallée de l'Oison (cliché de Frédéric Ménissier de mai 2021).

Le point central du nom de la commune mais aussi de son espace naturel est Saint-Pierre-de-Liéroult où convergent trois vallées : celle de l’Oison donc, et celles du Grand ravin vers Argeronne et Saint-Didier-des-bois et celle de La Vallée vers Montaure. L’église se trouve au départ d’un coteau entre la vallée de l’Oison et celle du Grand ravin. C’est le siège de la paroisse et il serait étonnant qu’il n’y eût aucune fortification protégeant ce carrefour dans ce lieu naturellement protégé. En effet, nous sommes ici sur la route de Louviers, à l’entrée de l’Oison et de l’agglomération d’Elbeuf. Une propriété nobiliaire, appelée Le Parc, témoigne sûrement d’une implantation seigneuriale non loin de l’église paroissiale. 

De même, et pour souligner la singularité du lieu, nous sommes dans un espace de transition entre les paysages du Roumois, le pays de Rouen, et ceux de l’Évrecin, le pays d’Évreux. La vallée de l’Oison et ses villages limitrophes peuvent se rattacher à cette partie de l’Eure qu’on appelle le Roumois et qui est plus boisée, plus bocagère que les vastes étendues agricoles de la région d’Évreux. Preuve aussi que nous sommes aux confins des pays : lors de la création des départements en 1790, il fut question de rattacher Elbeuf à l’Eure, ce qui fut refusé par sa concurrente industrielle : Louviers. Saint-Pierre est donc à cheval entre ces paysages et ces limites administratives et sa récente histoire s’en fait l’écho.  

Sur ces captures d'écran réalisées à partir du site Géoportail, on peut mesurer le contraste entre l'urbanisation de la plaine alluviale et les coteaux boisés de l'Oison et du plateau du Neubourg. Saint-Pierre-de-Liéroult apparait à la croisée des chemins et des vallées.
Sur ces captures d'écran réalisées à partir du site Géoportail, on peut mesurer le contraste entre l'urbanisation de la plaine alluviale et les coteaux boisés de l'Oison et du plateau du Neubourg. Saint-Pierre-de-Liéroult apparait à la croisée des chemins et des vallées.

Sur ces captures d'écran réalisées à partir du site Géoportail, on peut mesurer le contraste entre l'urbanisation de la plaine alluviale et les coteaux boisés de l'Oison et du plateau du Neubourg. Saint-Pierre-de-Liéroult apparait à la croisée des chemins et des vallées.

Un toponyme témoignant de l’urbanisation galopante

Saint-Pierre-lès-Elbeuf est un nom limpide. C’est par un décret du 19 mai 1857 que ce nom fut acté en même temps que la fusion de hameaux et de faubourgs de Caudebec avec la petite commune de Saint-Pierre-de-Liéroult. C’est ce que nous apprend Pierre Largesse dans un article intitulé “Décret du 19 mai 1857 : création de la nouvelle commune de Saint-Pierre” paru dans Le P’tit Pierrotin de juin 2010. Le “lès” provient du latin latus et désigne ce qui est proche, relié, relatif. Le nom de Saint-Pierre fut conservé bien qu’il ait failli être remplacé par Saint-Louis-lès-Elbeuf, du nom d’un nouveau hameau sis Caudebec. Mais pourquoi cette fusion ? Par souci d’homogénéité entre communes car Saint-Pierre-de-Liéroult et les locaux hameaux caudebécais, somme toute éloignés, étaient appelés à croitre et faire partie de l’agglomération elbeuvienne à l’industrie débordante. Ainsi, la population pierrotine passa de 207 habitants en 1856 à 3 238 en 1861. Caudebec était amputé et l’on comprend mieux pourquoi aujourd’hui il est difficile, pour un profane, de délimiter les communes et de localiser le centre de Saint-Pierre.

La concurrence autour du choix entre le nom de Saint-Pierre et celui de Saint-Louis n’est pas anodine. Elle démontre la volonté d’une communauté rurale de ne pas être englobée, annexée, par la ville explosant en ce début de révolution industrielle et d’exode rural. Le compromis aura été forgé autour du nom pluriséculaire et conforme à la tradition de Saint-Pierre mais avec la mention du chef-lieu d’agglomération : Elbeuf. 

Mais que signifiait le Liéroult ? L’étymologie la plus simple et la plus courante est celle de lierru, ancien adjectif, de Normandie et au moins de Mayenne, désignant le lierre. C’est la thèse défendue par Alexandre Auguste Guilmeth en 1842 dans Elbeuf et ses environs (voyez la note en bas de la page 12) : “Liéroult viendrait du lierre car le sol est humide.” L’auteur nous apprend par ailleurs une forme ancienne mais qu’il ne date pas du nom de la paroisse : “Saint-Pierre aux lierres”. Il affirma aussi qu’au début du XIIe siècle existait en ce lieu un prieuré Saint-Pierre et Saint-Paul dont on retrouve trace dans le Pouillé général de Normandie, datant 1648. Guilmeth avance que le patron du prieuré était l’abbé de Notre-Dame du Parc, près d’Harcourt. Cette famille aurait fait d’importants dons de terres à ce prieuré entre les XIIIe et XVe siècle. Notre consultation dans Gallica du Pouillé général de Normandie indique plutôt que le patronage de la paroisse revenait à la puissante abbaye Saint-Ouen de Rouen, comme bien des terres locales. Cette étymologie autour du lierre a séduit les esprits et constitue l’interprétation officielle, comme en témoigne le blason de la commune, qui doit être assez récent, qui comporte, notamment “Trois feuilles de lierre”. Cependant, nous ne sommes pas convaincus par cette étymologie. Si le lierre est une plante européenne et si son nom est attesté au moins dès 1382 dans le lexique français, ce végétal constitue-t-il un point notable et incontournable du paysage ? Ne devrait-il pas y avoir plus de toponymes en lierre ? Nous nous sommes plu à chercher des étymologies analogues à celles de Léry, Lieurey, Lieure ; des étymologies celtiques, voire préceltiques et évoquant l’eau, voire son franchissement. Mais nous n’avons pas suffisamment d’occurrences anciennes du nom de Liéroult pour pouvoir infirmer ou affirmer quoi que ce soit. 

Plaque rappelant la loi et démontrant qu'on entre bien, à La Bidaudière, dans le département de Seine-Inférieure, aujourd'hui dite maritime (cliché de Frédéric Ménissier de mai 2021).

Plaque rappelant la loi et démontrant qu'on entre bien, à La Bidaudière, dans le département de Seine-Inférieure, aujourd'hui dite maritime (cliché de Frédéric Ménissier de mai 2021).

Saint-Pierre-de-Liéroult : un quartier-village singulier

Ce nom désigne un quartier actuel de la commune mais aussi une commune de l’Eure avant 1837… En effet, avec La Bidaudière, le petit centre autour de l’église Saint-Pierre était une commune euroise depuis 1790 donc. L’entrée de la vallée de l’Oison se trouvait donc dans le département voisin et, plus précisément, dans le canton de Pont-de-l’Arche. Il est amusant que saint Pierre, personnage qui détient les clés de l’entrée dans la vraie religion et donc au Paradis, ait été choisi pour patronner l’entrée de la vallée de l’Oison. Très symbolique aussi, un viaduc en brique ainsi qu’une imposante digue barrent la vallée depuis 1875. C’est depuis cette année qu’une ligne de chemin de fer relia Saint-Georges-Motel à Grand-Quevilly. Fermée depuis 1972, cette voie barre toujours la vallée et l’on passe de la ville à la campagne, ou inversement, par un petit tunnel routier franchi en quelques secondes. Le contraste est saisissant et fait de La Bidaudière comme la réserve rurale de Saint-Pierre-lès-Elbeuf ; réserve à laquelle on peut ajouter les bois alentour dont le petit conservatoire naturel sis aux Communaux, dans l’Eure. En effet, le long de la route de Saint-Didier, une ancienne marnière à ciel ouvert, devenue décharge sauvage, a été reconvertie dans les années 1990 par Michel Démares, président de l’ACL, en lieu de conservation naturel où l’on peut mirer, par exemple, la violette de Rouen, espèce endémique. 

Rencontre insolite sur la route de Saint-Didier-des-Bois, à quelques centaines de mètres de Saint-Pierre, non loin de la petite mais précieuse réserve naturelle initiée et entretenue par l'ACL (cliché de Frédéric Ménissier en mai 2021)..

Rencontre insolite sur la route de Saint-Didier-des-Bois, à quelques centaines de mètres de Saint-Pierre, non loin de la petite mais précieuse réserve naturelle initiée et entretenue par l'ACL (cliché de Frédéric Ménissier en mai 2021)..

Saint-Pierre-de-Liéroult, ses maisons à pans de bois et ses crêtes forestières : image d'une ruralité pas si lointaine imprimée sur une carte postale des années 1910.

Saint-Pierre-de-Liéroult, ses maisons à pans de bois et ses crêtes forestières : image d'une ruralité pas si lointaine imprimée sur une carte postale des années 1910.

1837 : Saint-Pierre-de-Liéroult change de département...

C’est encore Pierre Largesse qui nous permet d’étayer ce sujet administratif grâce à un article paru dans Le P’tit Pierrotin de juin 2010 consacré à “1857 : Naissance de Saint-Pierre-lès-Elbeuf”. Ce numéro fut édité par l’Association culture et loisirs de Saint-Pierre-lès-Elbeuf (ACL) et La Société d’histoire d’Elbeuf. L’auteur nous y apprend que dès le 7 mars 1791 les conseillers municipaux de Caudebec avaient alerté les administrateurs du district de Rouen de l'incohérence du projet de découpe territoriale par le législateur. En effet, selon eux puisque Saint-Pierre-de-Liéroult était contigu au Diguet, hameau de Caudebec, il devait donc se trouver en Seine-Inférieure, ancien nom de la Seine-Maritime. Selon eux, la paroisse de Saint-Pierre, avec ses 82 habitants, était enclavée et servait de repaire à des voyous. Ce n’est qu’à partir de 1836 que des consultations eurent lieu qui aboutirent sur le projet de loi présenté par le ministre de l’intérieur Montalivet, à la chambre des députés le 12 juin 1837  et qui entérina le changement de département. Il reste de cette commune son église paroissiale, quelques demeures et le nom de Saint-Pierre qui désigne depuis lors tous les hameaux alentour.

Sur cette carte d'état major disponible sur le site Géoportail se trouve un calque, légèrement en décalage, rappelant les limites administratives actuelles. Le document original porte en lui l'étonnant changement de département de rattachement de Saint-Pierre-de-Liéroult. En effet, les limites de cette ancienne commune sont marquées en bleu, limites départementales, au nord comme au sud où un trait a été épaissi...

Sur cette carte d'état major disponible sur le site Géoportail se trouve un calque, légèrement en décalage, rappelant les limites administratives actuelles. Le document original porte en lui l'étonnant changement de département de rattachement de Saint-Pierre-de-Liéroult. En effet, les limites de cette ancienne commune sont marquées en bleu, limites départementales, au nord comme au sud où un trait a été épaissi...

L’église paroissiale Saint-Pierre-de-Liéroult 

Réhabilitée en 1869 dans un style gothique, l’église a la particularité d’être tournée vers l’ouest alors que les édifices chrétiens sont orientés, c’est-à-dire tournés vers l’orient, l’est. On peut forger le symbole d’une ancienne église rurale bousculée dans son usage par son inclusion dans le tissu urbain ? En effet, un panneau informatif posé sur place, et repris dans Le P’tit Pierrotin n° 13, en 2013, nous apprend que c’est vers 1854 que l’église aurait été rebâtie en lieu et place d’un ancien édifice rural. C’est alors que son entrée fut percée côté est. Le plan reprend la forme d’une croix latine. L’édifice a des volumes harmonieux et se trouve entouré d’un bel espace en herbe avec quelques tombes nobiliaires du XIXe siècle, seuls rappels de l’ancien enclos paroissial. Le principal matériau de Saint-Pierre ‒ porche, église et sacristie ‒ est la brique rouge, traduisant bien son époque de construction. Les murs de l’église sont ornés par d’élégantes lignes de brique blanche formant, par contraste avec la brique rouge, des losanges et autres motifs géométriques. Quelques pierres de taille calcaire apportent des décorations gothiques sur le porche (colonnettes), l’encadrement de baies du clocher, des modillons en dessous des pans du toit et une rose au-dessus du chœur. L’intérieur est lumineux et sobre avec une voute plâtrée, une sorte d’élégant jubé en ferronnerie séparant symboliquement le transept du chœur. Surtout, on y retrouve un maitre-autel réputé provenir de l’ancienne abbaye de Bonport, à Pont-de-l’Arche ; abbaye vendue comme bien national à la Révolution et dont le mobilier liturgique fut partiellement récupéré par les paroisses avoisinantes. Ce maitre-autel semble dater du XVIIe siècle, comme la statue de Saint-Roch datée de 1630 et sensée avoir été taillée dans du poirier. Les lieux méritent une restauration, ce qui est en cours grâce aux passionnés d’”Urgences patrimoine” ayant déjà fait refaire les fonts baptismaux en 2018. Ils vont s’atteler au rafraichissement des peintures murales en arrière-plan du maitre-autel. Il est dommage que la statue de Saint-Roch et le maitre-autel ne soient pas connus de la conservation régionale des Monuments historiques. Ils seraient ainsi partiellement protégés ce qui pallierait, de plus, le fait que l’église Saint-Pierre est l’un des rares édifices religieux locaux à ne bénéficier d’aucune protection.  

L'église de Saint-Pierre-de-Liéroult sur une carte postale des années 1950 (photo Edeline).

L'église de Saint-Pierre-de-Liéroult sur une carte postale des années 1950 (photo Edeline).

Vues extérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.Vues extérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.Vues extérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.
Vues extérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.Vues extérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.

Vues extérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.

Vues intérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.
Vues intérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.Vues intérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.Vues intérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.

Vues intérieures sur l'église Saint-Pierre-de-Liéroult par Frédéric Ménissier en mai 2021.

Des traces d’anciens fiefs

Dans la plaine où ont été bâtis en quelques décennies des quartiers entiers demeurent des maisons à pans de bois et d’anciennes demeures nobiliaires ou bourgeoises. À La Haline se trouve le château du Parc et son domaine. Un plan terrier datant de 1776 est connu qui le représente. Il faisait partie de la paroisse de Caudebec et était alors la propriété du seigneur de Poutrincourt, possessionné à Martot. Ce château faisait partie d’une exploitation agricole dont il reste le vieux puits (inscrit aux Monuments historiques depuis le 14 avril 1930) et le pressoir à pommes dans sa grange. Quelque peu laissé à l’abandon, il revient à Michel Démares, président de l’ACL, de l’avoir remis au jour en 1987 ce qui a provoqué son acquisition par la municipalité en 1990. Celle-ci a fait restaurer le pressoir et son bâtiment où évolue depuis une partie de la vie associative de la commune. Des temps anciens, se lisent aussi les innombrables vestiges de puits qui ont été mis en valeur par l’ACL. Depuis, il est courant que Saint-Pierre-lès-Elbeuf soit nommée, par synecdoque, “la ville aux cent margelles”, ce qui est aussi une évocation de son récent passé rural. 

À la frontière avec Martot, c’est le nom d’un espace qui évoque le passé, révolu ce coup-ci : le bois Saint-Nicolas. Il indique la présence d’une ancienne chapelle détruite en 1896. Ancienne appartenance des moines du Bec-Hellouin, propriétaires de la ferme des Fiefs-Mancels, à Martot, cet édifice accueillait annuellement “l’assemblée Saint-Nicolas” où, début mai, venaient en particulier les filles voulant trouver un mari dans l’année. 

Le pressoir du Parc de la Haline d'après une phhotographie Pressoir à pommes du Liéroult. Touring club de France du Touring club de France estimée 1931 et 1938. et accessible sur la base POP du Ministère de la culture.

Le pressoir du Parc de la Haline d'après une phhotographie Pressoir à pommes du Liéroult. Touring club de France du Touring club de France estimée 1931 et 1938. et accessible sur la base POP du Ministère de la culture.

Le cœur de Saint-Louis ? 

Entre La Bretèque, Le Bout-de-la-ville, La Haline et Griolet, un point cardinal de la nouvelle commune de Saint-Pierre-lès-Elbeuf a été bâti face à un ancien “château” et autour de l’église Saint-Louis. Dans un pur et élégant style néogothique, cet édifice est sorti de terre entre 1852 et 1863 selon les plans de Jacques Eugène Barthélémy, architecte diocésain. Ce n’est qu’en 1875 que les cloches furent suspendues et bénies. Grâce à un terrain donné par Félix Gariel, sa construction commença à Caudebec et finit... à Saint-Pierre, la nouvelle commune ayant été créée en 1857. Cette construction témoigne de l’explosion démographique, les habitants des hameaux locaux désirant bénéficier d’un lieu de culte plus proche que la très belle mais lointaine église Notre-Dame de Caudebec. Depuis, Saint-Louis constitue un point central de la commune renforcé par l’implantation de la mairie et des écoles, vastes constructions très géométriques et harmonieuses qui témoignent du souci d’hygiène et de fonctionnalité du XIXe siècle. Saint-Louis préfigure et illustre, même modestement, ce que seront les villes nouvelles sorties des champs comme Val-de-Reuil. À n’en pas douter, si le cœur de Saint-Louis avait été plus développé et peuplé en 1857, la commune eût été baptisée Saint-Louis-lès-Elbeuf. Ce développement ne tarda pas. 

Vue aérienne des années 1960 éditée sur une carte postale. On  voit l'église Saint-Louis, espace central de la commune avec sa mairie à proximité. On y voit aussi le centre E. Leclerc, un des premiers supermarchés de la région qui s'est installé, vers 1987, à la sortie de la commune, vers Martot où il constitue une nouvelle centralité. Il est courant dans le langage contemporain de désigner l'hypermarché Leclerc par l'expression "aller à Saint-Pierre". Cet hypermarché a dénommé sa galerie : l'espace de l'Oison, ce qui renforce l'impression de centralité de ce lieu commercial où la voiture et le camion sont rois.

Vue aérienne des années 1960 éditée sur une carte postale. On voit l'église Saint-Louis, espace central de la commune avec sa mairie à proximité. On y voit aussi le centre E. Leclerc, un des premiers supermarchés de la région qui s'est installé, vers 1987, à la sortie de la commune, vers Martot où il constitue une nouvelle centralité. Il est courant dans le langage contemporain de désigner l'hypermarché Leclerc par l'expression "aller à Saint-Pierre". Cet hypermarché a dénommé sa galerie : l'espace de l'Oison, ce qui renforce l'impression de centralité de ce lieu commercial où la voiture et le camion sont rois.

Symbole du changement de périodes, la riche demeure en brique de 1910 qui accueille la mairie a été agrandie et maquillée en style néonormand se revendiquant mais rompant avec la tradition. Symbole du changement de périodes, la riche demeure en brique de 1910 qui accueille la mairie a été agrandie et maquillée en style néonormand se revendiquant mais rompant avec la tradition.

Symbole du changement de périodes, la riche demeure en brique de 1910 qui accueille la mairie a été agrandie et maquillée en style néonormand se revendiquant mais rompant avec la tradition.

La Révolution industrielle autour des moulins

La Révolution industrielle n’a pas englobé Saint-Pierre-de-Liéroult et les hameaux caudebécais selon un front d’urbanisation partant d’Elbeuf et progressant décennie après décennie vers l’est. Non, on voit sur une photographie aérienne des années 1950, disponible sur le site Géoportail, qu’il n’y avait pas encore de jonction entre Caudebec et Saint-Pierre. L’urbanisation s’est faite à partir des hameaux existants qui se sont peu à peu rejoints, limitant de plus en plus les parcelles dévolues à la culture ou l’élevage. C’est ce qu’on peut mesurer grâce à la base POP du patrimoine proposée par le Ministère de la culture. Une série de photographies montre des plans des moulins situés le long de l’Oison au milieu du XIXe siècle. Ces plans sont issus des collections des archives de Seine-Maritime et ont été étudiés et commentés par Emmanuelle Le Roy-Real, par ailleurs auteure de Elbeuf, ville drapière, publié en 1994. Celle-ci met en évidence le passage de la force hydraulique traditionnellement apportée par l’Oison à l’énergie thermique créée par le moteur à vapeur. Dans la description du moulin à blé Heullant, elle nous apprend que les eaux de l’Oison étaient insuffisantes (souvent ou parfois ?) et qu’un bassin d’accumulation de ses eaux était nécessaire. En ouvrant des vannes, l’eau apportait l’énergie suffisante à l’alimentation du moulin. C’est en 1877 que l'énergie thermique commença à alimenter le moulin qui cessa “toute activité à la fin du XIXe siècle. Il ne subsiste aujourd'hui que des vestiges.” Un autre plan localise l'usine Maille, sur la rivière d'Oison, vers 1850. Situé au 57, rue Gravetel, cet ancien moulin à blé devint une filature, spécialité elbeuvienne s’il en est. 

Plans de moulins de Saint-Pierre issus des collections des archives de Seine-Maritime (et accessibles sur la base POP du Ministère de la culture). Ils ont été étudiés et commentés par Emmanuelle Le Roy-Real, par ailleurs auteure de Elbeuf, ville drapière, publié en 1994.Plans de moulins de Saint-Pierre issus des collections des archives de Seine-Maritime (et accessibles sur la base POP du Ministère de la culture). Ils ont été étudiés et commentés par Emmanuelle Le Roy-Real, par ailleurs auteure de Elbeuf, ville drapière, publié en 1994.Plans de moulins de Saint-Pierre issus des collections des archives de Seine-Maritime (et accessibles sur la base POP du Ministère de la culture). Ils ont été étudiés et commentés par Emmanuelle Le Roy-Real, par ailleurs auteure de Elbeuf, ville drapière, publié en 1994.

Plans de moulins de Saint-Pierre issus des collections des archives de Seine-Maritime (et accessibles sur la base POP du Ministère de la culture). Ils ont été étudiés et commentés par Emmanuelle Le Roy-Real, par ailleurs auteure de Elbeuf, ville drapière, publié en 1994.

Preuves de l'industrialisation galopante de Saint-Pierre et de l'agglomération elbeuvienne, ces bâtiments en brique qui structurent les rues pierrotines. Ces vues sont disponibles sur la base POP du Ministère de la culture. La première vue date de 1993 et est signée de Christophe Kollmann. Elle montre la filature de laine Saint-Louis. Il s'agit de l'atelier de fabrication ouest, rue de la Villette. La deuxième vue montre l'atelier de tissage de laine construit vers 1850 et attribué, ensuite, à Georges Rivette en 1880. L'édifice est actuellement reconverti en maison. Cette vue semble provenir d'Emmanuelle Leroy-Real et date de 1993. La troisième vue montre la filature de laine des établissements Blin et Blin. Elle est signée de Denis Couchaux et doit aussi dater de 1993.
Preuves de l'industrialisation galopante de Saint-Pierre et de l'agglomération elbeuvienne, ces bâtiments en brique qui structurent les rues pierrotines. Ces vues sont disponibles sur la base POP du Ministère de la culture. La première vue date de 1993 et est signée de Christophe Kollmann. Elle montre la filature de laine Saint-Louis. Il s'agit de l'atelier de fabrication ouest, rue de la Villette. La deuxième vue montre l'atelier de tissage de laine construit vers 1850 et attribué, ensuite, à Georges Rivette en 1880. L'édifice est actuellement reconverti en maison. Cette vue semble provenir d'Emmanuelle Leroy-Real et date de 1993. La troisième vue montre la filature de laine des établissements Blin et Blin. Elle est signée de Denis Couchaux et doit aussi dater de 1993.
Preuves de l'industrialisation galopante de Saint-Pierre et de l'agglomération elbeuvienne, ces bâtiments en brique qui structurent les rues pierrotines. Ces vues sont disponibles sur la base POP du Ministère de la culture. La première vue date de 1993 et est signée de Christophe Kollmann. Elle montre la filature de laine Saint-Louis. Il s'agit de l'atelier de fabrication ouest, rue de la Villette. La deuxième vue montre l'atelier de tissage de laine construit vers 1850 et attribué, ensuite, à Georges Rivette en 1880. L'édifice est actuellement reconverti en maison. Cette vue semble provenir d'Emmanuelle Leroy-Real et date de 1993. La troisième vue montre la filature de laine des établissements Blin et Blin. Elle est signée de Denis Couchaux et doit aussi dater de 1993.

Preuves de l'industrialisation galopante de Saint-Pierre et de l'agglomération elbeuvienne, ces bâtiments en brique qui structurent les rues pierrotines. Ces vues sont disponibles sur la base POP du Ministère de la culture. La première vue date de 1993 et est signée de Christophe Kollmann. Elle montre la filature de laine Saint-Louis. Il s'agit de l'atelier de fabrication ouest, rue de la Villette. La deuxième vue montre l'atelier de tissage de laine construit vers 1850 et attribué, ensuite, à Georges Rivette en 1880. L'édifice est actuellement reconverti en maison. Cette vue semble provenir d'Emmanuelle Leroy-Real et date de 1993. La troisième vue montre la filature de laine des établissements Blin et Blin. Elle est signée de Denis Couchaux et doit aussi dater de 1993.

L’urbanisation qui découvre les sols ?...

Quel paradoxe ! L’urbanisation désigne l’expansion de la ville et donc le recouvrement des sols. Mais pour alimenter en brique les vastes constructions du XIXe siècle, il a fallu trouver de l’argile. Un vaste filon a été exploité à contremont de Saint-Pierre-de-Liéroult où s’est établie la briqueterie de P.-J. Chedeville. Située dans la rue du Mont-Énot et remplacée depuis par la société Witco, cette briquèterie, si elle a bouleversé le sol par endroit, a permis de mettre au jour des sols anciens aujourd’hui situés près du parking de Witco. Le fait principal semble être l’étude de 1968 où Guy Verron, directeur des Antiquités de Normandie, fit dégager une falaise de 19 mètres de hauteur depuis l’ancienne plaine alluviale au sol actuel. Cette falaise a montré des strates remarquablement conservées qui ont servi d’échelle aux géologues afin de dater et caractériser divers sédiments de l’Europe du nord-ouest. Saint-Pierre est depuis une référence internationale, un stratotype, et l’on utilise l’échelle géologique d’Elbeuf I, II, III et IV pour dater diverses découvertes.

Diverses cartes postales illustrées des années 1910 montrant le quartier de la briquèterie P.-J. Chedeville et ses terres retournées.
Diverses cartes postales illustrées des années 1910 montrant le quartier de la briquèterie P.-J. Chedeville et ses terres retournées. Diverses cartes postales illustrées des années 1910 montrant le quartier de la briquèterie P.-J. Chedeville et ses terres retournées. Diverses cartes postales illustrées des années 1910 montrant le quartier de la briquèterie P.-J. Chedeville et ses terres retournées.

Diverses cartes postales illustrées des années 1910 montrant le quartier de la briquèterie P.-J. Chedeville et ses terres retournées.

 

L’originalité géologique du site de Saint-Pierre

Avec un grand souci de vulgarisation scientifique, Jérôme Tabouelle est l’auteur d’un article relatant les découvertes saint-pierraises intitulé “Géologie, paléontologie et préhistoire de Saint-­Pierre-­lès­-Elbeuf”. Il fut publié dans Le p’tit Pierrotin n° 13, en 2013. Nous en faisons ici un résumé libre. Les plaques continentales bougent à la surface du globe. Le continent africain glisse vers le nord. Il repousse l’Espagne et l’Italie et crée ainsi les Pyrénées et les Alpes. Ces massifs montagneux font aussi pression sur les masses de terre plus au nord et c’est ainsi que le Bassin parisien a repris un peu d’altitude. Il a 2,8 millions d’années, le Bassin parisien a émergé de l’océan. Les eaux de pluie ont donc coulé sur ce friable bassin calcaire et la Seine a commencé à y creuser son lit, d’abord large et peu profond. Durant le quaternaire, vers 2,6 millions d’années, des variations climatiques alternant entre des glaciations et des réchauffements ont fortement érodé les sols. Lorsque les glaciers fondaient, ils déposaient les sédiments, qu’ils avaient charriés, appelés depuis les limons des plateaux et engendraient un puissant débit d’eau qui entaillait profondément le lit des rivières et donc de la Seine. C’est ainsi que le lit de la Seine s’est déplacé vers ses parties les plus profondes, créant des méandres. Certains méandres se sont asséchés car la vallée a encore été creusée. Cela a créé des terrasses alluviales, surélevées entre le plateau et le fond de la vallée. Les limons déposés ont à leur tour été érodés par les vents puissants. Les particules les plus fines ont été déplacées et se sont entassées ailleurs. On les appelle les loess. Ceux-ci ont été particulièrement piégés à Saint-Pierre où un méandre de Seine s’était formé, puis asséché.  

 

Le tuf de Saint-Pierre

La meilleure description du tuf pierrotin se trouve, à notre connaissance, dans l’article collectif dirigé par Dominique Cliquet et Jean‑Pierre Lautridou, “La séquence loessique de Saint‑Pierre‑lès‑Elbeuf, (Normandie, France) : nouvelles données archéologiques, géochronologiques et paléontologiques”, paru dans la revue Quaternaire en 2009 (vol. 20/3, pages 321-343). Le tuf pierrotin a été découvert “il y a un siècle” par P.-J. Chédeville propriétaire des briqueteries de Saint-Pierre. Cette pierre calcaire est vacuolaire, c’est-à-dire qu’elle présente des cavités. Elle a été très prisée afin de fournir du matériau aux constructions. Cette présence étant connue, par effet cliquet le site saint-pierrais a été plusieurs fois étudié ; surtout en 1968 par Guy Verron et Dominique Cliquet. Il présente une singularité : sa faune à mollusques. Sous 17 mètres de loess, le tuf de Saint-Pierre recelait 60 espèces de mollusques fossiles, “dont 47 terrestres incluant 29 forestiers”. Ces espèces sont variées. Certaines sont océaniques et présentent des analogies avec des espèces lusitaniennes et canaries. Elles permettent dans l’ensemble de dater le filon à près de 400 000 ans avant notre ère. Elles témoignent, le plus souvent, d’un âge interglaciaire et terrestre où une forêt très humide prédominait en ce lieu où confluaient la Seine et l’Oison. On peut concevoir une petite plage, une rive, régulièrement inondée située à une trentaine de mètres au-dessus du niveau actuel de la Seine. De l’eau, du bois, des animaux... ce lieu était propice aux activités humaines. 

 

Une présence humaine au paléolithique (- 350 000 ans) !

La meilleure source d’information, à notre connaissance, sur ce sujet est l’article de Dominique Cliquet et Jean-Pierre Lautridou, “Une occupation de bord de berge il y a environ 350 000 ans à Saint-Pierre-lès-Elbeuf (Seine-Maritime)”, publié dans la revue Haute-Normandie Archéologique, n° 11, fascicule 2, en 2006. C’est en voulant compléter l’étude du tuf pierrotin en 2004 que furent mis au jour, dans la strate supérieure, des silex taillés. Il est vrai que des silex avaient été découverts, de temps à autre, depuis la fin du XIXe siècle. Mais pour la première fois une campagne de fouille fut organisée qui démarra en 2005. Celle-ci fut riche en enseignements car le site a été bien conservé malgré les activités de la briquèterie. Les auteurs affirmèrent qu’il s’agit du plus ancien site de peuplement “connu à ce jour en Normandie”, ce qui lui “confère une valeur toute particulière”. Datée de 350 000 ans avant notre ère, une activité de débitage du silex et même un peu de façonnage a été attestée grâce aux 3 400 objets mis au jour. Parmi ces objets, aucun fossile humain n’a été retrouvé, contrairement au très proche site de La Fosse-Marmitaine, connu pour “l'homme de Tourville-la-Rivière”, c’est-à-dire trois restes de bras datés entre 236 000 à 183 000 avant Jésus-Christ. À Saint-Pierre ont été retrouvés trois fragments osseux de grand herbivore. Déjà à la fin du XIXe siècle avaient été retrouvés des restes de marmottes. Quoi qu’il en soit, le site regorge de preuves de la présence humaine au confluent de la Seine et de l’Oison.  

Enfin, nous empruntons de nouveau à la plume de Jérôme Tabouelle des éléments permettant de comprendre le site archéologique de Saint-Pierre et son intérêt. L’auteur expose que le paléolithique désigne la longue période débutée avec la première pierre taillée par l’homme. Elle commence il y a 2,8 millions d’années et constitue la première et plus longue période de la Préhistoire. Les plus anciens outils retrouvés en Normandie sont attribués à “Homo erectus” dont la présence est prouvée en “Europe septentrionale entre 450 000 et 150 000 ans. Ces outils, âgés de 120 000 à 350 000 ans, datent de la fin du Paléolithique inférieur, une période appelée acheuléen. Cette période est celle de l’homme chasseur.” En effet, l’homme suit alors les troupeaux et doit d’adapter aux lieux ainsi qu’au climats variés. L'homme pratique aussi ses premières inhumations avec offrandes. Les vestiges de cette époque sont rares. Ils deviennent plus nombreux à partir de 120 000 ans avant notre ère. Le site de Saint-Pierre correspond donc à une période lacunaire dans nos connaissances. 

 

 

Armand Launay

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9 octobre 2020 5 09 /10 /octobre /2020 10:14
Carte postale issue des fonds des Archives départementales de l'Eure.

Carte postale issue des fonds des Archives départementales de l'Eure.

 

Village-rue du bord de Seine, Criquebeuf semble désigner tout d’abord le centre-village, sa mairie et son église Notre-Dame, que nous avons étudiée dans un précédent article. C’est ici que la sociabilité paroissiale et communale se sont constituées grâce aux écoles et aux commerces qui perdurent. 

Mais Criquebeuf désigne, à l’origine, un chapelet de hameaux et son centre-bourg. Le premier des hameaux, à l’est, est La plaine de Bonport, anciennement Saint-Martin-de-Maresdans, puis Gaubourg, Criquebeuf et Quatre-âge. Ces hameaux, groupes de fermes familiales, ont été réunis au fil des décennies par l’urbanisme galopant et grignotant les maraichages. Il convient de parcourir ces hameaux à pied afin de les sentir pleinement. Ils présentent une harmonie commune : celles de petites maisons en moellon calcaire de pays, toutes reliées à la Seine grâce des venelles parallèles. Les surprises sont au rendez-vous : la maison Riquier, ancien siège de la vicomté de l’eau présente une magnifique galerie à pans de bois à son second étage. Ce bâtiment du XVIe siècle a été classé Monument historique en 1932. Ces activités fluviales se lisaient encore dans les cartes postales du début du XXe siècle où l’on voit un gué et un bac nécessaires à la traversée du fleuve et à l‘exploitation des iles. Face à l’église, retrouvez quelques pierres, sculptées de lettres gothiques ou d’un feuillage, issues de l’ancienne abbaye de Bonport tout comme les stalles du chœur de Notre-Dame.

C’est sûrement un des grands attraits de cette charmante commune que de conserver ses airs ruraux, voire naturels, au milieu des villes et des routes très fréquentées.  

 

Cartes postales issues des fonds des Archives départementales de l'Eure.
Cartes postales issues des fonds des Archives départementales de l'Eure. Cartes postales issues des fonds des Archives départementales de l'Eure.
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13 septembre 2020 7 13 /09 /septembre /2020 14:18

 

Sotteville-sous-le-val est une charmante commune, blottie au pied du coteau de la presqu’ile de Freneuse, qui mérite qu’on s’y balade par le corps comme par l’esprit. 

Sotteville désigne, à l’origine, quelques habitations regroupées autour de l’église Saint-Baudile. On traitait de paroisse Saint-Baudile-de-Sotteville.   

En face de l’église, le long de la route reliant Igoville à Freneuse (la rue du village), se voient d’étranges colonnes. Deux sont entièrement dégagées et une troisième se trouve à moitié engagée dans un bâtiment d’habitation. Elles sont couronnées de chapiteaux sculptés comme dans des églises. D’où viennent-elles ? 

 

Photographie de la maison aux colonnes accessible sur le site POP, la plateforme ouverte du patrimoine, proposée par le Ministère de la culture. Datant de 1939 et pris par Emmanuel-Louis Mas il montre l’édifice d'origine, disparu depuis, et ses trois colonnes restées comme orphelines au milieu du village..

Photographie de la maison aux colonnes accessible sur le site POP, la plateforme ouverte du patrimoine, proposée par le Ministère de la culture. Datant de 1939 et pris par Emmanuel-Louis Mas il montre l’édifice d'origine, disparu depuis, et ses trois colonnes restées comme orphelines au milieu du village..

Les colonnes en question devant l'église Saint-Baudile (cliché d'Armand Launay, juin 2012).

Les colonnes en question devant l'église Saint-Baudile (cliché d'Armand Launay, juin 2012).

 

Une photographie de cette maison, que nous appelons la maison aux colonnes, est accessible sur le site POP, la plateforme ouverte du patrimoine, proposée par le Ministère de la culture. Sous la cote MH0170031 et datant de 1939, un cliché d’Emmanuel-Louis Mas (1891-1979) reproduit ci-dessous montre l’édifice. On le retrouve dans la notice APMH00170031. 

Dans une certaine confusion la notice annonce le XIVe siècle pour dater on ne sait trop quoi. À l’évidence, ce siècle se rapproche plus de la création des colonnes (début du XIIIe siècle) que de la maison qui a été bâtie à la toute fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe siècle. Était-elle faite en pans de bois ? Nous l’ignorons. Toutefois elle complétait un beau bâtiment, peut-être du XVIIe siècle, à l’Est bâti sur des lits de silex, avec des moellons calcaires en remplissage et des chainages en pierres de taille. Celui-ci a peut-être été couvert de chaume à en croire ses pignons surélevés par rapport à la ligne du toit. Côté sud, une de ses pierres de chainage porte la lettre “M” en caractère gothique entourée d’une couronne, semble-t-il et d’un symbole que nous ne savons pas interpréter (une dédicace en hommage à un abbé décédé ?). Quant au bâtiment disparu, avait-il une vocation agricole ? C’est possible à en juger par l’espace entre deux des colonnes qui devaient laisser place à l’entrée d’une charrette, au moins à bras. Quant à l’étage, ses fenêtres laissent deviner qu’il était habité. Quoi qu’il en soit, en 1939, ce bâtiment semblait déjà à l’abandon qui était recouvert de croutes de réclames. 

 

Maison, toujours debout, qui se trouve dans le prolongement de la maison aux colonnes disparue. Une colonne la soutient en partie et une pierre de chainage porte la lettre "M" qui semble provenir de l'ancienne abbaye de Bonport (clichés d'Armand Launay, février 2014).
Maison, toujours debout, qui se trouve dans le prolongement de la maison aux colonnes disparue. Une colonne la soutient en partie et une pierre de chainage porte la lettre "M" qui semble provenir de l'ancienne abbaye de Bonport (clichés d'Armand Launay, février 2014).

Maison, toujours debout, qui se trouve dans le prolongement de la maison aux colonnes disparue. Une colonne la soutient en partie et une pierre de chainage porte la lettre "M" qui semble provenir de l'ancienne abbaye de Bonport (clichés d'Armand Launay, février 2014).

 

Ces colonnes, les connaisseurs le voient, sont cisterciennes. Ce sont les parties supérieures, les chapiteaux qui l’indiquent. Ceux-ci sont sculptés de manière à représenter des fleurs d’eau, c’est-à-dire des roseaux, que l’on appelait des cisteaux en ancien français. C’est en effet dans un lieu dit Cisteaux, puis Cîteaux, que l’ordre cistercien fut fondé par Robert de Molesme en 1098. Beau clin-d’œil, donc. 

 

Émile Chevallier, homme d’église attaché à la paroisse de Pont-de-l’Arche, publia deux ouvrages sur l’ancienne abbaye de Bonport, située dans la même paroisse. Il s’agit d’un guide et d’un ouvrage plus approfondi intitulé Notre-Dame de Bonport : étude archéologique sur une abbaye normande de l'ordre de Cîteaux, et publié en 1904 par Firmin-Didot.

À la page 13, l’abbé Chevallier nous apprend que l’abbaye de Bonport, qui fut nationalisée comme tous les biens ecclésiastiques par les députés de la Révolution en 1790, fut vendue le 2 avril 1791 à Jacques Joseph Alexandre de la Fleurière et, surtout, Alexandre de la Folie qui exploita les lieux. Outre l’exploitation agricole, celui-ci vendit des matériaux de l’abbaye. Il commença par les quatre cloches de Notre-Dame de Bonport, l’église abbatiale, qui partirent à la fonderie de Romilly-sur-Andelle dès juillet 1791. Le 22 février 1792, une chapelle était détruite ainsi que, déjà, une partie de l’abside de Notre-Dame. L’ancienne abbaye était devenue partiellement une carrière de pierres destinées aux constructions des habitants de la région. Vers 1820 la carrière était toujours exploitée semble-t-il (page 14).

 

Photographies prises dans l'enceinte de l'ancienne abbaye de Bonport. L'une montre la base des colonnes de Notre-Dame, vendues entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. L'autre montre les vestiges de faisceaux de colonnes engagés dans le mur du dortoir et donc non démontables pour être vendus (clichés d'Armand Launay, juin 2010 pour les bases de colonnes, aout 2016 pour les vestiges accolés au dortoir).
Photographies prises dans l'enceinte de l'ancienne abbaye de Bonport. L'une montre la base des colonnes de Notre-Dame, vendues entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. L'autre montre les vestiges de faisceaux de colonnes engagés dans le mur du dortoir et donc non démontables pour être vendus (clichés d'Armand Launay, juin 2010 pour les bases de colonnes, aout 2016 pour les vestiges accolés au dortoir).

Photographies prises dans l'enceinte de l'ancienne abbaye de Bonport. L'une montre la base des colonnes de Notre-Dame, vendues entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. L'autre montre les vestiges de faisceaux de colonnes engagés dans le mur du dortoir et donc non démontables pour être vendus (clichés d'Armand Launay, juin 2010 pour les bases de colonnes, aout 2016 pour les vestiges accolés au dortoir).

 

Émile Chevallier cite ensuite, (page 15) des pierres encore identifiables en 1904 dans la région : il s’agit de pierres sculptées, celles de l’église Notre-Dame. Il expose qu’il en existe à Criquebeuf, Pont-de-l’Arche, Alizay, Pont-Saint-Pierre et Sotteville-sous-le-val dans deux propriétés. 

La maison aux colonnes semble donc avoir été relevée notamment grâce à trois colonnes rachetées par un particulier à Alexandre de la Folie. Elles ont vraisemblablement servi de soutènement à une sablière portant les solives du second niveau. Ce bâtiment, disparu depuis, date donc par déduction de la toute fin du XVIIIe siècle ou des deux premières décennies du XIXe siècle. Peut-être que ces colonnes ont transité par voie de Seine car, après tout, l’ancienne abbaye bonportaise se situe presqu’en face de Sotteville. Quoi qu’il en soit, ces colonnes à chapiteaux, et la pierre avec un “M” indiquent que certaines demeures sottevillaises ont été restaurées avec des pierres de réemploi issues de Bonport. Ce constat est renforcée par la présence dans deux autres propriétés du centre-village d’autres colonnes bonportaises. Elles servent de piliers à deux portails. 

 

Nous publions ci-dessous différentes photographies de ces colonnes bonportaises réemployées dans les villes et villages de la région. 

 

 

Armand Launay

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Autres colonnes de Bonport servant de piliers de portails dans le coeur de village de Sotteville (clichés d'Armand Launay, aout 2004 et février 2014).
Autres colonnes de Bonport servant de piliers de portails dans le coeur de village de Sotteville (clichés d'Armand Launay, aout 2004 et février 2014).
Autres colonnes de Bonport servant de piliers de portails dans le coeur de village de Sotteville (clichés d'Armand Launay, aout 2004 et février 2014).

Autres colonnes de Bonport servant de piliers de portails dans le coeur de village de Sotteville (clichés d'Armand Launay, aout 2004 et février 2014).

Colonne de Bonport servant de soutènement au local accueillant de nos jours le bar central de Tourville-la-rivière (cliché d'Armand Launay, juillet 2019).

Colonne de Bonport servant de soutènement au local accueillant de nos jours le bar central de Tourville-la-rivière (cliché d'Armand Launay, juillet 2019).

Colonne et pierres sculptées de Bonport situées dans la commune de Criquebeuf-sur-Seine (clichés d'Armand Launay, avril 2010).
Colonne et pierres sculptées de Bonport situées dans la commune de Criquebeuf-sur-Seine (clichés d'Armand Launay, avril 2010).
Colonne et pierres sculptées de Bonport situées dans la commune de Criquebeuf-sur-Seine (clichés d'Armand Launay, avril 2010).

Colonne et pierres sculptées de Bonport situées dans la commune de Criquebeuf-sur-Seine (clichés d'Armand Launay, avril 2010).

Colonne de Bonport servant de soutènement dans la cour du Cerf à Pont-de-l'Arche (cliché d'Armand Launay, mai 2008).

Colonne de Bonport servant de soutènement dans la cour du Cerf à Pont-de-l'Arche (cliché d'Armand Launay, mai 2008).

Colonnes de Bonport servant de piliers de portail dans la rue principale d'Alizay (cliché d'Armand Launay, mars 2011).

Colonnes de Bonport servant de piliers de portail dans la rue principale d'Alizay (cliché d'Armand Launay, mars 2011).

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9 juillet 2019 2 09 /07 /juillet /2019 12:24

La côte des Deux-amants se trouve dans l’Eure, entre Pîtres et Amfreville-sous-les-monts. Elle surplombe le barrage de Poses et, surtout, le confluent de la Seine et de l’Andelle. Elle constitue l’avancée ultime du plateau crayeux du Vexin vers le nord-ouest. Ainsi, elle possède une forme rare où se joignent deux alignements de côtes : les côtes de Seine, ponctuées de falaises depuis Connelles, et les côtes sud de la basse vallée de l’Andelle. 

Le nom des Deux-amants est énigmatique. Nous avons déjà étudié un lai, c’est-à-dire une fable médiévale, de Marie de France, daté de 1155, environ, et qui fait partie du patrimoine littéraire français et, plus précisément, de la littérature courtoise. Cette fable dépeint les efforts d’un noble prétendant au mariage d’une princesse. Mais le père de celle-ci, roi de Pîtres, ne voulait marier sa fille qu’à l’homme capable de la porter dans ses bras ‒ en courant sans pause ‒ au sommet de la côte. Fou amoureux, le prétendant voulut tout de même relever le défi fou. La princesse lui recommanda de chercher un philtre qui l’aidera à surmonter sa fatigue. Le prétendant chercha ce philtre à Salerne et revint à Pîtres. Il parvint à porter la princesse au sommet de la côte, en se passant du philtre, et mourut de fatigue. La princesse, elle, en mourut de douleur. 

Le texte original peut se lire sur Wikisource précédé d’une traduction de Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort-Flaméricourt datée de 1820.

Cependant l’auteure, Marie, écrit elle-même qu’elle a couché sur le papier une légende populaire, préexistante donc. La fable de Marie fut oubliée et ne resurgit de la bibliothèque du muséum de Londres qu’en 1820. Entre temps, la légende locale était toujours vivace. 

Alors, le nom des Deux-amants a-t-il une origine populaire ou littéraire ? 

Mais encore, un prieuré fut fondé sur la côte des Deux-amants dans la période où fut écrite la fable de Marie. Il fut nommé “Prieuré des Deux-amants”. Or, l’idée qu’un prieuré porte le nom de deux amoureux parait bien peu religieuse, profane et donc indécente. Certains érudits avancèrent que le nom des Deux-amants proviendrait plutôt des “monts” de la région d’Amfreville… “sous les monts”.

Alors, le nom des Deux-amants a-t-il une origine chrétienne ou pratique ?    

 

Voici la plus ancienne représentation - connue - de la côte des Deux-amants. Non signée, on peut la dater entre 1685 et 1722. Le document met en valeur le lien entre cette côte, la Seine et l'Andelle comme voies fluviales.

Voici la plus ancienne représentation - connue - de la côte des Deux-amants. Non signée, on peut la dater entre 1685 et 1722. Le document met en valeur le lien entre cette côte, la Seine et l'Andelle comme voies fluviales.

La côte des Deux-amants constitue un paysage singulier dans la vallée de la Seine. Ici sur une carte postale des années 1910.

La côte des Deux-amants constitue un paysage singulier dans la vallée de la Seine. Ici sur une carte postale des années 1910.

 

1. Une origine populaire ?

Notre première entrée dans le domaine de la côte des Deux-amants se fait par l’oralité quand nos proches, ou un guide imprimé, nous révèle que son nom vient d’une légende orale. L’origine populaire, traditionnelle, existe qui ne semble pas remise en question faute de volonté, de matériau à étudier si ce n’est pas les deux. Cela se comprend car, Marie de France, première personne à avoir rédigé la légende, avoue elle-même qu’elle a emprunté aux Bretons la fable par eux composée à l’oral donc. C’est par ces vers qu’elle commence son lai : 

 

“Jadis avint en Normendie

Une aventure mut oïe

De Deus Amanz qui s’entr’amèrent

Par amur ambedeus finèrent ;

Un Lai en firent li Bretun

Des Deus Amanz reçuit le nun.

 

C’est clairement exprimé, le lai des Deux-amants existait auparavant et était très entendu, autrement dit connu du peuple. Sans qu’on puisse donner de date précise, le lai de Marie de France finit par tomber aux oubliettes mais la légende demeura connue en Normandie et ce par transmission orale.

 

 

 

Jusqu’à plus ample informé, le premier à coucher de nouveau par écrit cette légende est, selon Ernest de Blosseville (page 11), Germain-François Poullain de Saint-Foix dans le cinquième tome de ses Essais historiques sur Paris (page 157). Ce tome date de 1776. L’auteur y livra cette légende en tant que preuve de l’arbitraire exercé par des seigneurs locaux sur leurs serfs. Il la considéra comme fait historique mais ne cita pas ses sources.

 

La version de la légende selon Germain-François Poullain de Saint-Foix en 1776 : 

“Un seigneur qui possédoit une terre considérable dans le Vexin normand se plaisoit à faire parler de lui par ses idées singulières et bisarres. Il assembloit, au mois de juin, tous ses serfs, de l'un et de l'autre sexe, en âge d'être mariés, et leur faisoit donner la bénédiction nuptiale. Ensuite on leur servoit du vin et des viandes ; il se mettoit à table, « buvoit, mangeoit, et se réjouissoit avec eux ; mais il ne manquoit jamais d'imposer aux couples qui lui paraissoient les plus amoureux quelques conditions qu'il trouvoit plaisantes. Il prescrivoit aux uns de passer la première nuit de leurs noces au haut d'un arbre, et d'y consommer leur mariage ; à d'autres de le consommer dans la rivière d'Andelle, où ils passeroient deux heures, nuds en chemise ; à ceux-ci de s'atteler à une charrue, et de tracer quelques sillons ; à ceux-là de sauter à pieds joints par dessus des cornes de cerf, etc. Il avoit une nièce qui aimoit un jeune homme de son voisinage et qui en était éperdûment aimée. Il déclara à ce jeune homme qu'il ne lui accorderoit sa nièce qui condition qu'il la porteroit sans se reposer, jusqu'au sommet d'une montagne qu'on voyoit des fenêtres de son château. L'amour et l'espérance firent croire à cet amant que le fardeau serait léger. En effet, il porta sa bien-aimée, sans se reposer, jusqu'à l'endroit indiqué mais il expira une heure après des efforts qu'il avoit faits. Sa maîtresse, au bout de quelques jours, mourut de douleur et de chagrin. L'oncle en expiation de leur malheur qu'il avoit causé, fonda sur la montagne un prieuré qu'on appela le prieuré des Deux Amants.” 

Ernest de Blosseville avança que “c'est de lui que procèdent toutes les compilations” qui ont suivi. Il semble en effet que l’écriture imprimée permit de diffuser plus largement cette légende. Elle nous offre, surtout, des preuves datées et traçables de l’existence de la légende ; ce que l’oralité ne permet pas. Qui plus est, dans une histoire de Paris, il n’y a aucun doute que cette légende normande connut une plus grande publicité dans le public lettré français que s’il n’entrât dans une publication à portée provinciale. 

Que retenir de cette version par rapport au texte de Marie de France ? Il a beaucoup perdu de sa portée morale. Elle met l’accent sur la personnalité irréfléchie et farfelue du seigneur et ajoute des fantaisies à caractère sexuel qui nous rappellent les débats autour du moyenâgeux droit de cuissage où le graveleux se pare de recherche en apparence historique et donc légitime. Le roi est devenu un simple seigneur. La fille est devenue la nièce du seigneur. La parente de Salerne et le philtre ont disparu. L’idée de l’aveuglement amoureux du prétendant existe toujours mais son amante n’a plus de rôle de conseillère avisée. La chute, si l’on ose dire ainsi, n’explique pas la naissance du lai mais la fondation du prieuré.

Cette légende semble être la version appauvrie, répétée dans les auberges, du texte de Marie. On en imagine déjà une autre version, plus familiale, destinée aux enfants. Alors, peut-on imaginer que le lai de Marie soit d’origine populaire ou, au contraire, que la version populaire soit un lointain rappel du texte de Marie de France ?  

 

 

A partir du texte de Germain-François Poullain de Saint-Foix, paru en 1776, la légende des Deux-amants a connu de nombreuses versions écrites ainsi que des illustrations. Ici, les tableaux du peintre normand Paul Malençon (1818-1880) reproduits sur une carte postale de la fin du XXe siècle.

A partir du texte de Germain-François Poullain de Saint-Foix, paru en 1776, la légende des Deux-amants a connu de nombreuses versions écrites ainsi que des illustrations. Ici, les tableaux du peintre normand Paul Malençon (1818-1880) reproduits sur une carte postale de la fin du XXe siècle.

2. Une origine littéraire : le lai de Marie de France ?

La découverte en 1820 du lai de Marie de France par l’abbé Delarue au muséum de Londres n’a pas modifié la diffusion de la légende. Les hommes ont continué à coudre librement sur une trame commune et lâche l’histoire tragique des amoureux. Le romantisme dut attirer les regards vers la légende deuxamantine (adjectif des Deux-amants) et de ses larmes l’a déployée comme une éponge que l’on arrose.

Marie écrivit que les Bretons ont fait un lai de l’histoire des Deux-amants. Que viendraient faire des Bretons en pleine Normandie ? Dans un précédent article, nous avons analysé l’argumentaire d’Elizabeth Francis selon qui les 12 lais de Marie s’inscrivaient dans la politique d’Henri II d’Angleterre. Ce monarque cherchait la fidélité de ses seigneurs notamment en faisant paraitre des ouvrages légitimant son pouvoir et, plus généralement, celui des ducs de Normandie sur la germanique Angleterre. Ceci explique le recours aux légendes celtiques, bretonnes, montrant que les familles des barons normands étaient en partie issues de la petite Bretagne. Ils étaient donc les héritiers des anciens rois bretons et autre mythique Arthur. Le lai des Deux-amants s’adressait en particulier à la famille du comte d’Hereford, originaire de Pîtres. Ses ancêtres épaulèrent Guillaume le Conquérant dans sa conquête d’Albion puis restèrent attachés aux successeurs de Guillaume. Ceci peut expliquer pourquoi Marie place dans la bouche de Bretons ce qui est parfaitement normand. Qui plus est, dans ses 12 lais Marie traite deux thèmes principaux, en vogue dans la littérature courtoise : les loisirs, tels que les tournois, et la justice de nobles personnages bien inspirés d’être loyaux envers leurs prochains. Notre lai pîtrien fait partie du traitement de ces thèmes.

 

Afin de dater le lai des Deux-amants, R. N. Illingworth montra, à la suite d’Ernest Hoepffner, que Marie de France s’inspira partiellement d’une œuvre des Métamorphoses d’Ovide : Pyrame et Thysbé. Cette œuvre fit l’objet de nouvelles publications à partir de 1155. R. N. Illingworth date la composition du le lai entre 1155 et 1160. Ce lai présente des analogies avec l’œuvre d’Ovide : l’amour de jeunes êtres malgré l’obstacle parental, le manque de mesure (de raison) des amoureux qui créent leur propre perte et se donnent la mort, la non consommation du mariage pourtant voulu(e), la scène finale où l’amante étreint celui qu’elle vient de perdre... 

Autre auteur, Charles Foulon montra que Marie s’inspira du Roman de Brut du Normand Robert Wace. Cet ouvrage mi-historique mi-légendaire fut commandé par Henri II pour justifier le pouvoir anglo-normand. C’est ici que Marie puisa les noms de “Neustrie” prénormande et de “Pîtres” en tant que résidence royale. 

De tout cela nous retenons que Marie est en partie créatrice ‒ car augmentatrice ‒ du lai deuxamantin. R. N. Illingworth avance que Marie a dû s’inspirer tout de même d’une légende locale. Nous pouvons en effet remarquer qu’il manque l’idée d’ascension à la légende de Pyrame et Thysbé et aux thèmes courtois des loisirs et de la justice . 

 

Enfin, nous remarquons que la légende locale se distingue d’autres histoires impliquant deux amants malheureux ; histoires renommées au XIIe siècle. Nous n’évoluons pas dans les luxurieux rapports entre Héloïse et Abélard dont les lettres sont datées de 1115 ; nous ne sommes pas dans l’abstinence voulue et tenue des deux amants sans désir et rapports physiques tels que Grégoire de Tours les dépeint au chapitre 42 du premier livre de L’Histoire des Francs (page 83). 

Pour autant, les Deux-amants semblent être bons chrétiens, capables d’amour sincère, voulant le mariage et la justice. De plus, la version populaire de la légende, telle que rapportée par Germain-François Poullain de Saint-Foix en 1776, la relie explicitement au prieuré deuxamantin.

Faut-il délaisser la thèse religieuse de l’origine du nom qui nous intéresse ici ?  

 

3. Une origine religieuse : les deux amants divins : Jésus et Marie Madeleine ? 

Le thème de l’amour en esprit de Jésus et de Madeleine existait au Moyen Âge. Il n’y a rien d’étonnant à cela quand on songe au Cantique des cantiques de Salomon où l’amour pur entre deux êtres exprime la foi sincère et dévouée envers le divin : 

 

“Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe qui repose entre mes seins.

Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troëne des vignes d’EnGuédi. 

- Que tu es belle, mon amie, que tu es belle ! Tes yeux sont des colombes. 

- Que tu es beau, mon bien-aimé, que tu es aimable ! notre lit, c’est la verdure. 

Les solives de nos maisons sont des cèdres, nos lambris sont des cyprès.”

 

Le cantique des cantiques, de Salomon, La Bible selon la traduction de Louis Segond. 

 

Le thème de l’amour en esprit était aussi dans l’air du temps quand fut fondé le prieuré des Deux-amants, vers 1143. En effet, en 1139 le deuxième concile de Latran entérina l’interdiction faite aux clercs de se marier et donc de connaitre la coupable chair qui divertit de l’amour réel. 

De plus, le thème des deux amants divins se retrouve, comme le cita Ernest de Blosseville (page 15) dans d’autres traditions à Clermont (inspirée de Grégoire de Tours, comme vu ci-dessus) et Lyon (communauté des Deux-amants), à Saint-Riquier (ché Picards) mais aussi en Espagne… 

Un argument pèse plus encore : Charles de Stabenrath et F. Blanquart commentent et reproduisent partiellement une description de l’ancienne église du prieuré, menaçant ruine. Elle fut rédigée par le prieur des Deux-amants, lui-même. Datée du 11 janvier 1723, cette description mentionne que : “Sur les arcs-boutans de l'entrée et de chaque côté, on voyait deux statues en pierre de Saint-Leu : l'une était celle de Jésus-Christ, l'autre celle de Madeleine, tombée quelques années avant.” F. Blanquart montre, de plus, que des statues de Jésus et Marie Madeleine se trouvaient aussi dans le chœur de l’église. Les figures de Jésus et Marie Madeleine n’étaient pas anecdotiques puisqu’elles accueillaient le fidèle à l’entrée de l’église priorale et se trouvaient au cœur du rituel sans cesse renouvelé par les chanoines. 

Qui plus est, Charles de Stabenrath argua que l’on trouve l’expression de “Deux amants” “dans une charte latine de 1177 : Duorum Amantium, que l'on traduit par Deux-Amans. Il s'agit, dans cette charte, d'une donation faite en faveur du prieuré par Gouel de Bauldemont, fils de Bauldric” (page 375). Il semble que le prieuré fût fondé vers 1143. Il serait étonnant ‒ autant que singulier ‒ qu’il n’ait pas porté le nom de Deux-amants dès sa fondation. 

Enfin, et pour en finir avec cet argument, le prieuré était aussi appelé sainte-Madeleine des Deux-amants. Les Deux-amants divins remplissent les locaux de l’ancien prieuré voué à eux.  

 

 

Le thème des Deux-amants divins était connu au Moyen  ge. Ici, par exemple, un détail de l’ébrasement du porche sud de la cathédrale de Chartres représente les “deux amants”. Cette illustration est une reproduction de diapositive des années 1930 du fonds Bonnenfant et classée sous la cote : 37 Fi 1822 aux Archives départementales de l’Eure.

Le thème des Deux-amants divins était connu au Moyen ge. Ici, par exemple, un détail de l’ébrasement du porche sud de la cathédrale de Chartres représente les “deux amants”. Cette illustration est une reproduction de diapositive des années 1930 du fonds Bonnenfant et classée sous la cote : 37 Fi 1822 aux Archives départementales de l’Eure.

 

Quant à Marie Madeleine, son nom fut donné à plusieurs personnages dans la théologie chrétienne. Malgré bien des controverses, elle incarna et symbolisa plutôt celle qui a péché à un moment de sa vie. Cela ne la singularise pas quand on songe aux vies du soldat saint Paul... et du bon vivant saint Augustin, dont les écrits ont inspiré la création de la règle des augustins ; règles des chanoines deuxamantins. Puis, Madeleine incarna et symbolisa le repentir : elle aima Jésus. Elle ne l’aima ni dans le sens du désir physique (l’éros grec), ni de l’amitié (philia), ni de la tendresse familiale (storgê) mais du désintéressement, du spirituel (agapè). C’est précisément en cela que consiste le vœu de chasteté des moines amants en esprit de Jésus. Or, amant signifiait “amoureux” en ancien français avant que son sens ne se limite à la relation sexuelle, voire sentimentale. Par ailleurs, presque comme Apollinaire, on pourrait aisément écrire à l’entrée des monastères : “les cénobites en paix”. Reprenons. C’est d’ailleurs ce que Jésus dit à Marie Madeleine quand il révéla sa résurrection : “noli me tangere”, ne me touche pas. L’amour qu’il désigne est celui qui assure l’immortalité et non les passions physiques qui dévorent et perdent l’homme, mâle et femelle. De nos jours, dans une atmosphère Da-Vinci-codesque, beaucoup de bruits courent autour d’un hypothétique amour charnel entre Jésus et Marie Madeleine, ancienne prostituée. C’est bien mal comprendre la finalité spirituelle du message chrétien.

 

Pour libérer l’imagination et développer la réflexion, on gagne à observer le rôle de tout premier plan donné à un personnage féminin dans les témoignages, anciennement dits testaments, des apôtres : Marie Madeleine était une femme et Jésus, envoyé de Dieu, l’élit premier témoin de sa résurrection. Or, au XIIe siècle, en France, le culte de Marie était vif et la littérature courtoise émergeait. Cette littérature louait l’homme qui sait respecter la femme. Parler de tension vers une égalité homme-femme serait anachronique mais la femme, au moins dans les milieux lettrés et aisés, se vit reconnaitre une sensibilité, une dignité. C’est là que la thèse romantique et profane des “deux amants” trouve un certain crédit. 

 

Malgré la présence monacale et les statues de Marie Madeleine et Jésus dans l’église priorale, le peuple ‒ et les auteurs après lui ‒ ont préféré la légende orale, plus romantique et profane. Aubin-Louis Millin nota que les gens du peuple attribuaient même les tombes du prieuré non aux anciens donateurs, tels les Malesmains ou les Rocherolles, mais aux deux amants de la légende et au père contrit. Les faits ont beau être têtus, écrivait Lénine, ils le sont moins que les hommes en quête de rêverie. 

Que valent les faits, justement ? Le nom des Deux-amants a-t-il une origine pratique ? 

 

4. Une origine pratique est-elle possible ?

Voici une explication moins aimée des érudits : la côte des Deux-amants pourrait tout simplement tenir son nom de sa géographie.

Charles de Stabenrath a une plume acérée sur le sujet : il crucifie le religieux Michel Toussaint Chrétien Duplessis selon qui le nom de “Deux-amants” proviendrait, légèrement déformé, de “deux monts”. Il se fonda sur l’observation de la côte depuis la rive droite de l’Andelle où deux monts se distinguent entre le départ d’un vallon. Duplessis avança cela au conditionnel car le nom des Deux-amants lui paraissait trop profane pour un lieu religieux. Il cita cependant, et honnêtement, une thèse toute spirituelle : l’amour de sainte Madeleine et de Jésus (page 374). Charles de Stabenrath enfonça cependant le clou (page 375) en citant la charte de 1177, traitée ci-dessus, où l’on trouve l’expression de “Duorum Amantium (...) que l'on traduit par Deux-Amans”. Dont acte. 

Nous avions nous-même envisagé que le nom de “Deux-amants” était issu de “deux amonts”. En effet, dans le langage des bateliers de Seine “aller amont” signifie remonter le courant (à lire ici). Or, la côte qui nous intéresse est un point de repère immanquable, surtout pour les voyageurs, au pied duquel il est possible de remonter deux amonts : celui de la vallée de la Seine et celui de la vallée de l’Andelle. Ces cours ont dessiné la douce et singulière courbe de la côte deuxamantine. Cette thèse rejoint celle de Gaëtan de la Rochefoucault pour qui les “deux amonts” désignent les rangées de monts proches de la confluence de l’Andelle et de la Seine (Ernest de Blosseville, page 14). Après tout, et pour aller dans son sens, Amfreville n’est-il pas devenu “sous-les-monts” afin de le distinguer du proche Amfreville-les-champs. Preuve est faite que les versants abrupts de Seine étaient dénommés “les monts”. 

 

 

Dessin publié dans Les Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin de Grandmaison pour illustrer la thèse selon laquelle le nom des Deux-amants serait issu de la jonction entre deux séries de monts. Ici le dessinateur s'est positionné sur le coteau nord de l'Andelle, sur les hauteurs de Romilly-sur-Andelle.

Dessin publié dans Les Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin de Grandmaison pour illustrer la thèse selon laquelle le nom des Deux-amants serait issu de la jonction entre deux séries de monts. Ici le dessinateur s'est positionné sur le coteau nord de l'Andelle, sur les hauteurs de Romilly-sur-Andelle.

 

Alors, il n’est pas exclu que le nom de “deux amonts” ait préexisté au prieuré établi vers 1143. Les chanoines, venus s’installer en ce lieu, ont pu s’approprier ce “deux amonts” par la légère modification en “deux amants”... divins. Selon nous, ce qui donne du crédit à cette thèse, reposant sur un jeu de sons, est l’exemple de l’ancienne abbaye de Bonport. Nous avions étudié son nom dans un précédent article. La légende populaire avance que Richard Cœur de Lion faillit se noyer dans la Seine durant une obscure mésaventure de chasse, peu à son avantage. Il fit vœu à la Vierge Marie de fonder une abbaye à l’endroit où elle lui ferait toucher la berge. Le “bon port” eut lieu et Richard fit l’abbaye. Pourtant les armes abbatiales montrent la Nativité du Christ. Le fils de Dieu parmi les hommes est un “bon port” bien plus précieux, qui plus est pour des religieux. De plus, au gré de nos études, nous identifions de mieux en mieux un petit port de Seine au creux du Val Richard. Il nous semble que les moines aient tenté de concilier un nom local avec une appellation conforme à leurs pieux vœux. Ceci d’autant plus que la fondation de Bonport provint d’une rare et courte période de paix entre Richard, roi d’Angleterre, et Philippe, roi de France. Bonport est une cofondation entre les deux royaumes, pas le résultat d’une mésaventure. Exit la thèse de la chute dans l’eau, nous semble-t-il. Bienvenue à la thèse religieuse qui s’ancre dans une contrée.   

 

Pour conclure, la côte des Deux-amants est un lieu romantique qui élève le regard des hommes vers la rêverie poétique ou historique. Le nom de ce lieu permet d’ouvrir de nombreuses problématiques. Pour tenter d’y répondre, nous avons répertorié et expliqué les thèses avancées par les auteurs. Nous les avons argumentées plus avant. 

Ces thèses ne semblent pas exclusives mais complémentaires. 

La légende populaire est le principal support de transmission de l’histoire des Deux-amants. Entre Marie de France vers 1155 et l’avant-veille de la Révolution, en 1776, 600 ans de transmission orale ont fait vivre et survivre la légende deuxamantine, bien que la déformant et l’appauvrissant. 

L’origine littéraire semble aussi acquise. En effet, Marie s’est inspirée d’un sujet local, préexistant à son lai, et relié à de nobles familles de barons d’origine pitrienne participant du pouvoir d’Henri II sur l’Angleterre. Mais il semble que notre auteure ait beaucoup enrichi le sujet des Deux-amants par une œuvre légendaire d’Ovide, Pyramus et Thysbé, et une œuvre historico-légendaire de Robert Wace, Le Roman de Brut

Il semble aussi qu’elle ait pris connaissance de la fondation d’un prieuré qui fit connaitre, au-delà de la contrée de Pîtres, le nom des Deux-amants. C’est d’ailleurs ce prieuré qui semble avoir suscité l’interrogation des hommes sur ce nom énigmatique. Ainsi, les hommes ont ressenti le besoin d’expliquer ce nom ; d’où la popularité de la légende qui nous est revenue en 1776 comme explication de l’origine du prieuré. 

Pourtant, le nom des Deux-amants est pleinement chrétien et semble dater de la fondation du prieuré vers 1143. C’est ce que prouvent les personnes de Jésus et Marie Madeleine, amants en esprit, présents sous forme de statues dans l’église priorale. Quant à l’origine première de ce nom, nous la voyons dans l’expression de “deux amonts” qui exista dans le langage des bateliers de Seine afin de désigner le fait de remonter le courant. Ici la côte qui nous intéresse est notable du fait de son élévation et singulière et du fait de ses courbes faisant la jonction entre deux rangées de monts : ceux de la Seine et de l’Andelle qui unissent leurs eaux au pied du mont. 

C’est enfin en ce lieu que la marée fait cesser ses effets, c’est-à-dire à Poses ; cette pause qui eût sauvé notre malheureux prétendant s’il eût bu, dans une bonne auberge du village, un bon cidre en guise de filtre ; et c’est sa femme qui le lui demanda !

 

Pour ne pas reproduire l'erreur du prétendant, pensez à boire régulièrement un bon beivre, notamment la bière des Deux-amants, produite à Val-de-Reuil : https://lesdeuxamants.com

 

 

 

 

 

La bière des Deux-amants est produite à Val-de-Reuil, goutez-y !

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Sources

- Blosseville, Ernest, marquis de, “L’origine du prieuré des Deux amants en Normandie : fabliau du XIIIe siècle, par un trouvère du XVIIIe siècle”, 32 pages, extrait du Précis des travaux de l'Académie impériale des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, années 1807-1868 ;

- Bouvris, Jean-Michel, “Les plus anciens actes du prieuré augustin des Deux-Amants à l'ancien diocèse de Rouen (vers 1110-1207)”, Annales de Normandie, n° 4, 1995, p. 448-450. Accessible sur Persée ;

- Charpillon, Louis-Étienne, Caresme, Anatole, Dictionnaire historique de toutes les communes du département de l’Eure, Delcroix, Les Andelys, 1868, tome I, notice “Amfreville-sous-les-monts”, chapitre : “Prieuré des Deux-amants”, page 109 ; 

- Duplessis, Michel Toussaint Chrétien, Description de la haute et basse Normandie, 1740, tome 2, page 331 (consultable dans Google livres) ; 

- Foulon, Charles, “Marie de France et la Bretagne”, Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, 1953, pages 243 à 258. Accessible sur Persée

- Francis, E. A., “Marie de France et son temps” in Romania, tome 72, n° 285, 1951. pages 78 à 99. Accessible sur Persée ;

- Illingworth, R. N. “La chronologie des Lais de Marie de France”, in Romania, tome 87 n° 348, 1966, pages 433 à 475. Accessible sur Persée ;

- Millin de Grandmaison, Aubin-Louis, Antiquités nationales ou Recueil de monumens..., tome 2, chapitre 17, “Prieuré des deux amans”, 1791 (consultable dans Gallica et dans archives.org) ;

- Pilet, André, Terre des Deux-Amants. Amfreville-sous-les-monts : son histoire, des silex taillés à l’ordinateur, éditions Bertout, Luneray, 1996, 179 pages ;

- Stabenrath, Charles de, “Notice sur le prieuré des Deux-amants”, in La Revue de Rouen et de Normandie, 1836, pages 370 à 382. 

 

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

http://pontdelarche.over-blog.com

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10 juin 2019 1 10 /06 /juin /2019 08:58

 

À tonton Miguel;)

 

Avec nos remerciements à Édouard Capron, vigneron normand qui a instillé en nous l’idée et la motivation de créer cet article. Remerciements itou à notre ami Laurent Ridel, historien de la Normandie, pour les pistes bibliographiques. Remerciements enfin au blanc Entre-deux-mers qui a su m’encourager dans les parties les plus ardues de la rédaction.


 

À première vue, la présence de la vigne en Normandie étonne ou fait sourire étant donné le manque de soleil légendaire de notre contrée. Pourtant, on connait tous une vigne vierge sur la façade d’une maison d’un ami ; on se souvient avoir lu quelques lignes sur la vigne en Angleterre ; mieux, quand on consulte une carte, on mesure que la Champagne viticole n’est pas située plus au sud que notre bonne Normandie. Ce n’est donc pas l’existence de quelques pieds de vigne qui est étonnante en Normandie, mais l’idée de la cultiver sous forme de vignobles. Est-il approprié de parler de vignobles de la région de Pont-de-l’Arche ou est-ce une exagération, voire une illusion ?

 

Le vignoble renait depuis mars 2016 où Édouard Capron a planté 3000 pieds à Freneuse. Ici sur la photographie de Paris Normandie (document 1) se voient deux vendangeurs en action en septembre 2018. Les autres documents (clichés d'Armand Launay) montrent le domaine Saint-Expédit et son propriétaire.
Le vignoble renait depuis mars 2016 où Édouard Capron a planté 3000 pieds à Freneuse. Ici sur la photographie de Paris Normandie (document 1) se voient deux vendangeurs en action en septembre 2018. Les autres documents (clichés d'Armand Launay) montrent le domaine Saint-Expédit et son propriétaire.
Le vignoble renait depuis mars 2016 où Édouard Capron a planté 3000 pieds à Freneuse. Ici sur la photographie de Paris Normandie (document 1) se voient deux vendangeurs en action en septembre 2018. Les autres documents (clichés d'Armand Launay) montrent le domaine Saint-Expédit et son propriétaire.
Le vignoble renait depuis mars 2016 où Édouard Capron a planté 3000 pieds à Freneuse. Ici sur la photographie de Paris Normandie (document 1) se voient deux vendangeurs en action en septembre 2018. Les autres documents (clichés d'Armand Launay) montrent le domaine Saint-Expédit et son propriétaire.

Le vignoble renait depuis mars 2016 où Édouard Capron a planté 3000 pieds à Freneuse. Ici sur la photographie de Paris Normandie (document 1) se voient deux vendangeurs en action en septembre 2018. Les autres documents (clichés d'Armand Launay) montrent le domaine Saint-Expédit et son propriétaire.

Apéritif

Dans un article passionné l’abbé Cochet exposa, en 1866, que “La vigne prit heureusement racine dans les Gaules, car l’historien de Julien l’Apostat nous dit qu’à Lutèce on recueillait de meilleurs vins qu’ailleurs parce que, ajoutait-il, les hivers y sont plus doux que dans le reste du pays.” Il s’agit donc du IVe siècle de notre ère. Il y a tout lieu de penser que le vin lutétien était meilleur que les autres vins de la vallée de Seine et donc de la région de Rouen, le Vexin, et au-delà vers l’estuaire de la Seine. Puis, l’abbé Cochet établit un lien entre les sources textuelles religieuses et la culture de la vigne durant le haut Moyen Âge dans la vallée de la Seine. Il traite de l’importance des abbayes de Fontenelle, Jumièges et de Rouen en matière de plantation et de culture de la vigne. Pierre Brunet est plus précis qui trouve une première mention écrite de la présence de la vigne à Lisieux en 584 (page 185). Les religieux étaient, semble-il, très actifs en matière de viticulture en tant que propriétaires et consommateurs. Nous retrouvons cet intérêt pour la vigne dans notre région, à Léry, au XIe siècle...

 

1.1. Un premier verre : le vignoble de Léry, les religieux de Caen, puis de Bonport.

Charpillon et Caresme ont cité un acte approximant 1077 par lequel Guillaume le Conquérant donna “aux moines de Saint-Étienne de Caen quatre arpents et demi de vigne à Léry, et trois aux religieux de la Trinité.” Le duc leur permit aussi de créer deux moulins sur “la rivière d’Eure à la condition de laisser librement passer les poissons et les bateaux”. Un lien est fait entre la vigne et les moulins. Ceux-ci devaient assurément servir ‒ entre autres fonctions ‒ à écraser le raisin. Notons que deux moulins étaient toujours visibles sur le plan cadastral de 1834, signé par Le Fébure et Charpentier : l’un était sur la rive gauche de l’Eure, près de l’église Saint-Ouen et l’autre était appelé l’Aufrand, plus en amont sur la rive droite, vers l’actuelle prison des Vignettes.    

Puis, cette présence des moines et moniales caennais nous échappe. Seuls demeurent, à notre connaissance, les moines de l’abbaye Saint-Ouen de Rouen. Richard II, nous apprennent Charpillon et Caresme, leur avait donné l’église de Léry vers 1018. Entre 1130 et 1160 ils firent bâtir des parties ‒ toujours visibles ‒ de l’église actuelle. Ils conservèrent leurs droits à Léry, notamment la dime, jusqu’à la Révolution.

Un édifice témoigne aussi de la présence de religieux à Léry : l’église Saint-Patrice, le long de l’Eure, au n° 10 de la rue des Émotelles. Elle présente une entrée voutée en tiers point ce qui la rattache plutôt au style gothique et la daterait du XIIe siècle. En 1260, elle jouxtait le “cimetière Saint-Patrice” (Jules Andrieux, page 255). A-t-elle servi de lieu de culte pendant que les moines de Saint-Ouen faisaient construire l’église paroissiale ? Est-ce un vestige de la présence des moines et moniales de Caen ou, déjà, le signe de la prise de possession par les moines de Bonport du “clos de Léry” donné en 1189 par le roi d’Angleterre et duc de Normandie Richard Cœur-de-Lion ?

Les deux moulins de Léry sont mentionnés dans la même charte de 1077 par laquelle Guillaume le Conquérant dota en vignobles les moines de l'abbaye aux moines et les moniales de l'abbaye aux dames, de Caen donc. Il semble donc que les moulins servissent, en partie, à écraser le raisin d'une ample viticulture locale. Ici, sur une carte postale des années 1910, le moulin situé près du pont de l'église Saint-Ouen.

Les deux moulins de Léry sont mentionnés dans la même charte de 1077 par laquelle Guillaume le Conquérant dota en vignobles les moines de l'abbaye aux moines et les moniales de l'abbaye aux dames, de Caen donc. Il semble donc que les moulins servissent, en partie, à écraser le raisin d'une ample viticulture locale. Ici, sur une carte postale des années 1910, le moulin situé près du pont de l'église Saint-Ouen.

 

1.2. Le vignoble lérysien dans le cartulaire de Bonport

Le cartulaire désigne l’ensemble des chartes possédées par les moines d’une abbaye afin de défendre leur droit à la propriété ou à des redevances. Le cartulaire de Bonport, abbaye construite à Pont-de-l’Arche à partir de 1190, a été minutieusement étudié et compilé par Jules Andrieux. Nous avons sélectionné les passages les plus instructifs en lien avec le vignoble que nous avons compilés dans un article accessible ici. Mais que retenir de tout cela ?

En 1198, Richard Cœur-de-Lion, confirma sa donation aux moines bonportois et, notamment : “totum closum de Lere cum suis pertinentiis, et omnes vineas et vina que habebamus in Valle-Rodolii.” Les moines étaient donc fieffés à Léry, notamment de vignes et vignobles proches du Vaudreuil. Mais cela ne leur suffit pas.  

De 1190 à 1296, les moines bonportois acquirent ‒ environ ‒ 14 parcelles de vignes à Léry, 7 rentes sur des vignes lérysiennes et 8 parcelles de vignes dans 8 autres lieux distincts les uns les autres. Notons qu’à sa fondation l’abbaye de Bonport acquit trois parcelles en France conformément au souhait de Philippe II, roi de France, cofondateur de cette abbaye avec Richard Cœur-de-Lion. Léry apparait donc comme le lieu du vignoble bonportois par excellence. Nous apprenons que le vignoble servait notamment à l’hospice devant accueillir les pauvres à l’abbaye de Bonport, d’où la précision, en 1248, de la vente par Guillaume le Duc d’une pièce de vigne “au gardien de l'hospice des pauvres”. Une autre vigne est dite “sacriste”. Elle était donc réputée servir au sacriste, celui qui prépare l’office religieux et donc le vin de messe. Cela semble suggérer que le reste du produit des vignes allait à la consommation des moines, voire à la vente. Il nous est malheureusement impossible d’apprécier la superficie des vignes, les actes ne donnant pas cette précision. Ils évoquent, simplement, des “pièces” de terre. Cependant, les surfaces devaient être considérables car elles semblent couvrir une large partie du territoire paroissial.  

 

 

L'abbaye de Bonport était enclose. Une porte en permettait le ravitaillement depuis la berge de Seine. On peut imaginer les tonneaux de vin arrivant ici en vue de sa consommation par les moines, notamment dans le réfectoire, et par les personnes accueillies dans l'hospice, situé presque au-dessus de la cave (clichés Armand Launay, avril 2011).
L'abbaye de Bonport était enclose. Une porte en permettait le ravitaillement depuis la berge de Seine. On peut imaginer les tonneaux de vin arrivant ici en vue de sa consommation par les moines, notamment dans le réfectoire, et par les personnes accueillies dans l'hospice, situé presque au-dessus de la cave (clichés Armand Launay, avril 2011).

L'abbaye de Bonport était enclose. Une porte en permettait le ravitaillement depuis la berge de Seine. On peut imaginer les tonneaux de vin arrivant ici en vue de sa consommation par les moines, notamment dans le réfectoire, et par les personnes accueillies dans l'hospice, situé presque au-dessus de la cave (clichés Armand Launay, avril 2011).

 

Où était situé le vignoble lérysien ?

Le terme de “Vignettes”, petites vignes, est aujourd’hui connu qui désigne la prison de Val-de-Reuil, construite sur des terres de Léry (cédées en 1972 à la naissante commune de Val-de-Reuil). Le plan cadastral de 1834 montre le terme de “Vignettes”. Il se trouve sur la rive droite de l’Eure, du côté de l’Offrand. C’est un diminutif suggérant que les vignes étaient moins nombreuses de ce côté-ci. Elles étaient cependant suffisamment notables pour servir de toponyme. Le diminutif permettait de les distinguer des autres vignes lérisiennes. Celles-ci sont localisables dans le plan cadastral où l’on trouve la mention de “rue des vignes Potou” vers le Torché, ancien hameau existant déjà dans les chartes du XIIIe siècle, c’est-à-dire vers l’actuel Val-de-Reuil. Potou sonne comme le surnom d’une personne, si ce n’est pas son réel nom de famille.   

Un nom d’espace nous intéresse : “Le Camp l’abbé” qui signifie, en dialecte local, le champ de l’abbaye. L’abbaye est celle de Bonport, à n’en pas douter. Le nom d’abbé pour désigner un lieu semble déjà utilisé en 1291 dans une charte de vente par Guillaume Langleis d’une pièce de vignes aux moines de Bonport.

Les chartes bonportoises mentionnent rarement les lieux des vignobles mais le nom des propriétaires. Cependant, des vignes sont situées expressément en 1280 près de “Albe vie” qui se traduit du latin des chartes par “Voie blanche”, espace bien connu des hauts de Léry et, dans le français courant, par Aubevoye que l’on retrouve à côté de Gaillon. Un autre lieu est cité en 1288 : “queminum domini regis”, c’est-à-dire le “quemin le roy”, soit le chemin royal : la voie principale. C’est la voie de Rouen à Mantes que l’on retrouve sur le plan cadastral. D’autres noms nous intéressent : le Mont Béjout, qui indique une hauteur ; et Esmaiart, Esmeart, Maiart, qui nous fait songer ‒ même très lointainement ‒ aux mystérieux noms de “Grand-Neuf-Mare” et “Petit-Neuf-Mare” sur les hauts de Léry, là où il n’y a pas de mares. D’autres noms encore sont explicites : la rive de l’Eure, la garenne, le “nemus domini regis” c’est-à-dire la forêt du roi…   

Il ressort de ce paragraphe que de nombreux vignobles se trouvaient partout autour de Léry, surtout sur les pentes douces entre la voie principale et la Voie blanche. Mais nous nous étonnons de la présence de vignobles sur la rive droite de l’Eure et la plaine inondable...   

 

1.3. Les vignobles de la rive droite de l’Eure, dans la plaine inondable ?

Un autre nom de lieu de Léry, noté sur plan cadastral, intéresse notre étude : “le chemin des vignes de Léry à Poses”. Existait-il d’autres vignobles de ce côté-ci ? C’est ce que semble exprimer ce nom ou le mot “vignes” sonne comme un synonyme, dans l’usage local, de vignobles. Ce n’est pas qu’un nom de voie, le plan cadastral montre que c’est le nom d’un espace. Cela signifie donc qu’un vignoble occupait ce lieu.

Mais le fond de la vallée était-il favorable à cette culture ? C’est étonnant car il est connu que la vigne ne supporte pas l’excès d’eau. Or le fond de la vallée est submersible en cas de crues décennales et, à fortiori, centennales. Un indice nous est encore fourni par la toponymie : les différents espaces nommés “Les sablons”. Le fond de la vallée est composé de dépôt d’alluvions sablonneux. Ils attirent d’ailleurs les cimentiers qui l’exploitent depuis les années 1970. Les plaies béantes de leurs carrières ont été mis en eau afin d’être reconvertis en base de loisirs nautique : celle de Léry-Poses.

Édouard Capron, vigneron dont nous exposons le travail plus bas dans cette étude, nous a confirmé que “Les sols sablonneux sont propices à la culture : Les vignobles avec un sol sableux ont presque toujours une maturité précoce. Ce qui n’est pas un maigre avantage chez nous. Ils permettent un bon drainage des sols et évitent certaines maladies qui ne peuvent se développer. De plus le sable se réchauffe vite sous les rayons du soleil et diffuse cette chaleur en dessous de la surface. Ils le sont un peu moins (à mon gout) sur l’aspect qualitatif mais c’est une autre histoire. Ce type de sol donnera des vins légers et peu colorés mais parfois avec une grande finesse. Si la pluviométrie est suffisante (ce qui je pense était le cas), ce type de sol peut produire de grands vins rouges et blancs.” Nous buvons ses paroles.

Il fallait donc prévoir des années sans récoltes, après les crues, voire un remplacement des vignes. Ce qui devait nécessiter d’en posséder du côté insubmersible de la rive. Autrement, il est possible d’imaginer que les vignes fussent plantées sur des motillons, c’est-à-dire des ilôts légèrement plus élevés que le reste du fond de la vallée. Nous pensons que le raisin du chemin des vignes et des vignettes devaient être pressés au moulin de l’Offrand. L’Eure devait servir à acheminer le vin vers ses propriétaires et ses clients. C’est ce expliquerait le don de Guillaume le Conquérant qui confia le vignoble de part et d’autre de l’Eure, à Léry, pour deux grandes abbayes caennaises. C’est peut-être ce qui expliquerait, en partie, l’impressionnante place de la viticulture à Léry.  

Mais la culture du vignoble était-elle propre à Léry ou était-elle pratiquée ailleurs dans la région ?

 

Détail du cadastre de Léry où se voient la partie de plaine nommée "Les Vignettes", actuellement occupée par la prison, et l'ancien moulin de l'Aufrand, sur la rive droite de l'Eure. Il dût servir à presser le raisin lors des vendanges estivales (crédit : Archives départementales de l'Eure).

Détail du cadastre de Léry où se voient la partie de plaine nommée "Les Vignettes", actuellement occupée par la prison, et l'ancien moulin de l'Aufrand, sur la rive droite de l'Eure. Il dût servir à presser le raisin lors des vendanges estivales (crédit : Archives départementales de l'Eure).

 

2. Un troisième et même un quatrième verre : le vignoble était-il répandu dans les coteaux de la région de Pont-de-l’Arche ?

Ayant repéré un “chemin des vignes” entre Léry et Poses, nous avons laissé notre regard se promener sur les plans cadastraux, les vues satellitaires et les cartes toponymiques. Des indices de la présence de la vigne durant l’Ancien Régime sont visibles dans de nombreux villages que nous énumérons par village ci-dessous. Nous ajoutons les sources écrites médiévales et renaissantes dont nous disposons.

 

Poses

Le plan cadastral de Poses de 1834, signé par Le Fébure et Longlet, section de l’église, montre un dénommé “clos des vignes” proche d’un espace baptisé “Les sablons”. Cet espace était donc plutôt sec. Le clos des vignes est limitrophe de la commune de Tournedos. Une forme carrée se voit assez aisément sur le plan qui nous permet, sûrement, de retracer ce “clos”, c’est-à-dire un espace enclos. Il est situé au nord de l’ancien moulin à vent, ce qui devait être pratique pour écraser le raisin. Il n’est pas très éloigné de l’église de Poses, à l’ouest du clos.

 

Détail du cadastre de Poses (Archives départementales de l'Eure) où l'on voit apparaitre le "clos des vignes" à côté des "Sablons" et non loin de l'église.

Détail du cadastre de Poses (Archives départementales de l'Eure) où l'on voit apparaitre le "clos des vignes" à côté des "Sablons" et non loin de l'église.

 

Tournedos-sur-Seine

“Un clos de la vigne”, comme à Poses ou presque, apparait sur le plan cadastral de Tournedos, signé en 1834 par Le Fébure et Gondevin, à l’ouest de Pampou. Il est situé près d’un espace nommé “Les Pérelles”, pré formé de petites pierres et donc plutôt sec.

 

 

Le clos de la vigne de Tournedos, sur la gauche, limitrophe de Portejoie, au-dessus de Pampou (détail du plan cadastral, archives départementales de l'Eure).

Le clos de la vigne de Tournedos, sur la gauche, limitrophe de Portejoie, au-dessus de Pampou (détail du plan cadastral, archives départementales de l'Eure).

Connelles

Situé dans le creux d’un vallon, sur les berges de la Seine, entre deux coteaux crayeux du plateau du Vexin, Connelles concentre des paysages variés. Le plan cadastral de 1834, signé par Le Fébure et Gondouin, désigne un espace sous le nom de “La vigne Madame”, au nord de la partie la plus orientale du village (le long de la route de Daubeuf). Cet espace est un peu élevé et tourné vers le sud. Un autre toponyme nous intéresse : “Les vignes Servant” situé plus au nord, bien exposé au soleil, à contremont de la route longeant la Seine entre Amfreville et Connelles. Ces toponymes démontrent que les vignes permettaient de localiser des espaces. Elles n’étaient donc pas omniprésentes mais suffisamment nombreuses pour qu’il faille les singulariser. Servant sonne comme un nom de famille et Madame comme un sobriquet ou la marque de respect, peut-être, pour une noble propriétaire.

 

Le plan cadastral de Connelles (Archives départementales de l'Eure) montre "La vigne Madame", presque au centre ici, et "Les Vignes Servant" tout en haut à droite.

Le plan cadastral de Connelles (Archives départementales de l'Eure) montre "La vigne Madame", presque au centre ici, et "Les Vignes Servant" tout en haut à droite.

Le Mesnil-d’Andé

Le plan topographique du Mesnil-d’Andé montre une “rue des vignes” dans la partie haute du hameau.  Le plan cadastral de 1823, signé par Hautier et Roger, mentionne “les grandes vignes” à contremont du hameau. Cela indique qu’elles étaient impressionnantes pour leurs contemporains. De même, cela indique l’existence d’autres vignes, moins nombreuses, par différence avec ces “grandes” vignes.  

 

Saint-Pierre-du-Vauvray

De nos jours, les côtes de Seine de Saint-Pierre et de Vironvay font penser aux régions viticoles, les vignes en moins. Léopold Delisle mentionna, page 427, la présence de vignes à Saint-Pierre-du-Vauvray en 1333. Jules Andrieux fait état, page 405, de la propriété des moines de Bonport en 1340 : “en la ville du Vauvray, en la viconte du Pont de l’Arche, un hostel, vignes, terres labourables, prés, rentes en deniers, corvées, oyseaulx et autres redevances.

 

Le Vaudreuil

Jules Andrieux fait état, comme nous l’avons vu plus haut, de la confirmation en 1198 des dons consentis par Richard Cœur-de-Lion aux moines de Bonport et, notamment : “totum closum de Lere cum suis pertinentiis, et omnes vineas et vina que habebamus in Valle Rodolii.” Le clos de Léry ne se confondait pas avec les vignobles et le vin du Vaudreuil mais y était suffisamment lié pour être traité avec. Les vignobles du Vaudreuil devaient donc se trouver dans la plaine du Val-de-Reuil actuel et le long du coteau de la forêt de Bord.

Jules Andrieux expose, page 290, un acte par lequel Raoul le Meteer vendit aux religieux de Bonport 9 deniers de rente à prendre sur sa vigne de Landemare (en décembre 1274) située à Notre-Dame-du-Vaudreuil (“Beate Marie de Valle Rodolii”).

Jules Andrieux, toujours, fait état, page 405, de la propriété des moines de Bonport en 1340 : “en la ville de Vaudreul et viconte du Pont de l’Arche, ung hostel nomme Landemare, et ung moulin, vignes, prés, terres labourables.” Pierre Brunet écrivit qu’autour du Vaudreuil le vignoble disparut dès le XVIIIe siècle.

Les hauteurs de Pont-de-l'Arche, sur la route de Tostes, se seraient bien prêtées au vignobles durant le Moyen Âge, mais nous ne pouvons pas le prouver (cliché Armand Launay, mai 2013).

Les hauteurs de Pont-de-l'Arche, sur la route de Tostes, se seraient bien prêtées au vignobles durant le Moyen Âge, mais nous ne pouvons pas le prouver (cliché Armand Launay, mai 2013).

 

Pont-de-l’Arche

Léopold Delisle écrivit (page 427) que “Dans le compte des vins du roi pour 1227, Pont-de-l’Arche figure pour 88 muids 11 setiers et demi. Ces 88 muids concernent la production de toute l’élection (circonscription administrative). En effet, si un muid équivalait à 274 litres comme au XIXe siècle, cela eût représenté 24 112 litres soient 241 hectolitres. C’est bien au-delà de la production d’une seule paroisse.  

Jules Andrieux reproduisit (page 165) une charte bonportoise, datée de mai 1247, par laquelle Guillaume Helluin de Limaie vendit à Jean Durand une pièce de terre à Pont-de-l'Arche : “et hoc presenti scripto confirmavi, Johanni Durant, de Ponte-Arche, unam peciam terre ad campos, cultibilem, sitam videlicet in parrochia Sancti Vigoris Pontis-Arche, inter terram Roberti Le Conteor, ex una parte, et vineam Gaufridi Estordi, ex altera…” Le terrain vendu se trouvait à côté de la vigne de Geffroy Estordi. On entend presque "estourdi", étourdi, ce qui ne serait pas étonnant si le vigneron consommait une partie de sa production.

Dans le même cartulaire, une charte de confirmation, datée de 1340, rappelait les nombreux droits bonportois sur les habitants de la ville, parmi lesquels (page 396) : “xxx soulz que doit Guy Benoit, pour la vigne Estourmy en la dicte parroisse, du don dudict maistre Guillaume…” Bien que les terres les plus sèches de la ville soient celles de la route de Tostes, en pente, nous ne pouvons pas situer le vignoble Estordi ou Estourmy ; nom de famille qui n’apparait plus, à notre connaissance, dans l’histoire plus récente de la ville. Ce nom est difficile à lire et traduire. Il n’a pas dû rester plus longtemps usité. Cela doit prouver que le vignoble de Pont-de-l’Arche a été abandonné avant la fin du Moyen Âge.

 

Tostes

Près de la mairie se dessinent les premières pentes du ravin de la vallée d’Incarville. Celles-ci se creusent en un vallon qui s’approfondit à mesure qu’il se rapproche de la vallée de l’Eure. Avant d’entrer dans la forêt de Bord, au creux de ce vallon, on aperçoit un bois, sur la droite, en direction de l’ancien moulin à vent : c’est le “bois des vignes”. Bien que nous n’ayons pas de preuve textuelle, il semble que les moines de Bonport soient à l’origine de ces vignes. En effet, ils étaient propriétaires d’une très grande partie de Tostes au point d’avoir érigé les hameaux de Tostes en paroisse en 1687. Ils possédaient le moulin à vent proche des vignes qui nous intéressent. Ils étaient représentés localement dans la ferme de Bonport, où se trouvait une grange aux dimes, à côté de l’église paroissiale Sainte-Anne, en haut du ravin de la vallée d’Incarville. Ce nom apparait sur le plan cadastral de 1834 signé par Le Fébure et Lefebvre.  

 

 

Le vignoble du Domaine Saint-Expédit, à Freneuse, lors de son premier hiver entre 2016 et 2017 (clichés d'Edouard Capron)..
Le vignoble du Domaine Saint-Expédit, à Freneuse, lors de son premier hiver entre 2016 et 2017 (clichés d'Edouard Capron)..

Le vignoble du Domaine Saint-Expédit, à Freneuse, lors de son premier hiver entre 2016 et 2017 (clichés d'Edouard Capron)..

 

Oissel et Freneuse

Léopold Delisle exposa (page 427) qu’“Au XIIIe et au XIVe siècle, le territoire d’Oissel renfermait des vignobles assez considérables”.

L’abbé Cochet cita ces deux communes faisant partie depuis 1790 de la Seine-Maritime : “On le voit, les bords de la Seine étaient riches en vignobles, et si nous remontons un moment le fleuve, nous verrons les vins d’Oissel et de Freneuse mentionnés dans les anciens tarifs des droits d’entrée de la ville de Rouen. Noël de la Morinière, qui a bu du vin d’Oissel en 1791, assure qu’il était encore potable (16). Mais celui de Freneuse était regardé comme le meilleur ; il est question de ce vin dans un ancien cahier de remontrances faites, vers la fin du dernier siècle, sur la liberté des foires de Rouen.”

 

Alizay

Une carte toponymique d’Alizay montre une “rue du clos des vignes”, située en contrebas du coteau. La lecture du plan cadastral de 1834, signé par Le Fébure et Drouet, montre un espace sobrement nommé “les vignes”. Il est situé derrière le château (qui accueille aujourd’hui la mairie) et, peut-être surtout, l’église ; tant le vignoble était précieux aux membres de clergé.

 

 

Igoville

Reportez-vous à la légende de la photographie ci-dessous.

Quant à Igoville, ses douces pentes vers le Pré-Cantuit et son ensoleillement en ferait un lieu de viticulture idéal. La mémoire locale rappelle qu'un espace était appelé "les vignes" près du chemin de Devise, à la limite avec Alizay. Il existe aussi, à Igoville, un lieu appelé “Grand clos” qui peut désigner bien des activités (clichés Armand Launay, avril 2014).
Quant à Igoville, ses douces pentes vers le Pré-Cantuit et son ensoleillement en ferait un lieu de viticulture idéal. La mémoire locale rappelle qu'un espace était appelé "les vignes" près du chemin de Devise, à la limite avec Alizay. Il existe aussi, à Igoville, un lieu appelé “Grand clos” qui peut désigner bien des activités (clichés Armand Launay, avril 2014).

Quant à Igoville, ses douces pentes vers le Pré-Cantuit et son ensoleillement en ferait un lieu de viticulture idéal. La mémoire locale rappelle qu'un espace était appelé "les vignes" près du chemin de Devise, à la limite avec Alizay. Il existe aussi, à Igoville, un lieu appelé “Grand clos” qui peut désigner bien des activités (clichés Armand Launay, avril 2014).

 

Pîtres

MM. Charpillon et Caresme citent, dans leur article sur cette commune, un " Roger de Beaumont donna, vers 1070, à la Madeleine de Rouen, entre autres biens la terre de Pistres, pour fournir le pain et le vin du Saint-Sacrifice de la Messe." 

 

Pont-Saint-Pierre

Il existe à Pont-Saint-Pierre une route dite de “la vigne” qui passe au-dessus de l’ancienne abbaye de Fontaine-Guérard. Le plan cadastral de 1836, signé par Le Fébure et Legrain, montre qu’un lieu-dit se nommait “La vigne”. On la voit dans Section A dite “du Cardonnet et de Fontaine-Guérard”, sur la 7e des 8 feuilles.

 

Amfreville-sous-les-Monts

Le vignoble a été largement cultivé dans cette commune jusque très récemment, au point que nous nous en servons pour bâtir une partie de notre troisième partie sur l’évolution du vignoble du XVIIe siècle au début du XXe siècle.

Précisions ici, néanmoins, que la présence du vignoble a été accrue à Amfreville grâce à la présence du prieuré des Deux-amants. Les moines deuxamantins cultivaient directement leur vignoble sur les pentes de la côte devant leur monastère et étaient propriétaires des grandes fermes de la paroisse, qui cultivaient aussi partiellement le vignoble. Le vignoble des Deux-amants, joli nom, est visible sur une gravure ancienne, que nous reproduisons à côté de ce paragraphe, et sur une carte postale des années 1910 où elle semble toujours s’épanouir.  

 

Voici la plus ancienne gravure, connue, du prieuré des Deux-amants. Elle date d'entre 1685 et 1722. On y voir nettement son vignoble cultivé en carrés sur les pentes hautes de la côte.

Voici la plus ancienne gravure, connue, du prieuré des Deux-amants. Elle date d'entre 1685 et 1722. On y voir nettement son vignoble cultivé en carrés sur les pentes hautes de la côte.

 

Pour conclure ce rapide inventaire que constitue cette deuxième partie : bien que de nombreux espaces plantés de vignes n’apparaissent pas sur les plans cadastraux, nous avons localisé de nombreux toponymes en rapport avec la viticulture. Le vignoble concernait au moins un village sur deux de la région de Pont-de-l’Arche. Sans surprise il s’agit des villages aux pentes bien exposées au soleil. Il s’agit aussi de villages situés au fond de la vallée, ce qui est plus surprenant.

 

3. Un dernier verre pour la route, hips ! Le vignoble local entre essor et déclin du XVIIIe siècle au XXe siècle.

3.1. Le déclin du vignoble normand hormis celui de l’Eure.

Les auteurs sur le vignoble normand lèvent tous leur verre à l’âge d’or du vin régional, qu’ils situent avant le “petit âge glaciaire”. Celui-ci dura de 1350 à 1855. L’abbé Cochet livre une information précieuse sur la date des vendanges : “Au XIIIe siècle, Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, faisant la visite de son diocèse, vint au prieuré de Saint-Aubin, près Gournay, le 9 septembre 1267 ; il y trouva treize religieuses, dont trois étaient pour l’heure aux vendanges (27). On voit ici à quel moment se faisait la récolte. En 1842, année très chaude, nous avons vu publier le ban de vendanges à Orléans, le 19 septembre seulement, tandis que, chez nous, il y a 600 ans, on le publiait dix jours plus tôt. Il s’ensuit de là, qu’au XIIIe siècle, sur les bords de l’Epte et de la Bresle, le raisin mûrissait plus vite qu’il ne mûrit au XIXe, sur les bords de la Loire.” Les variations du climat ne sont donc pas une vue de l’esprit.

Le petit âge glaciaire ne signifie cependant pas que la vigne disparut, loin de loin. Elle régressa pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les importations s’accrurent depuis des régions plus méridionales, aux vins plus fins, et ce à mesure que grandirent le royaume Plantagenêt puis le royaume de France. Puis, le climat rendit plus couteux l’entretien de la vigne et en fit baisser la quantité et la qualité. C’est ce qui explique la raréfaction de la viticulture d’ouest en Est : exit la vigne de l’Avranchin (Manche) à la fin du Moyen Âge, puis celle du Perche (Orne) au XVIe siècle, celle d’Argences (Calvados) au XVIIe siècle et, enfin, celle de Rouen (Seine-Maritime) au XVIIe siècle. Qui plus est, une source concurrente de sucre fut de plus en plus privilégiée : la pomme avec laquelle on fait le cidre et le Calvados.

Pour l’heure, au XVIIe siècle, le vignoble de l’Eure se maintenait. Il se développa même un temps durant.

 

 

Le vignoble de la région de Pont-de-l'Arche se développa encore à la fin de l'Ancien régime et perdura jusqu'au début du XXe siècle, bien qu'ayant été supplanté par les pommeraies. Ici une carte postale des années 1910 montre le vignoble des Deux-amants au premier plan d'une belle perspective sur la vallée.

Le vignoble de la région de Pont-de-l'Arche se développa encore à la fin de l'Ancien régime et perdura jusqu'au début du XXe siècle, bien qu'ayant été supplanté par les pommeraies. Ici une carte postale des années 1910 montre le vignoble des Deux-amants au premier plan d'une belle perspective sur la vallée.

 

3.2. Le vignoble eurois : vignoble en progression aux XVIIe et XVIIe  siècles.

Pierre Brunet nota (page 188) qu’un arrêt du Parlement de Paris du 14 aout 1577 eut un effet positif sur la production euroise des vallées de l’Eure et de l’Iton, de la rive gauche de la Seine entre Vernon et Gaillon et la vallée inférieure de l’Epte. Cet arrêt interdit “aux marchands de vin de la ville de Paris d’acheter leur vin en deçà d’une ligne passant par Chartres, Mantes, Meulan, Clermont-en-Beauvaisie, Senlis, Meaux, Moret et Pithiviers.” Elle s’appelait “la règle des 20 lieues” et avait pour finalité de faire vivre les cabarets qui, seuls, pouvaient s’approvisionner sur place. Pierre Brunet écrit (page 189) que cet arrêt a renforcé la commande de vins en Normandie, le long des voies navigables. Il fait état de “mentions de “grands vignobles” dans les textes du début du XVIIe pour les élections (circonscriptions administratives) des Andelys et de Pont-de-l’Arche. “La descente partielle des vignes vers les plus basses pentes et la substitution des rouges médiocres aux blancs plus vins découlent de cette opportunité.” Ce vignoble normand alors en vogue concerna largement celui de Longueville, entre Vernon et Gaillon. Celui-ci était tellement réputé qu’on le disait “vin français”. Cependant un édit de 1776 sur la libre circulation des vins annula ces restrictions et accentua le recul déjà amorcé du vignoble local.

 

3.3. Le déclin du vignoble eurois au XIXe et XXe siècles.

Dans une monographie sur Amfreville-sous-les-monts, André Pilet consacra un chapitre intitulé : “La vigne dans notre commune”, de la page 49 à 52.

Il observa que la plus ancienne gravure connue du prieuré des Deux-amants présentait un vignoble. L’original de cette gravure date d’entre 1685 et 1722. On y voit de larges espaces pentus consacrés au vignoble sur la partie haute de la côte des Deux-amants. En ce temps, on n’utilisait pas de tuteurs qui créent les alignements si caractéristiques, aujourd’hui, des vignobles. On voit néanmoins se dessiner des carrés de culture, assurément pour le passage des charrettes ; les vendangeurs devant se faufiler à travers les plants pour récolter le maximum de fruits.

André Pilet consulta et commenta un document daté de 1760 et intitulé "rôle des vingtièmes, paroisse d'Amfreville sur les monts". Les vingtièmes étaient un impôt foncier sur les cultures. Sur les 18 personnes citées, 12 déclarèrent des vignes. Selon l’auteur les vignobles totalisaient un hectare, soit 10 000 m². C’est impressionnant pour nous aujourd’hui. C’était déjà en baisse, écrit l’auteur, pour nos ancêtres qui avaient subi de durs hivers. André Pilet donne ensuite des statistiques départementales : en l’An IX, 34 238 hectolitres de vin furent produits contre 18 530 hectolitres en 1837. La production de cidre était alors de 879 000 hectolitres, 47 fois plus que le vin. Le phylloxéra toucha aussi le vignoble eurois. D’autres informations éclairent les causes du déclin du vignoble : “En 1898, il y avait dans l'Eure, 24 pépiniéristes produisant de la vigne.” En 1913 il en restait 4. L’abandon de la recherche et de la sélection des variétés de vignes les plus résistantes, productives et, en un mot, adaptées à notre région a sonné le glas de la production. Malgré cela, en 1916, une production locale est toujours déclarée aux autorités : “10 hectolitres de vin à Daubeuf-Vatteville, 8 à Pressagny l'Orgueilleux. Fleury sur Andelle déclare 2,5 hectolitres en bouteilles (...). Par contre 140 hectolitres de cidre sont mentionnés. Amfreville-sous-les-Monts déclare 6 hectolitres de vin récolté, et donc pas encore bu, ainsi que 189 hectolitres de cidre.”

Le vignoble n’a donc pas disparu d’un coup. Son maintien ou son abandon a fait l’objet de choix délibérés de la part des cultivateurs qui étudiaient sa rentabilité parmi d’autres productions. Il a aussi, semble-t-il, été préféré un temps durant aux boissons nouvelles. C’est ce que nota Charles de Beaurepaire, dans L’état des campagnes normandes. À la page 90, il écrivit qu’il existait dans les trois siècles précédant la Révolution une boisson dominante et quasi-exclusive selon les pays de Normandie : cervoise, vin ou cidre… Dans le bocage et ses vergers le cidre dominait. À Eu et Aumale, comme la Picardie et le Nord, les habitants restaient fidèles à la cervoise de nos ancêtres. Aux Andelys, Louviers, Vernon, Pont-de-l’Arche, Breteuil et Évreux, la consommation de vin résistait. C’est cette habitude qui a dû maintenir quelques décennies encore la production locale à des fins de consommation directe. À Rouen, la cervoise dominait mais en laissant une large place aux deux autres boissons.  

 

Conclusion

La vigne n’a pas été qu’une simple plante présente le long des murs des vieilles demeures. On peut raisonnablement parler de vignobles de la région de Pont-de-l’Arche.

Le vignoble a concerné durant le Moyen Âge et l’Ancien Régime au moins une paroisse sur deux. Le vin servait beaucoup à l’exercice du culte religieux. On peut citer l’ancienne abbaye de Bonport et sa domination sur le vignoble de Léry. Citons aussi le prieuré des Deux-amants et son vignoble d’Amfreville.

Un temps durant, le vin de notre région a alimenté Paris malgré le durcissement du climat. Ce fut le temps des vignobles dans les basses pentes et le fond sablonneux de la vallée, plantée de cépages blancs. Puis, les vignerons locaux ont choisi de se reconvertir, décennie après décennie, vers de plus lucratives activités : les arbres fruitiers, au premier rang desquels la pomme à cidre. Les importations se sont aussi accrues, rendant accessible le vin des régions du sud, puis de l’étranger. Il faut donc imaginer que durant l’Ancien régime notre contrée ne se présentait pas encore sous l’image d’Épinal d’une Normandie uniquement faite de pommeraies mais aussi de vignobles.  

 

 

À quand le digestif ?

La vigne a toujours vécu en Normandie mais la viticulture renait depuis trois décennies. Le climat semble changer et devenir plus propice à une production plus large et meilleure. Ainsi, la viticulture renait. Citons Gérard Samson et les Arpents du soleil à Saint-Pierre-sur-Dives, près de Lisieux, Ludovic Messiers au Havre et à Étretat, Camille Ravinet à Giverny, un collectif de micro-producteurs à Gaillon... Surtout, en ce qui concerne les coteaux qui nous intéressent, citons l’initiative à Freneuse d’Édouard Capron qui a planté 3000 pieds de vigne en mars 2016 et qui espère faire gouter au public le fruit de ses efforts en juillet 2019. Il a nommé son vignoble : domaine Saint-Expédit, du nom d’un des saints de la paroisse. Cela rappelle l’importance des moines dans la viticulture. Cela évoque aussi la difficulté de l’initiative puisque Saint-Expédit est le saint des causes désespérées. Un site Internet existe pour en savoir plus : http://domaine-saint-expedit.fr

 

À vot’ santé !

 

Page d'accueil du site Internet du Domaine Saint-Expédit, d'Edouard Capron, qui fait revivre le vignoble local.

Page d'accueil du site Internet du Domaine Saint-Expédit, d'Edouard Capron, qui fait revivre le vignoble local.

 

Sources

- Archives départementales de l’Eure, les : les plans cadastraux et les cartes postales en ligne sur www.archives.eure.fr ;

- Beaurepaire, Charles de, Notes et documents concernant l'état des campagnes de la Haute Normandie dans les derniers temps du Moyen âge, 1865, 790 pages. Consultable sur Google livres ;

- Brunet, Pierre, “Un vignoble défunt : la Normandie”, in Collectif, Des vignobles et des vins à travers le monde : hommage à Alain Huetz de Lemps, voir les pages 183 à 191, presses universitaires de Bordeaux, 1996 ; Disponible, par passages, dans Google livres ;

- Cochet, Jean-Benoît-Désiré, abbé, Culture de la vigne en Normandie, 1844, accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Lisieux : http://www.bmlisieux.com/normandie/cochet01.htm ;

- Charpillon, Louis-Étienne, Caresme, Anatole, Dictionnaire historique de toutes les communes du département de l’Eure, 1868, 960 pages, tome II, voir les pages 398-399 reproduites sur notre blog ici ;

- Delisle, Léopold, Études sur la condition de la classe agricole et l'état de l'agriculture en Normandie au moyen-âge, in Société libre d'agriculture, sciences, arts et belles-lettres de l'Eure, 1903. Accessible sur Gallica ;

- Pilet, André, Terre des Deux-Amants. Amfreville-sous-les-monts : son histoire, des silex taillés à l’ordinateur, éditions Bertout, Luneray, 1996, 179 pages.  ;

- Ridel, Laurent, “Une culture oubliée : les vignobles de Normandie”,

http://www.histoire-normandie.fr/une-culture-oubliee-les-vignobles-de-normandie

- Viel, Jean-Claude, “On buvait sec dans les monastères”, sur le site Vins de Normandie : histoire et actualités.

 

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

http://pontdelarche.over-blog.com

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7 juin 2019 5 07 /06 /juin /2019 16:21
Le blason de Léry présente une serpe rappelant le travail agricole de nos ancêtres, notamment les vendanges du vignoble lérysien (source : Wikipédia).

Le blason de Léry présente une serpe rappelant le travail agricole de nos ancêtres, notamment les vendanges du vignoble lérysien (source : Wikipédia).

 

Cartulaire de l'abbaye royale de Notre-Dame de Bon-Port de l'Ordre des Citeaux au diocèse d'Evreux / recueilli et publié par Jules Andrieux en 1862. Le document est accessible sur Gallica, la partie numérique de la Bibliothèque nationale de France :  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1119197

Cet article sert d'annexe à une étude sur le vignoble de la région de Pont-de-l'Arche à lire ici

Extraits (certains noms de lieu ont été mis en gras par nos soins) :

 

Page 4 : Le chapitre de l'église de Saint-Martin de Montmorency vendit aux religieux de Bonport deux pièces de vignes (1190, à Montmorency.)

 

Page 12 :

Robert, comte de Meulent, donna aux religieux de Bonport quatre arpents de vignes pris entre Vaux et la Seine, avec usage du pressoir (1192, à Meulent).

 

Page 52 :

Henri, abbé de Saint-Denis, et ses religieux consentirent que l'abbaye de Bonport tienne d'eux, moyennant 6 sous et 2 deniers de cens, trois arpents et demi de vignes qu'elle possède dans leurs censives de Deuil (1218, mars).

 

Page 58 :

Maheude, veuve Renoud du Montier, reconnut avoir donné aux religieux de Bonport la cinquième partie de ses vignes sur le territoire de Louviers (mai 1222) : “quintam partem suarum vinearum quas habebat in territorio de Levreriis.”

 

Page 106 : Eustache de Dreux vendit à Jourdain du Mesnil, chevalier, une pièce de vignes sise à Ménilles (décembre 1235). Cette charte se trouvant dans le cartulaire de Bonport, nous en déduisons que cette pièce de terre dut revenir plus tard aux moines bonportois.

 

Page 117 :

Nicolas le Waleis vendit aux religieux de Bonport une pièce de vignes, à Léry (1238, février) : “Sciant presentes et futuri quod ego Nicholaus Le Waleis, de assensu et voluntate Thecie, uxoris mee, vendidi et omnino quitavi monachis BoniPortus, pro quatuor libris et quatuordecim solidis turonensium, quas ipsi mihi pagaverunt, quandam pechiam vinee, sitam in parrochia de Lereio, de feodo dictorum monachorum , inter vineam Petri Crassi, ex una parte, et vineam Gaufridi dicti Caponis, ex altera… Et poterunt dicti monachi de predicta vinea facere voluntatem suam tanquam de suo proprio tenemento , salvis viginti et quinque solidis turonensium et duabus gallinis supradictis, quos dicti monachi reddent annuatim predictis Willelmo, Auvreio, et Petro et eorum heredibus ad terminos consuetos. Et si contigerit quod uxor mea supervixerit me et debuerit habere dotem in dicta vinea, assigno ei post decessum meum dimi-diam acram terre, sitam juxta pontem de Lereio, pro excambio dotis dicte vinee.”

 

Page 118 :

Etienne Havart confirma la vente faite aux religieux de Bonport par Jean, fils de Lucas, d'une pièce de vignes, à Léry (avril 1239) : “de quadam petia plante vinee, que sita est inter plantam vine[e] dictorum monachorum et haiam de Leire”.

 

Page 170 :

Erard Mustel vendit aux religieux de Bonport une pièce de terre en la garenne de Léry (1247) : 

"quandam petiam terre, sitam in warana de Leire, juxta terram Thome Bertin, ex una parte, et terram Guillelmi Boterel, ex altera, juxta viam de Laquesnee..." 

Puis il est question de vignobles : "Et in contraplegium tradidi eisdem religiosis quandam peciam vinee, sitam juxta vineam Bogeri Bollie, ex una parte, et vineam Gaufridi, filii Poulein, ex altera...'  

  

Page 172 :

Guillaume le Duc vendit au gardien de l'hospice des pauvres de Bonport une pièce de vignes à Léry (juillet 1248) : “quamdam peciam vinee sitam inter vineam Galteri d'Arsel, ex una parte, et vineam Guillelmi Le Napier, ex altera ; tenendam et habendam libere et quiete in perpetuum dicto hospicio, cum omni jure et dominio quod habebam et habere poteram in eadem…”

 

Page 173 :

Guillaume Napier et Roche, sa femme, vendirent aux religieux de Bonport une pièce de vignes, sise au Mont Béjout (septembre 1248). Il est fait référence à la pièce de terre précédente ce qui localise le Mont Béjout à Léry aussi.

 

Page 180 :

Guillaume Fordin vendit aux religieux de Bonport 8 sous « deniers de rente sur une pièce de vignes à Léry (28 octobre 1249) : “pro quadam pecia vinee, sita in territorio de Esmaiart.”

 

Page 198 :

Guillaume Petit et Osane, sa femme, vendirent aux religieux de Bonport 2 sous de rente sur une vigne appelée les Carriaux, à Léry (avril 1252) : “super quamdam vineam que vocatur Les Carriaus, sitam in parrochia de Leri, in feodo dictorum religiosorum, inter terram Gilleberti Florie, ex una parte, et terram Ansquetilli dicti Marchaant, ex altera…”

 

Page 221 :

Guillaume de Boos vendit à Robert de Bardouville une pièce de vignes à Léry (janvier 1257) : “inter vineam Bogeri Ool, ex una parte, et vineam Baudrici dicti Archidiaconi…” Cette charte se trouvant dans le cartulaire de Bonport, nous en déduisons que cette pièce de terre dut revenir plus tard aux moines bonportois.

 

Page 245 :

Gilbert Florie vendit aux religieux de Bonport 6 sous de rente sur une pièce de vignes (1259) : “sitos super quandam pechiam vinee, videlicet, inter vineam Bogeri Bollie, ex una parte et vineam Johannis Boterel, ex altera, aboutantem ad Campos-Marius in uno capite, et ad vineam Nicholai Papei…”

 

Page 252 :

Robert, fils de Richard, vendit aux religieux de Bonport 20 sous de rente, à Léry, sur deux vignobles (mars 1260) :  "viginti solidos annui redditus, sitos in dicta parrochia de Leri, super unam vineam, sitam inter vineam Ameline La Bourgoise, ex una parte, et vineam Nicholai Godart, ex altera, sicut se proportat longitudine et latitudine a vico nemoris, per ante, usque ad vineam Gaufridi dicti Capon, per retro..."

 

Page 255 :

Robert le Sueur, de Léry, vendit aux religieux de Bonport 4 sous 6 deniers de rente à prendre sur "la vigne Basquet" (mars 1260). 

 

Page 266

Simon du Moutier vendit à maitre Hylaire 13 sous de rente à Léry à prendre sur une vigne (février 1265) : "que vinea sita est juxta vineam Nicholai Heudebert, abotans ad nemus domini regis et ad keminum de Locoveris..." Cette charte se trouvant dans le cartulaire de Bonport, nous en déduisons que cette pièce de terre dut revenir plus tard aux moines bonportois.

 

Page 321 :

Gilles Gobelin vendit aux religieux de Bonport une pièce de vignes à Léry (12 novembre 1280) : “inter vineam que vocatur vinea Sacriste, ex una parte, et vineam Johannis Gobelin, ex altera, et aboutat ad queminum Albe-Vie, ex uno capite, et ad vineam Johannis Le Petit…”

 

Page 327 :

Guillaume le Mansel vendit aux religieux de Bonport une pièce de vignes à Léry (1282) : "in parrochia de Lereio, sitam... maiart juxta vineas predictorum religiosorum, ex uno latere, et vineam... heredum Le Mansel, ex altero : tenendam et possidendam dictam vineam sicut se proportat in longum et latum dictis religiosis..."

 

Page 337 :

- Mathieu de la Warenne vendit aux religieux de Bonport une vigne à Léry (février 1284) : “pechiam vinee sitam in parrochia supradicta, in Esmeart, inter vineas dictorum religiosorum, ex uno latere, et masagium domini Johannis Venatoris, ex altero, et aboutat ad vineam Nicholai Mansol.”

- Mathieu de la Warenne vendit, de plus, une rente annuelle de 18 deniers aux religieux de Bonport à prendre sur la vigne Julien sur la rive de l'Eure : "Item vendidi eisdem decem et octo denarios annui redditus, quos percipiebam, annis singulis, ad festum Sancti Michaelis, super vineam Juliane desuper rippam..." 

 

Page 347 :

Richard le Couturier prit en fief de maitre Hylaire, ancien curé de Léry, une pièce de vignes contre 7 sous tournois de rente annuelle (15 février 1288) : “unam petiam vinee quam idem magister Hylarius habebat apud Ler[iacum], videlicet inter vineam monachorum Boni-Portus, ex una parte, et vineam Thome Germani ex alia, et aboutat ad queminum domini régis.” Cette charte se trouvant dans le cartulaire de Bonport, nous en déduisons que cette pièce de terre, ou sa rente, dut revenir plus tard aux moines bonportois.

 

Page 353 :

Guillaume Langleis et sa femme vendirent aux religieux de Bonport une pièce de vignes à Léry (1291) : “chest assavoir une pieche de vigne assise jouste le dit abbé et le couvent, d'une part, et Roullant de Leri, d'autre, et aboute au quemin le roy des deux bouts.”

 

Page 360 :

Nicolas Boterel et sa femme vendirent à l'abbaye de Bonport une pièce de vignes à Léry (1296) : “une pieche de vigne assise en la dite parroisse jouxte la vigne as diz religieus, d'une part, et la Jehanne Le Camus d'autre, et aboute à l’eritage Nichole Papeil, d'un bout, et au Pierres Lengleis et Johan Gobelin…”

 

Page 392 :

“Jean, duc de Normandie, décide que les religieux de Bonport, moyennant le payement de 400 livres tournois, jouiront à l'avenir paisiblement de leurs possessions, rentes et héritages situés dans les fiefs, juridiction et seigneurie du roi, sans qu'on puisse les obliger à les vendre ou à en payer finance (juin 1340, à Paris.)”

 

S’en suit une longue liste de droits… jusqu’au passage ci-dessous qui nous intéresse concernant Pont-de-l’Arche :

 

Page 396 :

“item, une masure en la parroisse du Pont de l’Arche, en la rue Saint Jehan, de la vente Johan Muset dit de Villaines, mise a vii soulz ii deniers de rente ; item, xxx soulz que doit Guy Benoit, pour la vigne Estourmy en la dicte parroisse, du don dudict maistre Guillaume…”

 

Page 405 :

“Item, en la ville du Vauvray, en la viconte du Pont de l’Arche, un hostel, vignes, terres labourables, près, rentes en deniers, corvées, oyseaulx et autres redevances.

Item, en la ville de Vaudreul et viconte du Pont de l’Arche, ung hostel nomme Landemare, et ung moulin, vignes, prés, terres labourables.”

 

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

http://pontdelarche.over-blog.com

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8 juin 2014 7 08 /06 /juin /2014 10:57
Sainte-Anne de Tostes vue depuis le côté sud (cliché Armand Launay, avril 2014).

Sainte-Anne de Tostes vue depuis le côté sud (cliché Armand Launay, avril 2014).

Parmi mes coups de cœurs, il y a Tostes depuis toujours et son église depuis peu. Voici le compte rendu d’une visite de courtoisie rendue en février 2012 à l’église Sainte-Anne avec mon ami Michel Lepont.


Informations diverses

Adresse postale : 6-8, rue de l’église, 27340 TOSTES
Propriétaire : commune de Tostes (code INSEE : 27648) depuis 1905.
Affectataire : église catholique, évêché d’Évreux, paroisse Notre-Dame des bois, pays de Louviers.
Protection : recensée en 1986 par les Monuments historiques. Ni inscrite, ni classée. Référence Mérimée : IA00018022.


Sainte Anne, patronne de Tostes

Auguste Le Prévost, dans son Dictionnaire des anciens noms de lieux du département de l'Eure, cite une charte d'Henri II, datée de 1174, qui mentionne sainte Anne comme patronne de Tostes. Celle-ci était célébrée le 26 juillet. Le lieudit dépendait du chapitre de Chartres.  

Selon Étienne Deville, en 1255 le pape Alexandre IV autorisa les moines de Bonport à construire, pour leur usage, un autel dans leur grange de Tostes. Ce fait relate l’importance des moines de Bonport qui ont possédé de très nombreuses terres à Tostes mais ne nous permet pas de faire le lien avec l’église actuelle. 

Cependant, nous savons qu'un clos de Bonport existait à Tostes dans un espace qui correspond à une exploitation agricole actuelle, en face de l'église, à proximité de l'église. Une grange se trouve toujours en ce lieu, du moins à proximité. L'hypothèse que nous formulons est que l'autel en question dans le charte de 1255 est l'ancêtre de l'église qui nous intéresse ici.  

Au XIVe siècle, une chapelle est construite dans le village (notice Mérimée), peut-être à l’emplacement de l’église aujourd’hui.

Auguste Le Prévost nous informe que (page 286) "depuis 1680, l’abbaye de Bonport avait fait élever une chapelle à Tostes."  Nous pouvons affirmer qu'il s'agit-là de l'édifice qui nous intéresse. En effet, l'auteur donne information pour immortaliser le fait que Louis Colbert - abbé de Bonport et surtout fils du célèbre homme d’État - voulut ériger les hameaux de Tostes en paroisse :

« En 1687, les moines de Bonport exposèrent à l’évêque d’Évreux qu’ils possédaient mille acres de terre, tant de labour que de bois, situées dans la forêt du Pont-de-l’Arche, autrement dite la forêt de Bord ; qu’au milieu de ces terres s’élevaient cinq villages : Tostes, Blasquemesnil, la Corbillière, la Cramponnière et Treize-livres, et que ces cinq villages comprenaient environ trois cents habitants : que depuis 1680, l’abbaye de Bonport avait fait élever une chapelle à Tostes, et qu’il était urgent de transformer cette chapelle en paroisse. La paroisse ne fut érigée que le 14 janvier 1687 à la demande de Louis Colbert, abbé de Bonport, par décret de l’évêque d’Évreux. »

L'abbé de Bonport voulait ainsi prendre la main sur la dime due à l'église. Pour cela, il arracha à la très ancienne paroisse Notre-Dame de Montaure ses fiefs déjà détenus par l'abbaye de Bonport.

Si l'église Sainte-Anne de Tostes bénéficia d'aménagements attestés par des millésimes observables : 1722 sous le clocher, 1728 sur la baie près de la porte et 1748 sur un lambris du chœur ; nous pouvons nous demander si l'architecture actuelle reflète bien la date de 1680 où la chapelle est sensée avoir été élevée ?
 

Architecture
Avec le monument aux Morts, l’église de Tostes forme un pittoresque tableau avec son muret en pierre de taille et moellon maçonnés ainsi que de précieux éléments végétaux. L’église Sainte-Anne est le bâtiment public le plus remarquable du centre-village et le seul visitable à l’occasion de concerts et de messes.


Gros-œuvre
Tournée vers l’Est, l’église Sainte-Anne est constituée d’un seul vaisseau de plan allongé réalisé avec, en chinage, des pierres de calcaire de dimension moyenne et, en remplissage, un appareillage – rustique et élégant – de petits moellons calcaires et de silex sombre. Sur le mur gouttereau nord, c'est-à-dire visible depuis la rue, ceux-ci sont alternés à raison d’une ligne de moellons toutes les 2 à 4 lignes de silex. Le mur sud est rempli de moellons de silex noir. Le haut du pignon est et l’escalier à vis (dans l’œuvre) sont réalisés en pans de bois et en torchis. Le chœur est constitué d’un bâtiment deux fois plus réduit que la nef et composé des mêmes matériaux, les moellons calcaires exceptés.

Nous avons bien affaire à un savoir-faire de la moitié du XVIIe siècle. Les petits blocs de silex noir sont sûrement un réemploi de l'édifice antérieur.  

 

Ouvertures
La nef est percée de deux paires de baies en vis-à-vis et au chambranle réalisé en pierre de taille. Les baies les plus proches du chœur sont géminées (jumelées) et surmontées d’un œil-de-bœuf percé de trois cercles. Les baies les plus proches du clocher sont voutées en berceau. La baie côté nord porte le millésime "1728". Ces ouvertures sont élégantes et rattachent, modestement mais efficacement, la rurale église Sainte-Anne à l'esthétique gothique. La porte est couverte d’un arc en plein cintre. Le pignon est est ajouré de deux œils-de-bœuf ; le pignon ouest en possède un.

 

2Détail de la baie côté nord.


Couverture
La nef est protégée par un toit à longs pans avec un pignon couvert. Il est surmonté d’un clocher à flèche de charpente polygonale portant une girouette. A part le clocher, couvert d’ardoises, le toit est couvert de tuiles plates de pays.


Charpente et décor intérieur
La charpente de la nef est masquée par un berceau lambrissé en coque de navire renversé. Toutefois, les trois entraits sont apparents dont un soutient un balcon situé sous le clocher. Le sol est couvert d’un beau pavé orné de décors floraux dans le chœur et d’un pavé plus rustique dans la nef. La voute du chœur est recouverte de lambris portant le millésime de « 1748 ».  

Mobilier
Malgré de modestes dimensions, Sainte-Anne de Tostes recueille un mobilier riche et varié.

Les retables classés
Deux sculptures sur bois ont été classées par les Monuments historiques au titre d’objets le 10 juin 1907. Il s’agit des retables des deux autels latéraux qui encadrent des toiles. Chacun présente de fines sculptures dessinant un fronton brisé avec une sorte de cartouche en son centre. Des motifs floraux décorent les parties latérales où l’on attendrait des colonnes. Ils s’inscrivent pleinement dans l’art baroque du XVIIe siècle. Le retable nord propose une peinture sur toile représentant le Paralytique ou Jésus guérissant les malades (références Mérimée AP58N00162 et AP58N00263). Le retable sud est enrichi d’une peinture sur toile représentant la Résurrection de Lazare (références Mérimée AP58N00161 et AP58N00262).

3

Le retable côté nord, "le Paralytique ou Jésus guérissant les malades",

classé Monument historique en 1907.


4 Le retable côté sud, la "Résurrection de Lazare",

classé Monument historique en 1907 également.

 

Le retable central et son tabernacle
L’élégant retable central est de style baroque. En son centre se trouve une toile millésimée 1657 illustrant la présentation de la Vierge Marie, au Temple, par ses parents Joachim et sainte Anne. De part et d’autre du corps central se trouvent deux colonnes à chapiteaux corinthiens surmontés d’un arc en plein cintre. Au-dessus de celui-ci, on peu voir un symbole de la trinité portant la date de 7551. Le tabernacle, tout aussi baroque avec ses colonnettes torses, possède des niches où se trouvent les statuettes de sainte Anne, du Christ au globe et de saint Joseph.  

 5                                         Le retable central, de style baroque, porte une toile millésimée 1657

illustrant la présentation de la Vierge Marie, au Temple,

par ses parents Joachim et sainte Anne.



Statuaire : les oeuvres les plus anciennes
Les plus anciennes statues datent du XVe siècle. Il s’agit d’une Vierge à l’Enfant naïve, près du retable sud, d’une Sainte-Anne et d’un Saint-Eloi, près du retable nord. Ces statues présentent encore une belle polychromie. Représentant sainte Anne, une statue en bois servant aux processions est rangée contre le retable nord. 

 

Statuaire : les vestiges de la poutre de gloire

Avec le crucifix du mur sud, deux statues forment un ensemble en bois de la Renaissance, malheureusement en mauvais état, qui devait constituer la poutre de gloire. Le Christ crucifié, entouré de la Vierge et de saint Jean l'Evangéliste, formaient ce groupe traditionnellement situé sur une poutre surmontant la nef, à l'entrée du choeur. Les poutres de gloire, à l'origine du jubé (tribune et clôture séparant la nef du choeur), furent le plus souvent démontées après le concile de Trente et au XIXe siècle dans un souci d'ouvrir le choeur aux fidèles.  

 

Statuaire : l'original saint Onuphre

Après Sainte-Anne, les fidèles tostais adressaient leur dévotion à saint Onuphre. Une statue (XIXe siècle) à l'effigie de ce patron des tisserands orne le bas-côté sud. Saint guérisseur des rhumatismes et des problèmes d’articulation, il faisait l’objet d’un pèlerinage le 12 juin et ce jusque dans les années 1930 (Max Masson). Nous nous arrêtons un peu sur ce saint tant il est rare. Saint Onuphre est le patron des tisserands car il n'est revêtu que sa chevelure et de longs poils. Amusant clin-d'oeil. Un oratoire accolé au chevet de l’église lui était dédié qui a disparu ces dernières décennies. Selon Georges Dumézil, ce saint est aussi le patron des raves, semées vers le jour de sa fête. Autrement, on peut se demander s'il n'y a pas un lien entre les moines de Bonport et la présence de ce saint à Tostes. Saint Onuphre était un saint de l'extrême : il vivait en ermite dans le désert de la région de Thèbes, en Egypte, au IVe siècle. La légende dit qu'il vivait de l'eau d'une fontaine et de l'ombre d'un palmier. Un moine cistercien, les cisterciens étant réputés chercher le "désert" (le vide d'hommes), aura peut-être ironisé sur le côté très reculé de Tostes au Moyen-Âge, blotti au coeur de la forêt. Ceci d'autant plus qu'il semble que la ferme connexe, ancienne propriété de Bonport, a semble-t-il été bâtie à côté d'une source. Enfin, il nous plait de souligner que "Onuphre" provient de l'égyptien "Ounennefer", un qualificatif - signifiant "éternellement bon" - qui était attribué à Osiris, dieu de l'agriculture et de la mort. La mythologie dit de ce dieu agricole qu'il fut ressuscité par Isis. Après tout, le Nil ne ressuscitait-il pas les récoltes après chacune de ses crues annuelles ? Onuphre incarne donc plutôt bien le cycle végétal. Saint Onuphre fut introduit en Occident après les croisades. Dans l'église de Tostes, on retrouve aussi ce saint dans un vitrail décrit plus bas. 

 

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Saint-Onuphre                                   Sainte-Anne                                                                        


Fonts baptismaux
Octogonaux, les fonts baptismaux ont été taillés dans de la pierre calcaire locale. Sobres et élégants, ils semblent dater du XVIIe siècle et sont encore munis de leur cuve en plomb.  


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Vitraux
Les vitraux se trouvent dans le chœur. Du XIXe siècle, vraisemblablement, ils représentent Sainte-Anne (côté sud) et Saint-Onuphre, genou droit à terre, devant une bible ouverte sur le sol. Il est reconnaissable à la lettre O dans son auréole et la branche de palmier qui lui apporte une ombre. 

Cloche
La cloche a été réalisée par la fonderie Mahuet, à Dreux. Pesant 200 kg, elle porte cette inscription : « L'an 1863, Mgr Devoucoux étant évêque d'Evreux, j'ai été fondue par la générosité de M. Janvier de la Motte, préfet de l'Eure, par celle des habitants de Tostes et par les soins de M. Dedessulamare, maire – Bénite par M. Marette, curé de Montaure et de Tostes – nommée Marie par M. Alphonse Gantier et Melle Eugénie Heullant ». Silencieuse avant les années 1950, la cloche tinta de nouveau après 1980 suite à des travaux, notamment d’électrification, financés par la commune et une souscription publique lancée par le maire M. Drouet. .

 

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Stalles et banc de présidence
Contre le mur pignon Ouest se trouvent quatre stalles et le banc de présidence. En bois sculpté, ces beaux éléments du XVIIe siècle se trouvaient dans le chœur. Peut-être ces stalles sont-elles un souvenir des moines de Bonport venant (présider ?) aux offices ? 


Harmonium

A noter enfin, un harmonium du début du XXe siècle qui est une véritable pièce de collection tant ce type d'instrument, qui ne bénéficie d'aucune protection, s'est raréfié.



Sources
- Ministère de la culture, base Mérimée ;

- Delisle Léopold, Passy Louis (publié par), Mémoires et notes de M. Auguste Le Prévost pour servir à l’histoire du département de l’Eure, tome III, Évreux, Auguste Hérissey, 1864, article « Tostes », page 286 ;

- Deville Étienne, Les Manuscrits de l’ancienne bibliothèque de l’abbaye de Bonport conservés à la bibliothèque nationale et à la bibliothèque de Louviers, vol. 2, Paris : H. Champion, 1910, 36 pages ;  

- Le Prévost Auguste, Dictionnaire des anciens noms de lieux du département de l'Eure, Evreux, typographie d’Ancelle fils, 1839, 297 pages, références pages 270 et 271 ;

Masson Max, Histoire de Tostes par Tostes pour Tostes, 2 tomes, Tostes, mairie, [1985 ?], 55 f. Ce livre est disponible en mairie contre 15 €. Il rassemble les photocopies des travaux dactylographiés de Max Masson, ancien secrétaire de mairie. Cet homme, aujourd'hui décédé, s’appliqua à éplucher et commenter les archives municipales.

 

A lire aussi...

Tostes et son histoire...

Notre-Dame de Montaure

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

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2 novembre 2012 5 02 /11 /novembre /2012 22:16

Lieu d'accueil aux abords des villes, la maladrerie était destinée aux lépreux du Moyen Âge à la Renaissance. Celle de Pont-de-l'Arche s'est peu à peu évanouie dans les brumes de l'histoire mais le cimetière communal semble bien en être l'héritier...

 

Diis manibus

 

Cimetière (vue aérienne Google)

Le cimetière de Pont-de-l'Arche par satellite vers 2006 (image Google). 

 

 

Un nom de lieu pour seul vestige de la maladrerie ? 

Avec la matrice, le plan cadastral est un document fiscal permettant de délimiter les terrains et de répertorier les propriétaires. Celui de Pont-de-l’Arche, achevé en octobre 1834 par Le Fébure, géomètre en chef et Girard, géomètre, a enregistré sous le nom de Maladrie tout l’espace situé autour du cimetière, y compris de l’autre côté de la route d’Elbeuf. Depuis, son orthographe a été corrigée en « maladrerie », comme le montre l’inventaire des Monuments historiques qui répertorie une maladrerie disparue à Pont-de-l’Arche[1]. Surtout, une impasse longeant le cimetière a porté ce nom jusqu’au 12 octobre 1973 où le Conseil municipal, suivant l’avis des riverains, la renomma Impasse de la Vallée.

 

Une maladrerie ? Définition

Dans les villes, les hôtels-Dieu accueillaient les malades. Cependant, les lépreux, étaient renvoyés vers les maladreries des abords des villes. La première léproserie connue, celle de Saint-Claude (Jura), est citée par Grégoire de Tours dans Les Vies des pères, au VIe siècle. Les léproseries, comme nombre d'institutions charitables, se multiplièrent au XIIe siècle dans un contexte d'essor économique. Elles étaient placées sous la responsabilité d’établissements religieux. Mais que savons-nous de l’histoire de la maladrerie de Pont-de-l’Arche ?

 

Vers 1250 : une léproserie gérée par Bonport

La plus ancienne mention de la maladrerie se trouve dans le cartulaire de Bonport. Par un acte d’aout 1259 Jean Goceselin, bourgeois de Pont-de-l’Arche, concéda des libéralités et des biens immobiliers à l’abbaye de Bonport, conformément au souhait de sa femme Mathilde. Il céda deux sous à la « leprosie » de Pont-de-l’Arche, propriété de l’abbaye donc, chaque année à la saint Jean-Baptiste[2]. La localisation de celle-ci, à mi-chemin entre l’ancienne abbaye et la ville de Pont-de-l’Arche, est donc parfaitement logique, d’autant plus que cet ancien lit de Seine, sans relief, était destiné aux cultures du fait de la présence d’eau[3].

Louis-Etienne Charpillon et Anatole Caresme citent cet acte de 1259 et avancent qu’il est probable qu’il s’agisse de la « même maison que le Bel-Air cité en 1265 »[4]. Nous nuançons le propos car la Maladrerie a pu être appelée Bon-air à cause de sa proximité avec la « maison » ou ferme du Bon-air. Quant à la date de 1265, les auteurs ne la citent pas dans leur article sur Pont-de-l’Arche et nous ne la trouvons pas ailleurs. Néanmoins, Léon de Duranville écrivit qu’il « y avait eu jadis une maladrerie, qui porte maintenant le nom de Bon air ». Du vivant de Léon de Duranville, une ferme du Bon-air existait. Cela semble confirmer que c’est ce nom qui prévalait et qui caractérisait tout l’espace entre Pont-de-l’Arche et Bonport, comme aujourd’hui. Léon de Duranville précisa aussi que « la chapelle fut bénite par Eudes Rigaut. »[5] 

Bruno Tabuteau, docteur en histoire, auteur de "Les maladreries et léposeries en Normandie" (Cahiers Jacques-Charles, AMSE, 2011), répare l'erreur de De Duranville en précisant qu'en 1261 Eudes Rigaud rejoignit le roi Saint Louis, le 1er juin, à la chapelle Saint-Etienne du château de Pont-de-l'Arche (Limaie) où il célébra la messe le 2 juin. Cependant le 4 et le 5 juin, Eudes Rigaud consacra l'église du couvent des dominicains de Rouen comme le montre le Journal des visites pastorales d'Eudes Rigaud (page 402). Il ne s'agit donc pas de la chapelle de la maladrerie de Pont-de-l'Arche. Bruno Tabuteau nous donne, en revanche, nombre d'informations sur l'aumône de Normandie dont bénéficiaient les comptes de la maladrerie de Pont-de-l'Arche. Se fondant sur les Journaux des trésors des rois Philippe IV le Bel (Jules Viard, Paris, imprimerie nationale, 1940) et Charles IV (id. 1917), l'historien note des versements irréguliers allant de 1297 à 1384.   

 

Renaissance : la maladrerie entre paroisse et ordres religieux

A une date indéterminée, il semble que la gestion de la maladrerie est passée des moines de Bonport à la paroisse Saint-Vigor. En effet, les registres de la fabrique nous apprennent qu’en 1539 Claude Hays, curé, qui avait « joui du revenu de la léproserie pendant dix-huit ans, a remis les titres et payé les arrérages, suivant l’accord qu’il a passé au parlement le 17 janvier 1538.[6] » Que s’est-il passé 18 ans auparavant, en 1520 ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, nous apprenons que la maladrerie était passée dans le giron de l’hôtel-Dieu qui, en 1648, passa sous la responsabilité des frères pénitents. Ceci ne dura pas car, suite aux édits de décembre 1672 et du 20 février 1673 réorganisant le fonctionnement de divers hôpitaux, la Chambre royale les condamna le 31 mai 1673 à laisser à l’Ordre du Mont-Carmel la libre possession et jouissance de « la malladrerie et hospital » de Pont-de-l’Arche dont ils étaient propriétaires depuis 25 ans[7]. Puis, un édit de mars 1693 confia aux villes la gestion des hôpitaux. Qu’en fut-il de la maladrerie ?

 

Bien paroissial, la maladrerie devint cimetière communal

Les registres du conseil de fabrique indiquent que la maladrerie était devenue un bien paroissial car de 1781 à 1782, alors que Michel Duval était curé, « on a fait faire un cimetière neuf au même lieu et place de l’ancien, nommé Maladrerie ». Ceci atteste que l’espace autour de la maladrerie était connu comme cimetière et explique pourquoi le plan de Pont-de-l’Arche dressé vers 1702 par le cartographe Nicolas Magin (1663-1742) montrait un cimetière au lieu dit La Maladrerie. Cela semble illustrer la mise en application d'une ordonnance royale parue le 10 mars 1776 qui exigea que les cimetières fussent délaissés autour des églises et qu'on en aménageât de nouveaux autour des villes, et ce pour des considérations hygiéniques.    

De cimetière pour malades contagieux, celui-ci devint cimetière paroissial mais le nom de maladrerie se conserva. On le retrouve en 1812 dans une délibération du Conseil municipal du le 13 novembre où fut évoqué un pommier mutilé près de la « maison de la Maladrerie ». Cela désignait soit la maladrerie soit une maison qui la jouxtait.

Après la nationalisation des biens de l’Eglise, la maladrerie – tout du moins son terrain – passa dans le domaine communal. En effet, une délibération du 3 mai 1862 rappelle la décision du 4 novembre 1851 qui demandait aux personnes désireuses de maintenir des tombes dans l’ancien cimetière, celui autour de l’église Saint-Vigor, actuelle Notre-Dame-des-arts, de se manifester en mairie avant le 31 décembre. « Contre 30 fr. le mètre, les tombes pourront être maintenues, sinon elles seront ôtées « au fur et à mesure que le besoin d’inhumer se présentera selon l’ordre des sépultures. » La place manquait dans l’ancien cimetière, autour de l’église, et il semble que ses tombes n’étaient pas récentes puisqu’on ne se bousculait pas pour les conserver. Il faut dire que la translation du cimetière de l’église à la Maladrerie avait commencé en 1781. Quant aux premières photographies de l’église Notre-Dame-des-arts, vers 1895, elles montrent qu’il n’existait plus aucune tombe autour de l’église. La translation était achevée. Les seuls vestiges de ce cimetière se trouvent dans l’église où des plaques rappellent que certains nobles étaient inhumés en son sein.

 

Ce plan de Pont-de-l’Arche, dressé vers 1702 par le cartographe Nicolas Magin (1663-1742),

montre que la maladrerie (vers l'Est, à gauche, au-dessus du mot "Elbeuf")

était déjà assimilée à un simple cimetière (BnF, collection d'Anville).

 

A quoi ressemblait la maladrerie ?

Regardons la léproserie Saint-Lazare de Gisors, dont il reste la chapelle Saint-Luc. Elle se compose d'une simple nef rectangulaire de près de 110 m² réalisée en pierre calcaire et complétée d'un chevet à pans de bois. Elle devint une maison de charité durant le XVIIIe siècle puis fut reconvertie en grange à la Révolution. La Ville de Gisors l’acquit en 1967 et elle fut classée aux Monuments historiques en 1992[8]. Comme Gisors, Pont-de-l’Arche comptait parmi les petites villes de Normandie au Moyen Âge. La chapelle de la maladrerie de Pont-de-l’Arche a peut-être ressemblé à celle de Gisors, du moins dans ses dimensions et dans ses matériaux. Pour compléter l’image que l’on peut se faire de la maladrerie, il faut ajouter des bâtiments annexes, un cimetière autour, un calvaire et peut-être un enclos.

 

Léproserie Saint-Lazare (Gisors)

La chapelle Saint-Luc de la léproserie de Gisors,

une illustration de ce que pouvait être une partie de la

maladrerie de Pont-de-l'Arche ? (photo Wikipédia)

 

 

Le patrimoine confirme-t-il les textes historiques ?

Aujourd’hui, le mur autour du cimetière, fait de grandes pierres de taille calcaires, trahit bien son origine de la fin du XVIIIe siècle. Le plus ancien monument daté a été érigé en 1824 à la mémoire de Louis Joseph Quesney. La plus ancienne dépouille est celle de Julien Blin, ancien maire et bienfaiteur de la ville, dont l’enterrement eut lieu en 1826 et dont la stèle offerte par la ville fut posée vers 1830. Cependant, le plus ancien monument n’est pas daté : il s’agit du calvaire central…

 

Le plus ancien monument : le calvaire central

 

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Le calvaire de la Procession

 

Un monument presque oublié

Au centre du cimetière se trouve un calvaire. Celui-ci était nettement visible quand les tombes n’étaient couvertes que de croix de bois. Aujourd’hui, il passe quelque peu inaperçu, de prime abord, tant les monuments funéraires sont devenus imposants depuis la moitié du XIXe siècle. La croix du calvaire, en pierre calcaire, présente de fines sculptures. L'érosion a surtout frappé les personnages, le Christ, l'Enfant Jésus et la Vierge dont la tête a disparu. Le corps de la croix est orné de palmettes étirées. Les bras de la croix sont reliés par d'élégantes décorations en forme de croissants de lune. Cette croix, qui semble dater du XVIe siècle, repose sur un socle de pierre restauré en 1998 par la Ville de Pont-de-l’Arche à l’initiative de Michel Lepont. En effet, cet organiste archépontain, correspondant de l’association Notre-Dame-de-la-Source, spécialisée en restauration du petit patrimoine religieux, a convaincu la municipalité présidée par Paulette Lecureux de restaurer ce bien communal. Le socle de pierre du calvaire s’effritant dangereusement, il lança un livre de soutien à la restauration de ce monument qui obtint plus de 100 signatures. Elles permirent d’inscrire la restauration du calvaire à la session 1996 du concours « Un patrimoine pour demain », organisé par Pèlerin magazine. Lauréat du concours, cette restauration fut soutenue par une subvention de 31 644 francs. Ce sont les Services techniques de la Ville qui assurèrent la restauration et notamment Alain Richard et Alain Morel.

 

 Restauration calvaire (1998) 2

Les agents des services techniques de la Ville de Pont-de-l'Arche

restaurant le socle du calvaire en 1998 (photo Michel Lepont)

 

Un monument hautement symbolique

Presque toutes les tombes et stèles du cimetière sont orientées, c’est-à-dire qu’une face de leur forme rectangulaire est tournée vers l’orient (l’Est). Or, le calvaire est le seul monument à présenter un angle vers l’orient. Ses trois autres angles renvoient vers les autres points cardinaux. C’est donc sous la croix du calvaire que les quatre points cardinaux se rassemblent. Ils confèrent à ce monument une place cardinale, c’est-à-dire une place au cœur du cimetière et, symboliquement, du cosmos puisque les points cardinaux n’ont pas de limite. Le calvaire est comme un guide autour duquel est structuré le cimetière. Or, sur la croix du calvaire se trouve une image du Christ, le guide des chrétiens qui espèrent une vie après la mort. Une observation attentive montre que l’image du Christ n’est pas alignée sur l’angle Est du calvaire. Elle est décalée vers le sud-est, là où apparaissent les rayons du jour naissant au solstice d’été, le plus long jour de l’année. Symboliquement, le Christ est le premier à recevoir la lumière du jour renaissant après la nuit, la lumière de la vie après la mort. Au dos de la croix, une sculpture de la Vierge à l’Enfant est aussi symbolique. L’hiver, ces deux personnages voient le jour mourir au nord-ouest, horizon vers lequel ils sont tournés. Le Christ et sa mère vont mourir. Mais, avec le retour du jour, le Christ va ressusciter ainsi que ses serviteurs. Hautement symbolique, le calvaire s’inscrit dans une des plus anciennes traditions locales car, au néolithique, les sépultures collectives protégées par des allées couvertes étaient déjà orientées de manière à recevoir les rayons du jour naissant au solstice d’été. Aujourd’hui, les tombes de plusieurs prêtres de Pont-de-l’Arche - Jacques Lemariez (1828-1885), Philippe Damoiseau (1799-1874), Gabriel Caillet (1911-1994), Adrien Colin (1918-2002) et une tombe anonyme - jouxtent le calvaire. Tournées vers le nord, elles rappellent le rôle central du calvaire.

 

Calvaire

 

Un vestige de la maladrerie ?

Ce calvaire est-il le guide du cimetière paroissial ou celui de l’ancienne maladrerie ? Vue son ancienneté, nous sommes tentés de dire qu’il appartenait au cimetière de la maladrerie. Qui plus est, d’après le plan de Nicolas Magin la maladrerie ne jouxtait pas la route d’Elbeuf mais était située à mi-distance entre la route et le coteau bordant l’Eure. Le cimetière devait se trouver autour d’elle et son calvaire. Ceci dit, le calvaire a très bien pu être déplacé selon les besoins. C’est ce que la restauration de 1998 a révélé : le socle était réalisé avec le réemploi d’anciennes pierres tombales du début du XIXe siècle. On a très bien pu déplacer la croix et la poser sur un socle nouveau. Ce serait assez logique car le cimetière a bénéficié de plusieurs agrandissements. Un des premiers agrandissements s’est fait vers l’ouest et jusqu’à la route d’Elbeuf comme le montre le mur de pierre et l’entrée principale. Puis, le cimetière a été agrandi vers l’Est, décalant la porte principale vers l’ouest. Or, le calvaire est resté au centre du cimetière, preuve qu’il a été déplacé.  

 

La stèle de Louis Joseph Quesney (1824)

Nous n’avons pas trouvé d’information directe sur cet homme né à Elbeuf le 1er aout 1750 et décédé à Pont-de-l’Arche le 24 février 1833. Il appartint à une famille de nobles ayant joué un rôle pendant la Révolution parmi les républicains modérés, puis parmi les fidèles au pouvoir napoléonien. Ainsi le père de Louis Joseph, Louis Robert Quesney, était receveur des gabelles avant 1790. Il fut conseiller municipal en 1795 puis à partir de 1800. Entre temps, il fut nommé maire de Pont-de-l’Arche de 1796 à 1799. Un autre Quesney apparait dans les archives en tant qu’agent national en 1795. Un Quesney signa un bel article sur l’économie de Pont-de-l’Arche dans le 3e tome des Annales de statistiques en 1802 (page 55). Il signa en tant que chef de la 1re division des bureaux de la préfecture du département de la Seine-Inférieure et se dit natif de la commune. La stèle de Louis Joseph Quesney fut commandée 9 ans avant sa mort à « Requier », maçon à Alizay, qui finit de la tailler en avril 1824. Celle-ci est gravée de grands aphorismes romantiques.

 

Monument Quesney 5

Datant de 1824, la stèle rendant hommage à Louis Joseph Quesney

est le plus ancien monument individuel du cimetière de Pont-de-l'Arche.

 

La stèle de Julien Blin (1830)

Julien Blin (1738-1826) est un ingénieur des ponts et chaussées. En 1815, il fut nommé maire de Pont-de-l’Arche par le Préfet de l’Eure, fonction qu’il assuma jusqu’à sa mort. Il assainit les comptes de la Ville notamment en rappelant la Préfecture à ses obligations. Il enrichit la ville, alors très pauvre, en lui donnant des immeubles (et les rentes afférentes) qu’il avait acquis durant la période révolutionnaire. En 1818, il fit construire des logements au-dessus de la Salle d’Armes, ancien hôtel-Dieu, pour l’instituteur et deux sœurs qui enseignaient dans la ville. En 1822, il fit don à la commune de trois maisons, contre l’obligation de celle-ci d’en utiliser une comme presbytère. En 1827, le Conseil municipal rapporta les termes du don testamentaire établi par Julien Blin. Sans descendance, il fit don à la commune de biens immobiliers estimés à 236 450 francs,  presque 40 fois le budget communal de 1827 ! Parmi ces biens, Julien Blin souhaitait que l’ancien couvent des pénitents serve d’hôpital aux « indigents malades et inférieurs ». Julien Blin offrit aussi sept maisons et des terres cultivables. Les dons de ce bienfaiteur permirent entre autres de loger la première école de la ville conformément aux lois Guizot sur l’enseignement public (28 juin 1833). En 1830, les élus municipaux votèrent l’érection d’une « pierre tumulaire » sur la tombe de Julien Blin. En 1865, le nom de « rue Blin » fut officialisé par le Conseil municipal[9].

 

Monument Blin 1

Cette stèle de 1830 a été offerte par la Ville de Pont-de-l'Arche

en hommage à son ancien maire Julien Blin, bienfaiteur à

l'origine de l'hôpital local et des bâtiments de la première école publique.

 

Autres tombes et mur de clôture

Les plus anciennes tombes datent du dernier quart du XIXe siècle. Les stèles abordées ci-dessus sont séparées de plusieurs dizaines de mètres. Elles doivent leur conservation à leur caractère monumental et au renom des défunts qu'elles commémorent. Les tombes qui les entouraient ont été relevées au fil des générations. On peut donc déduire que ce cimetière était pleinement utilisé dès le début du XIXe siècle. Une partie du mur de clôture trahit des origines de la fin du XVIIIe siècle avec d’imposantes pierres de taille en chainage et dans les piliers de la porte d’entrée principale, porte qui, comme nous l’avons écrit plus haut, ne peut être celle du cimetière de la maladrerie qui ne jouxtait pas la route d’Elbeuf, selon le plan dressé par Nicolas Magin.

Notons aussi la présence de deux tombes d'artilleurs anglais tombés lors du combat de Pont-de-l'Arche en juin 1940.

 

P1050112Les pierres de taille du mur sud témoignent du XVIIIe siècle

(ici le pilier Est de l'entrée principale).

 

 

Conclusion

Le cimetière communal semble bien être l’héritier de la maladrerie du XIIIe siècle. Après les ordres religieux et la paroisse, ce bien communal a pris le relai du cimetière de la maladrerie ; relai symbolisé par le calvaire central du XVIIe siècle. A partir de 1781, il remplaça l’ancien cimetière autour et dans l’église Saint-Vigor, devenue Notre-Dame-des-arts en 1896. Quelques plaques et gisants y subsistent qui rappellent qu’on y enterrait les chrétiens depuis peut-être les fortifications de Charles le Chauve (IXe siècle) ?

 

 

Avec mes remerciements à Ulysse Louis, Michel Lepont et Bruno Tabuteau

 

 

[1] Base Mérimée : référence IA00017898.

[2] Delisle Léopold, « Cartulaire normand de Philippe Auguste, Louis VIII, Saint-Louis et Philippe le Hardi », Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 6e volume, XVIe vol., Caen, 1852, 390 p. cf. page 119 – n° 629, aout 1259 : « Noverint universi, tam presentes quam futuri, quod ego Johannes Goceselin (sic), burgensis de Ponte Arche, assensu et voluntate Matildis, uxoris mee, vendidi et concessi et omnino reliqui abbati et Conventui Beati Marie de Bonoportu quamdam domum quam habebam opud Pontem Arche […] et ad festum sancti Johannis Baptiste duos solidos, et ad dictos terminos leprosie (sic) de Ponte Arche (2) duos solidos… » 

[3] Dont on retrouve une résurgence au pied du coteau, sous le coude du chemin du Becquet, où fut installé un puits artésien au début du XXe siècle.

[4] Charpillon Louis-Etienne, Caresme Anatole, Dictionnaire historique de toutes les communes de l’Eure

[5] Duranville Léon Levaillant de, Essai historique et archéologique sur la ville du Pont-de-l’Arche…, page 122.

[6] « Note de ce qui s’est passé de curieux et de ce qui a été fait dans l’année de chaque trésorier », La Semaine religieuse du diocèse d’Évreux, 24 et 31 aout, 14 et 31 septembre 1918. Reproduction in extenso et sans modifications d’un manuscrit daté de 1722.  

[7] Goujon Paul, « L’Hôtel-Dieu et les pénitents du Pont-de-l’Arche », La Normandie, 1897, n° 3 de mars (pages 66-76), n° 4 d’avril (pages 105-115), page 109.

[8] Wikipédia : article « Gisors ».

[9]L’histoire est ironique : depuis 2008, nous lui avons rendu son prénom, Julien, dans des documents officiels (cartes de la Ville, site Internet…). Or, seul un prénom figure sur sa stèle : Armand, gravé il y a fort longtemps par l’on ne sait qui.

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

http://pontdelarche.over-blog.com/

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6 janvier 2012 5 06 /01 /janvier /2012 20:42

Présentation

Eustache Hyacinthe Langlois, né à Pont-de-l'Arche en 1777, a publié « Le sacristain de Bonport » dans la Revue de Rouen et de Normandie en 1847 (tome 29). Ce texte traduit l’âme de son auteur : triste et en quête de feux magiques. Hyacinthe Langlois, historien et artiste de génie, a vécu misérablement et ne s’est pas trouvé en phase avec les hommes de son temps. C’est pourquoi sa plume l’emmène souvent dans des balades où se mêlent l’insouciance de son enfance et l’Ancien Régime où vivait encore, quelque part, le Moyen âge, la foi et la magie des nombreuses croyances et des mystères populaires. Il y a du romantisme dans les écrits d’Hyacinthe Langlois qui fait revivre, un temps, des personnages que l’on sait devenus fantômes. Le cadre de leur action ne parvient pas à oublier le lierre qui pousse sur les ruines et détruit peu à peu les œuvres des temps passés. Si Hyacinthe Langlois, enfant de la Révolution, a beaucoup propagé les lumières dans ses domaines de prédilection, les écueils vécus durant la période révolutionnaire le rendent nostalgique du passé. Il rejette une trop grande lumière, trop rationnelle pour être humaine, et aime à prendre repos dans des endroits plus sombres en apparence mais où brille une petite lumière dans l’œil des savoirs anciens, plus modestes peut-être où les traits d’humeur sont loin d’être absents.

 

 

 

 

Littérature.

 

LE SACRISTAIN DE BONPORT [1].

 

Légende fantastique.

 

(Œuvre inédite de E.-H. Langlois, du Pont-de-l’Arche)

 

____

 

Sacristain Bonport

Revue de Rouen et de Normandie, t. 29. 1847, 

Renouard del., A. Péron sculp.

 

Les traditions, les légendes populaires d’antiques origines, se sont, en  grande partie, effacées et perdues devant de plus graves et plus véridiques récits. Il n’est guère aujourd’hui de foyer rustique qui n’entende raconter, au lieu de magiques histoires d’apparitions ou de revenants, les pompeuses annales de nos victoires et les merveilleux exploits du héros Austerlitz. Nos excursions armées à travers tant de climats divers, nos guerres si longues, si meurtrières [1], ont fait pénétrer l’habitude et le goût des préoccupations politiques jusque sous le chaume ; et là, d’ailleurs, il est peu de chefs de famille qui ne se soient fait un répertoire d’événements dans lesquels leur louable et naïf orgueil se complaît à s’attribuer quelque portion de gloire. Cependant, si l’amour du merveilleux déserte nos campagnes, en revanche, il se propage dans nos villes où l’on semble s’efforcer, pour ainsi dire, de devenir simples et crédules comme nos anciens paysans [2] ; tant on y est lassé de ce que le positif a de sec et de désolant. Mais on a beau faire, on ne peut se commander des convictions, des croyances ; l’art et l’imagination des romanciers ne pourront jamais répandre sur leurs écrits, quelqu’ingénieux qu’ils soient d’ailleurs, ce prestige et cette teinte mystérieuse dont la main du temps avait empreint, aux yeux de la raison même, les fables du moyen-âge.

Une des causes qui ont principalement contribué à détruire, dans nos campagnes, le charme attaché si long-temps à nos vieilles légendes, c’est la suppression des monastères. Elle a rompu la chaîne des traditions qui se transmettaient d’âge en âge au sein de ces paisibles retraites, où le surnaturel fut si long-temps en crédit. Ce n’est pas que les moines ne fussent, pour la plupart, devenus aussi peu crédules que les gens du monde ; mais, outre que, dans les couvents de femmes, le merveilleux était encore généralement en faveur, il n’était guère d’abbaye d’hommes où le fantastique n’eût encore son conteur inspiré, et c’était ordinairement un des plus vieux moines ou quelqu’un des plus anciens serviteurs de la maison. L’abbaye de Bonport comptait le sien parmi ces derniers. Oh ! combien j’écoutais avidement, âgé de dix à onze ans alors, les récits de ce vieillard, ancien sonneur et sacristain [3], et véritable miroir historial du monastère ! Perclus des deux jambes, et confiné, comme une pagode enfumée, dans un des coins de l’immense foyer de la cuisine, il ne connaissait plus que deux jouissances au monde : celle de causer avec un énorme corbeau à la voix rauque et sépulcrale, animal aveugle et plus que centenaire, et celle de faire écouter ses prodigieux et terribles récits. Pauvre Pierre ! Dieu vous pardonne les frayeurs que vous m’avez causés, lorsque, sortant la nuit de l’abbaye par la porte de la Vierge [4] avec mon excellent père [5], je croyais voir vos fantômes nichés dans les angles de chaque contre-fort de l’enceinte, et vos diables accroupis dans les énormes touffes de lierre qui revêtaient les murs de leur noires guirlandes.

Je dois l’avouer, cependant, une partie des merveilles que racontait le vieux Pierre était sues de beaucoup de monde, et n’excitaient pas toujours un égal intérêt dans l’esprit de ses auditeurs, bien qu’il eût soin d’affirmer très sérieusement que lui, Pierre, ou du moins son père, en avait été témoin. C’est sous une semblable garantie que m’a été confiée la légende que ma mémoire a le plus fidèlement conservée, et que je vais essayer de retracer.

Il y avait autrefois un conte de Brionne, puissant suzerain, qui, menait un véritable train de roi. Ce grand personnage, dont Pierre ne pouvait dire le nom, était demeuré veuf et, de son mariage, n’avait eu qu’une fille, plus belle que les fées, et qu’il idolâtrait. Il partageait, cependant, ses affections entre elle et un neveu, auquel son père, mort dans la Terre sainte, n’avait laissé pour héritage que son épée et son nom. Ce jeune homme, élevé près de la cousine, avait conçu pour elle une passion violente, à laquelle la jeune fille ne paraissait pas toujours insensible ; mais fière, hautaine, capricieuse et jalouse, elle faisait souvent subir, à la constance de son amant, les plus dures épreuves. Un jour, il lui signifia, sous peine d’encourir éternellement sa disgrâce, de ne jamais parler devant elle de la beauté d’aucune autre dame, et le jeune homme le promit sur serment. Cela se passait à l’instant même où le sire de Brionne préparait une grande fête pour célébrer l’anniversaire de la naissance de sa fille.

Sur ces entrefaites, arriva, dans le pays, un vieux médecin ambulant, remarquable par sa prodigieuse barbe jaune. Ce docteur nomade, qui s’entourait d’un grand mystère, outre le crédit qu’il s’attirait par ses miraculeuses guérisons, se signalait encore par sa science extraordinaire à deviner le passé, à prédire l’avenir. Il n’était question que de lui, lorsque la reine d’Angleterre, en voyage, vint à passer à Brionne. La beauté de cette princesse était merveilleuse ; et, comme tout le monde en parlait avec extase à la table du comte, le malheureux jouvencel [sic], oubliant sa promesse, laissa lui-même échapper quelques mots d’admiration. Un regard foudroyant de sa maîtresse lui fit sentir sa faute ; mais déjà le mal était sans remède, et quelques jeunes seigneurs, d’humeur railleuse et légère, qui étaient arrivés pour la fête, s’aperçurent sans peine du dédain que lui témoignait sa maîtresse.

– Il nous semble, dit l’un d’eux à l’amant désolé, que vous êtes mal en point avec la belle châtelaine.

– Je gage mon honneur contre votre diamant, répliqua avec vivacité le chevalier, que je vous prouve le contraire en ouvrant demain le bal avec elle.

– Votre honneur sera perdu et le diamant me restera, car cela ne sera pas.

– Le pauvre amant s’était senti piqué au jeu, et avait, comme on dit, compté sans son hôte. La noble damoiselle le lui prouva bien ; car lorsque, la trouvant à part, il s’agenouilla à ses pieds pour en obtenir la faveur dont il s’était vanté :

– Je ne voudrais pas, lui dit-elle avec mépris, danser avec vous, même en songe ; et, si vous avez gagé votre honneur, comme vous le dites, c’est un faux gage qui ne vous appartenait déjà plus du moment que vous aviez violé votre foi de gentilhomme. L’amant ne pouvant vaincre cette cruelle résistance, ne voulut pas encourir la honte qui l’attendait, et, poussé par une inspiration diabolique, il se précipita du haut de la grande tour du château.

– C’est dommage ! dit le médecin à la barbe jaune, en faisant une indéfinissable grimace, un si beau jeune homme ! Et pourtant il est damné, du moins à ce que diront les moines.

– Énigmatique personnage ! c’était lui, cependant, qui, s’étant emparé de l’esprit de la châtelaine, avait en secret attisé le feu de son jaloux ressentiment. Dès le même jour, ce conseiller funeste quitta le pays, pour n’y revenir, disait-il, qu’au bout d’une année.

La nuit suivante, la jeune comtesse s’éveilla en poussant d’horribles cris, et répétant que son cousin mort la forçait de danser avec lui. Dès lors l’affreux cauchemar ne cessa de revenir, mais de plus en plus terrible ; car l’image du défunt apparaissait à la misérable fascinée dans l’appareil incessamment croissant de sa décomposition physique ! C’étaient d’abord des membres froids, une face pâle et contractée, puis l’odeur infecte, les tâches livides de la putréfaction, enfin des chairs pendantes dévorées par les vers, et bientôt des débris informes, des nerfs racornis, collés à des ossements desséchés. Une année s’écoula de la sorte, et sans que l’infortunée songeât à réclamer sa délivrance de la bonté du ciel. Tout à coup, le médecin à la barbe jaune reparut dans Brionne, appelé par la châtelaine, dont le père était mort.

Le mystérieux médecin ne voulant admettre aucun témoin dans son entrevue avec la jeune fille, et lui parla de la sorte :

– Si vous eussiez cru, comme ces papelards et bigots, à tout ce que racontent les moines ; si vous eussiez eu seulement, suivant l’usage, quelque tondu de chapelain dans votre château, vous n’auriez pas manqué d’avoir recours à force messes et neuvaines qui ne vous eussent pas guérie, car je connais votre mal ; il est grand, mais le remède en est simple et facile. Il consiste, poursuivit-il, non sans quelque hésitation à cracher sur les cinq plaies de l’image du Nazaréen que mes pères ont justement crucifié, car, sachez-le, je suis Juif pour vous servir [6].

– Si peu chrétienne que fût la demoiselle de Brionne, elle fut épouvantée des blasphèmes de ce mécréant, et lui ordonna de se retirer. Cependant, la nuit revint avec son cortège habituel de terreurs. La pauvre fille voulut, comme à l’ordinaire, vaincre le sommeil, et, comme à l’ordinaire, le sommeil vint à l’appel de la nature épuisée. Trois fois l’horrible fantôme s’empara de sa victime en proférant son cri de vengeance :

– Ah ! Tu ne voulais pas danser avec moi, même en rêve !

– Folle d’épouvante, la malheureuse se résolut enfin à suivre l’horrible conseil du Juif ; elle avait dans sa chambre un prie-dieu qui depuis la mort de sa mère, n’était là que pour la forme ; elle en saisit le crucifix avec fureur, mais à peine avait-elle, dans son égarement, consommé le sacrilège dont on lui avait suggéré la criminelle pensée, qu’elle tomba frappée par un coup de foudre si violent, qu’il fendit la tour jusque dans ses fondements [7].

Le lendemain de ce funeste jour, deux prêtres et deux nobles vassaux de la comtesse gardaient son corps dans l’église du bourg. Après de longues heures de prières, le sommeil s’était enfin emparé d’eux, lorsqu’un bruit affreux, qui paraissant venir du cimetière, les réveilla tous les quatre en sursaut. Mais quel fut leur effroi, en apercevant, à la lueur pâle et lugubre des cierges, le cercueil ouvert et vide ! Un plus épouvantable spectacle les attendait dans le cimetière : le squelette du suicidé gambadait sur sa fosse, en forçant la comtesse décédée à suivre tous ses mouvements, et, d’une voix effroyable, il répétait :

– Ah ! Tu ne veux pas danser avec moi, même en rêve ! Avec moi, qui, pour te plaire, ait sacrifié mon salut éternel !

– Plusieurs démons prenaient part, avec joie, à cette scène infernale [8], et, parmi ces derniers, il en était un qu’à son énorme barbe jaune on reconnut pour le médecin mystérieux. Au premier chant du coq, les démons disparurent, le squelette rentra dans sa fosse, et la comtesse de Brionne, retomba froide et morte sur l’herbe humide du cimetière. On ne l’en inhuma pas moins en terre bénite, parce qu’elle était grande dame ; mais, pendant six cents ans, la nuit anniversaire de sa mort, elle remontait de son caveau mortuaire pour venir dans le cimetière danser, avec son amant, ce branle infernal, objet d’épouvante pour les vivants.

Tel était à peu près, mais avec de bien plus grands détails, un des récits de Pierre.

– Pour celui-là, mon père l’a vu, disait-il naïvement en concluant ; le cher homme me l’a assuré, et, pour le salut de son corps, il n’eut pas voulu dire la plus petite menterie [9]. –

 

E.-H. Langlois

 

 

 

 

 

Notes (A. Launay)


[1] Le décès de son frère, André, pendant une bataille du premier Empire n’est évidemment pas resté sans impact sur le jugement de l’artiste.

[2] C’est un mouvement caractéristique du XIXe siècle, la candeur en moins, où les travaux d’histoire veulent conserver le patrimoine de l’Ancien Régime qui tend à disparaitre à mesure qu’avancent les idées révolutionnaires.

[3] Le sacristain est chargé de l’entretien des objets utiles au déroulement de la messe.

[4] La porte de la Vierge existe encore de nos jours : elle perce le mur d’enceinte de l’ancienne abbaye de Bonport sur les bords de la Seine (l’Eure, de nos jours). Elle doit son nom d’une représentation de Marie, disparue depuis longtemps.

[5] André-Gérard Langlois, conseiller du roi, garde-marteau en la maitrise particulière des eaux et forêts. Il mourut en 1812 soit 6 ans après sa femme. Ce couple posséda une assez importante propriété aux Damps, au Val plus précisément.

[6] Que le fauteur de trouble soit juif n’est guère étonnant dans la bouche d’un moine de cette époque. Il ne faisait que poursuivre un antisémitisme ancestral qui brocardait la foi d’un peuple à partir des quelques individus des Évangiles qui ont demandé la mort de Jésus, un autre juif, aux romains. Le jaune de la barbe n’est pas sans rappeler la couleur des rouelles qu’on fit porter par les juifs de certains ghettos du Moyen Age et dans les pays dominés par la réaction nazie. La morale toute religieuse de cette légende est simple : les impies sont détournés de la religion vraie par les sectaires d’autres cultes… et en sont punis éternellement par des démons.

[7] Explication amusante des ruines du donjon qui domine, en effet, la ville de Brionne.

[8] Cette thématique des danses de squelettes a marqué Hyacinthe Langlois qui en a réalisé des représentations qui sont de dignes continuatrices des images morbides issues du XIVe et des pandémies de pestes qui le frappèrent. Voir l’ouvrage de Langlois intitulé Rouen au XVIe siècle, et la danse des morts au cimetière de Saint-Maclou, planche XVII (l’illustration qui accompagne ce texte en est extraite).

[9] Ce mot est intéressant. Il doit marquer la simplicité du sacristain qui s’exprimait sans doute avec des mots du parler normand et de l’ancien français qui nommaient menterie ce que nous appelons de nos jours mensonge. Joli trait d’humour que cette dernière phrase !



[1] [Note de la revue de Revue de Rouen et de Normandie] : Nous nous estimons heureux d’avoir retrouvé, griffonnée au crayon, et sans doute composée pendant une nuit d’insomnie, cette légende inédite, souvenir de jeunesse de notre regrettable compatriote E.-H. Langlois. Nous avons même retrouvé, entre les mains d’un amateur de cette ville, le dessin qui devait en accompagner la publication. Nous ne doutons pas que l’une et l’autre ne fussent destinées à enrichir notre recueil ; c’est donc une espèce de restitution que nous opérons aujourd’hui en publiant d’abord la légende. L’existence du dessin nous a été révélée trop tardivement pour que nous puissions en faire exécuter une copie avec tout le soin que celui-ci réclame ; nous espérons y réussir plus tard. En attendant, M. Renouard a bien voulu composer, pour cet objet, avec tout le gracieux talent qu’on lui connaît, une piquante scène d’intérieur, représentant le sacristain de Bonport. (Note du gérant.)

Armand Launay

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Mes activités

Armand Launay. Né à Pont-de-l'Arche en 1980, j'ai étudié l'histoire et la sociologie à l'université du Havre (Licence) avant d'obtenir un DUT information-communication qui m'a permis de devenir agent des bibliothèques. J'ai acquis, depuis, un Master des Métiers de l'éducation et de la formation, mention Lettres modernes. Depuis 2002, je mets en valeur le patrimoine et l'histoire de Pont-de-l'Arche à travers :

- des visites commentées de la ville depuis 2004 ;

- des publications, dont fait partie ce blog :

Bibliographie

- 20 numéros de La Fouine magazine (2003-2007) et des articles dans la presse régionale normande : "Conviviale et médiévale, Pont-de-l'Arche vous accueille", Patrimoine normand n° 75 ; "Pont-de-l'Arche, berceau de l'infanterie française ?", Patrimoine normand n° 76 ; "Bonport : l'ancienne abbaye dévoile son histoire", Patrimoine normand n° 79 ; "Chaussures Marco : deux siècles de savoir-plaire normand !", Pays de Normandie n° 75.

- L'Histoire des Damps et des prémices de Pont-de-l'Arche (éditions Charles-Corlet, 2007, 240 pages) ;

- Pont-de-l'Arche (éditions Alan-Sutton, collection "Mémoire en images", 2008, 117 pages) ;

- De 2008 à 2014, j'ai été conseiller municipal délégué à la communication et rédacteur en chef de "Pont-de-l'Arche magazine" ;

- Pont-de-l'Arche, cité de la chaussure : étude sur un patrimoine industriel normand depuis le XVIIIe siècle (mairie de Pont-de-l'Arche, 2009, 52 pages) ;

- Pont-de-l'Arche, un joyau médiéval au cœur de la Normandie : guide touristique et patrimonial (mairie de Pont-de-l'Arche, 2010, 40 pages) ;

- Pont-de-l'Arche 1911 I 2011 : l'évolution urbaine en 62 photographies (mairie de Pont-de-l'Arche, 2010, 32 pages) ;

- Mieux connaitre Pont-de-l'Arche à travers 150 noms de rues et de lieux ! (Autoédité, 2019, 64 pages) ; 

- Déconfiner le regard sur Pont-de-l'Arche et ses alentours (Autoédité avec Frédéric Ménissier, 2021, 64 pages) ;

- Les Trésors de Terres-de-Bord : promenade à Tostes, ses hameaux, Écrosville, La Vallée et Montaure (publié en ligne, 2022) ;

- Les Trésors de Terres-de-Bord : promenade à Tostes, ses hameaux, Écrosville, La Vallée et Montaure (version mise en page du précédent ouvrage, édité par la mairie de Terres-de-Bord, 2023).

Depuis 2014, je suis enseignant à Mayotte.

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