Carte postale animée des années 1910 où les fillettes s'amusent sur la grand' route, chose inimaginable quelques décennies après.
Un carrefour ?
Riantes ruelles des beaux jours, morne plaine des cieux gris, Quatremare est une charmante commune du plateau du Neubourg, près de Louviers, au-dessus du vallon d’Acquigny. Ses maisons s’étendent selon un axe nord-est sud-ouest, entre, d’un côté, Elbeuf et Pont-de-l’Arche, et de l’autre côté, la vallée de l’Iton vers Évreux. Quatremare était un carrefour. C’est aujourd’hui bien plutôt un village coupé en deux par la création de la rectiligne voie entre Louviers et Le Neubourg et son flot de véhicules. Les cartes anciennes montrent que la voie venant du Neubourg, moins droite, arrivait par Le Londel puis bifurquait, d’une part, vers Louviers en longeant le sud du village, d’autre part, vers Pont-de-l’Arche, voie autour de laquelle se regroupent beaucoup de maisons quatremaroises. Le cœur de Quatremare, avec son église Saint-Hilaire, était un réel carrefour.
Un paysage autrefois plus varié ?
Quatremare n’est pas qu’un seul village et son église. Cette commune regroupe des fermes-hameaux telles que Le Hazé, Le Coudray (lieu planté de noisetiers, à moins que ce soit le nom d’un propriétaire qui ait servi à dénommer le lieu), Le Londel (semblant indiquer une londe, une forêt en normand médiéval) et Damneville, ancienne commune rattachée en 1844. On trouve en ce lieu une émouvante église désaffectée. Elle était placée sous le vocable de Saint-Amand et sert aujourd’hui de silo à grain, sans clocher, à la ferme locale.
Ancienne église Saint-Amand de Damneville qui, bien que réaffectée en grange, conserve de nets éléments patrimoniaux religieux avec une croix latine en pierre de taille sur le mur pignon, des ouvertures comblées et un millésime du XVIIe siècle sur une pierre d'un chainage (clichés de Frédéric Ménissier, que nous remercions, d'avril 2021).
Si le paysage quatremarois est largement dévolu aux champs ouverts, il n’en a pas toujours été ainsi dans toute la commune, comme le démontrent deux informations rapportées par MM. Charpillon et Caresme dans Le Dictionnaire historique de toutes les communes de l’Eure. Quatremare comptait 18 000 arbres à cidre, pratique qui a repris ces dernières décennies au Mesnil-Jourdain, et une briquèterie, comme le permet le filon d’argiles résiduelles à silex grâce au ravin de Damneville, véritable entaille dans le limon de plateau, et début du vallon de Becdal aboutissant à Acquigny. Ce ravin démontre que les eaux du plateaux résurgeaient ici, offrant assurément l’eau nécessaire au développement de communautés humaines. Un reste de bois près du Coudray semble indiquer aussi la présence de bois épars et nécessaires à l’équipement et au fonctionnement de chacune des fermes et des manoirs. Enfin, le nord de la commune semble avoir été plus largement réservé à la culture céréalière, comme en témoigne l’ancien moulin, sans vestiges, situé sur un des points culminants du plateau, à 156 mètres, vers Surtauville.
Sur cette capture d'écran du site Géoportail, on voit que vers 1840 où cette carte d'état major fut dressée les vergers étaient plus nombreux à Quatremare.
Des vestiges gallo-romains
Fait rare, Quatremare a bénéficié de fouilles archéologiques qui ont, de plus, donné du matériau. Vincent Dartois est l’auteur d’un article consultable en ligne et intitulé “Quatremare – Les Forières du Sud, chemin du Moulin, opération préventive de diagnostic (2015)”. Il s’agit d’un espace au sud de la route de Louviers, au nord du ravin de Damneville. Un fanum, petit temple rural, y a été identifié “sans doute visible depuis les deux voies qui traversaient le paysage environnant, celle reliant Évreux et Caudebec-lès-Elbeuf et celle reliant Le Neubourg au Val-de-Reuil”. Selon l’auteur, ce carrefour a aidé à fixer un petit vicus, un village, c’est-à-dire un habitat plus dense qu’ailleurs. Si une occupation gauloise est probable, avec notamment la découverte de potins, monnaies en usage au nord de la Gaule, c’est la période gallo-romaine du IIe, voire du IIIe siècle, qui fournit surtout des preuves d’occupation avec une série de “pièces romaines d’argent et de bronze”, de la céramique et des “objets au lieu-dit “Les Terres noires” à proximité de la voie principale.” Vincent Dartois a retrouvé trace de bâtiments liés “à la vie quotidienne et sans doute à des activités particulières comme la métallurgie du fer. Le four, les fosses et les trous de poteaux ne constituent qu’une part de (...) l’occupation du site.” On peut donc aisément imaginer des constructions à pans de bois entourées de haies et de fossés. Le site a-t-il toujours été occupé durant le haut Moyen Âge ? Nous l’ignorons, seul le nom du lieu fournit, éventuellement, un indice.
Capture d'écran d'un plan de l'article de Vincent Dartois. Pour une compréhension pleine et entière, merci de cliquer sur l'hyperlien dans mon texte afin de consulter l'article de l'auteur.
Un fief notable ?
En effet, Quatremare apparait sous la forme de “Guitric mara”, d’après Les Mémoires et notes d’Auguste Le Prévost, dans une charte de 1011 par laquelle Raoul, comte d’Ivry, donna des droits aux moines de l’abbaye Saint-Ouen de Rouen. Guitric mara semble être devenu “Quatremare” et l’on comprend que le nom de la paroisse n’est pas le résultat d’un nombre de mares, pourtant nombreuses il est vrai, mais le nom du fief d’un personnage au nom germanique Widric. Qui était ce personnage ? Nous l’ignorons mais il semble indiquer une présence avant la colonisation scandinave qui a donné tant de noms norrois aux villages du plateau. Il est même possible que la mention “mare” permettait de distinguer cette propriété de Widric par d’autres possessions de ce noble.
En effet, de nos jours Quatremare et ses communes voisines sont comparables que ce soit par leurs populations, réduites par la mécanisation de l'agriculture et l’exode rural, et par leurs petites mairies qui rassemblent hameaux et habitants autour de chefs-lieux de communes depuis que les républicains ont réorganisé rationnellement la France. Mais cette apparence semble trompeuse ici car la paroisse de Quatremare était plus importante que ses voisines avant 1789.
Identifié dès 1011 donc, le fief de Quatremare était uni à celui de Routot. Selon MM. Charpillon et Caresme, en 1225, Louis XIII fit don à Jean de la Porte du village de Quatremare avec terres labourables, manoir, forêt, jardin et justice avec le fief. C’était donc une baronnie, c’est-à-dire ‒ dans le droit un peu tordu d’Ancien Régime ‒ un fief militaire et juridique dépendant du roi qui constituait une première subdivision d’un duché ou d’un comté (un canton, pour parler très improprement). En 1258, on apprend la présence de “la vigne du Gode” dans “la vallée Davin”, soit Damneville et Adam du Bosc était curé de la paroisse Saint-Hilaire. Entre héritages et contestations d’héritages, puis les troubles de la guerre de Cent-ans, le fief de Quatremare appartint aux familles d’Alençon, puis d’Harcourt et, à la fin du XVe siècle aux ducs de Lorraine-Elbeuf et ce jusqu’en 1789. Il exista un manoir seigneurial, avec une chapelle dédiée à Saint-Louis qui fut transférée dans l’église en 1512. En 1562, le château de Quatremare fut brulé et les Quatremarois massacrés par des protestants en armes. Nous ignorons où était ce château. On peut émettre l’hypothèse d’une proximité avec l’église, près de la mare centrale actuelle qui constitue un espace libre au centre du village, non loin du carrefour cardinal. Jusqu’à la Révolution, le fief quatremarois était le siège d’une haute justice, avec avocats et tabellions (percepteurs de la taille, un impôt). Cette justice dépendait du duché d’Elbeuf. Quatremare, par sa localisation assez centrale sur le plateau, avait donc une importance administrative qu’elle a depuis perdue, voire oubliée.
Résistants et martyrs : les Hazard
Enfin, nous ne pouvons traiter de Quatremare sans en rappeler ses héros et martyrs de la Seconde guerre mondiale : Jean et Raymond Hazard. L’école porte leur nom en hommage à ce père et son fils, résistants du groupe “Action M” qui ont été déportés en avril 1944. Jean Hazard, le fils, naquit à Quatremare en 1912. Il fut instituteur public et militant radical-socialiste à Pont-de-l’Arche. Il mourut en déportation en 1944 à Flossenburg. Une plaque ravive sa mémoire au cimetière de Pont-de-l’Arche. Son père, Raymond Hazard, décéda en 1953. Nous leur avons consacré une recherche : Les méconnus déportés de Pont-de-l’Arche…, à lire sur notre blog.
Jean Hazard d'après une photographie disponible en ligne parmi les documents commémorant les martyrs de la Seconde guerre mondiale. Avec son fils Raymond, il fait l'honneur de Quatremare en tant que résistant français, radical-socialiste, à la barbarie nazie.
L’église Saint-Hilaire
Dans le village, Saint-Hilaire est sertie dans son enclos et quelques arbres qui créent une image pittoresque. Cette église rurale présente des éléments remontant au premier quart du XIIIe siècle. Elle s’inscrit parfaitement dans le type d’églises rurales du pays avec un toit à deux pans et un clocher en flèche de charpente couronnant la ligne de toit. Une touche gothique a été ajoutée par les baies du transept, plus vastes que les autres. Cependant, ce transept saillant rompt l’harmonie de la nef avec le chœur. Les murs gouttereaux de la nef et la chapelle nord sont datés du XVIe siècle, nous apprend la généreuse fiche du site patrimoine-religieux.fr.
Photographie de Gabriel Bretocq (1873-1961) disponible sur la base POP du Ministère de la culture et montrant le côté sud de l'église Saint-HIlaire de Quatremare.
L’intérieur de l'église est harmonieux, avec des voutes et des colonnes rappelant presque le style cistercien. La clarté y pénètre par les vitraux et jette le jour sur un riche mobilier. Parmi quelques dizaines de meubles et statues répertoriés par la conservation régionale des Monuments historiques, service du Ministère de la culture, seulement cinq sont classés ou inscrits, c’est-à-dire protégés. Un magnifique lutrin en bois sculpté en forme d’aigle, celui de l’apôtre Saint-Jean, et datant de la seconde moitié du XVIIIe siècle a été classé au titre d’objet le 22 juillet 1932. Plus ancienne, une cuve baptismale octogonale sur pied, taillée dans la pierre et datant du XIVe siècle, a été classée au titre d’objet le 22 juillet 1938. Parmi les éléments inscrits sur l’inventaire supplémentaire (et pourquoi pas complémentaire ?), la scène de l’exorcisme de Saint-Mathurin sur Théodora, jeune fille possédée. Il s’agit de plusieurs blocs calcaires sculptés, peints, badigeonnés et dorés au XVIe siècle. Ils ont été inscrits le 22 juin 1992. De plus, une représentation de Saint-Hilaire, semble-t-il, se trouve en la présence d’une sculpture sur pierre calcaire peinte et dorée, datant de la toute fin du XVe siècle ou du début du XVIe siècle. Elle fut inscrite le 23 avril 1991, en même temps que l’autel latéral sud, du milieu du XVIIIe siècle.
Intérieur de l'église Saint-Hilaire de Quatremare d'après une carte postale illustrée des années 1910 conservée aux Archives de l'Eure (version numérique cotée : 8 Fi 483-1).
Pour le plaisir voici quelques cartes postales illustrées des années 1910 disponibles sur le Net et portant sur le républicanisme quatremarois.
Patrimoine divers
La commune est riche, cela ne fait aucun doute. Elle compte dans ses hameaux le manoir de Damneville, daté du XVIIIe siècle, avec colombier, grange, étable à vaches, pressoir à cidre et four à pain. Le Londel a aussi son manoir portant le millésime de 1816. Il comprend grange, étable à vaches, four à pain, cellier, remise et colombier. Le Coudray a aussi son manoir. Le pavillon nord du logis est estimé du troisième quart du XVIe siècle. Le reste du corps de bâtiment a été reconstruit dans le troisième quart du XVIIIe siècle comme le prouve la date “1762” gravée sur le pavillon sud.
L'entrée de Damneville en provenance du Mesnil-Jourdain par Frédéric Ménissier, que nous remercions, en avril 2021.
Allez, préparez votre sortie et allez manger à midi au restaurant-épicerie bien nommé “Le Quatremare” !
Armand Launay
Pont-de-l'Arche ma ville