Dès les années 1620, la région du confluent de l’Eure et de la Seine fut gagnée par la culture du tabac, cette plante américaine qui s’adapte à tous les climats chauds et tempérés. Mais comment se fait-il que cette région précise fût particulièrement propice à la culture du tabac ? La réponse est simple : la plaine alluviale et les berges de l’Eure et de la Seine étaient enrichies par le limon des crues survenant chaque hiver, ou presque. Des officiers du bailliage ont su protéger cette culture lucrative malgré la volonté du roi d'en tarir la production métropolitaine.
Ainsi, certains habitants des Damps, Léry, Saint-Cyr-du-Vaudreuil, Notre-Dame-du-Vaudreuil (1) mais aussi Pîtres et Romilly-sur-Andelle (selon Jules Sion) se mirent à cultiver l’herbe de Nicot. Pour expliquer quelques gestes des planteurs de tabac dans la région, ainsi que leur période de travail, nous reproduisons ici une partie du texte de Georges Dubosc (cf. sources) :
Un plant de tabac adulte (source Wikipédia).
« Il fallait, dit un adage, que le tabac vît tous les jours son maître ». Sur des couches, par planches, on commençait dans les jardins à procéder à des semis très difficiles car la graine est extrêmement petite.
… Gare aussi, pendant ce temps, aux limaçons, aux vers, aux insectes de nuit, à la lanterne ou aux flambeaux !
A la fin de mai ou de juin, dit Le Plan Général pour la Culture du tabac, dans les terres grasses, labourées et bêchées très soigneusement, amendées grâce aux engrais, par toute la plaine de Léry, on voyait ces travailleurs, femmes, enfants et gens du voisinage accourus de Poses, de Tournedos, planter ou piquer, avec un plantoir, les pieds de tabac.
On les disposait à trois pieds l’un de l’autre, au cordeau, plus souvent en quinconce qu’en carré, le tout par un temps ni trop sec ni trop chaud.
Peu à peu, la petite plante, n’ayant alors que 13 cm de hauteur, croissait et en étendait ses feuilles. Mais que de soins exigés, que de sarclages attentifs, que de binages répétés ! A la fin de juillet, arrivait l’écimage : femmes et planteurs, d’un coup d’ongle habilement donné, supprimaient la fleur jaunâtre ou rouge du tabac : en même temps on procédait à l’enlèvement des feuilles basses, des feuilles de terre, à celui de tous les bourgeons qui détruisaient la force de la plante et son arôme.
Enfin, une centaine de jours après le repiquage, venait la récolte, vers le mois d’août, quand les larges feuilles conservées commençaient à jaunir et à se marbrer, à s’incliner vers la terre. Soit qu’on les enlevât une à une, en trois fois, soit qu’on coupât la tige entière, on la laissait à terre, pendant une belle journée ensoleillée d’été, toute cette récolte qui séchait sur le sol. Ensuite, suspendue à des cordes ou à des perches, on disposait les feuilles dans les greniers ou des appentis aérés, jusqu’au jour où on les assemblait en "manoques" de 25 à 50 feuilles, ensuite réunies en balles ou ballots que venait acheter le fermier ou les sous-fermiers, pour les envoyer aux manufactures, à Dieppe, à Rouen, où il existait, au XVIIIe siècle, 3 ou 4 fabriques de tabac…
Un champ de tabac, de nos jours, dans des contrées plus méridionales... (source Wikipédia).
La remise en cause du privilège local
Le temps où chacun pouvait cultiver des plants de tabac dans son jardin pour sa consommation personnelle arriva à son terme. En 1674, Louis XIV institua un monopole du tabac qu’il donna à ferme à Jean Breton. Ce dernier espérait gagner près de 500 000 livres chaque année en commerçant avec les colonies.
En 1676, Colbert décida de limiter l’étendue des terres métropolitaines réservées au tabac. Pour quelles raisons ? La production métropolitaine permettait de satisfaire une partie non négligeable de la consommation ce qui contournait, en quelque sorte, les intérêts du fermier général du tabac ainsi que les taxes royales portant sur les importations des colonies. Habilement, et peut-être avec quelque raison, Colbert argumenta son choix par la prévention de toute nouvelle famine : "Il faut retrancher la culture de cette herbe de toute la Normandie, parce qu’elle n’est pas nécessaire, que cette province a plus besoin de blé que de tabac".
Néanmoins, la culture du tabac fut largement proscrite en métropole. Cependant, elle perdura dans les villages du confluent de l'Eure et de la Seine grâce à l’Intendant de Normandie, Louis Le Blanc, une sorte de préfet d'Ancien régime. En fait, d’un côté le gouvernement appuyait le fermier général du tabac et, de l’autre, l’Intendant de Normandie soutenait les producteurs locaux dont il devait obtenir mieux qu’une bonne estime. En effet, et Georges Dubosc le mentionne clairement, ces petites aires de production devenaient de véritables foyers de contrebande au sein du royaume et leurs intérêts étaient immenses. Pour preuve, la ferme du tabac dépensait près de 50 000 livres chaque année afin de surveiller la région du confluent par le biais de ses majors et contrôleurs à cheval. Ces derniers tentaient de mettre au pas, avec leurs fusils, les producteurs de la région.
Cependant, Louis Le Blanc résista à Colbert, dépassant par là-même son domaine de compétence, et empêcha les agents royaux d’arracher les plants de tabacs de nos villages. Ce choix fut heureux pour les habitants de la région car la culture du tabac nécessitait une main-d’œuvre nombreuse dans les contrées européennes (deux hommes par arpent), ce qui procurait une activité au pays.
Mais la limitation devint de plus en plus stricte : en 1677, les autorités royales publièrent une liste désignant toutes les paroisses autorisées à cultiver la riche plante dans tout le royaume. Désormais, les espaces autorisés étaient rares et disséminés dans le royaume. En un mot : contrôlables. La région des Damps, de Léry et des Vaudreuil était encore privilégiée bien que remise en cause.
En 1681, une nouvelle ordonnance obligea toute personne réservant des terres à cette culture à en déclarer la localisation et l’étendue auprès d’un juge, notaire ou autre personne publique. Cette déclaration devait être fournie un mois après le nouveau semis sous peine de 500 livres d’amende.
En 1687, la Compagnie du bail Domergue (qui était la nouvelle détentrice de la ferme du tabac) proposa aux populations des Damps, de Léry et des deux Vaudreuil de leur verser une indemnité afin qu’elles abandonnassent leur droit de cultiver. L’Intendant de Normandie argumenta que ce compromis ne serait avantageux qu’aux propriétaires mais pas aux nombreux journaliers et manouvriers qui, grâce à cette activité, parvenaient à payer leur taille. Suite à cette défense, le Conseil du roi accorda un compromis en décidant de restreindre l’étendue des terres autorisées à être ensemencées de tabac. Ce compromis limita de 100 acres les plantations locales : 13 aux Damps, 55 à Léry, 27 à Notre-Dame-du-Vaudreuil et 5 à Saint-Cyr-du-Vaudreuil.
Cette limitation engendra des plaintes, résistances et litiges. C’est pourquoi, en 1688 le nouvel intendant de Normandie, Feydeau de Brou, vint en personne arpenter les champs de tabac de la contrée afin de répartir les terres autorisées entre les paroisses. Ce fut l’occasion d’une grande mobilisation de la population tant l’enjeu était grand. Les notables, les syndics, les curés et les autres habitants étaient réunis dans un vaste débat.
Outre un nouvel accord en 1704, le coup fatal fut porté en 1719, après la création de la Compagnie des Indes, société détentrice de tous les droits relatifs à la production et à la vente du tabac dans l'ensemble du royaume. Cette société, grâce au monopole à elle conféré par la monarchie, interdit purement et simplement toute culture de tabac en France métropolitaine. Elle rétablit provisoirement le droit jusqu’en 1724, certainement pour calmer les plaignants en leur laissant le temps de se reconvertir dans d'autres activités. Entre temps, en 1723, les habitants de la contrée purent bénéficier d’une baisse de la taille de près de 6 000 livres car leurs récoltes avaient été détruites par des intempéries.
Quoi qu’il en soit, aucune loi ne put éliminer la totalité des plants de tabac. Ainsi il exista, aux Damps, des plants de tabac dans des cours de particuliers au moins jusque dans les années 1950... et l'on ne parle que de tabac...
Cette histoire du tabac a des analogies étonnantes avec l'actualité : des entrepreneurs et des hommes représentant l'autorité publique protègent leurs intérêts particuliers en délocalisant des activités dans des pays lointains. Ils laissent sans activité la population locale dont ils souhaitent néanmoins toujours tirer des bénéfices par la consommation et les taxes.
Détail d'une partie de la ferme des Vauges, aux Damps. Une partie de ses pans de bois et certaines pierres de taille (non visibles ici) laissent entendre qu'elle existait déjà au XVIIe siècle. Elle a sûrement été le lieu central de la culture du tabac aux Damps. On peut imaginer que le vallon des Vauges était verdoyant de plants de tabacs et, par conséquent, qu'un ru l'irriguait encore. Cette ferme est aujourd'hui à peine visible, partiellement masquée par un mur en pierre et par un bouquet d'arbres. Elle est enchâssée dans les nouveaux quartiers de la rue des Merisiers et de l'impasse de l'Escarpolette (cliché Armand Launay, aout 2018).
Sources
- Dubosc Georges (1854-1927), « Le Tabac de Pont-de-l’Arche, 1696-1724 », in le Journal de Rouen du 13 avril 1919 (accès au plein texte sur le site de la Bibliothèque numérique de Lisieux) ;
- Sion Jules (1879-1940), Les Paysans de la Normandie orientale, pays de Caux, Bray, Vexin normand, vallée de la Seine : étude géographique..., Paris : A. Colin, 1909.
(1) Ces deux derniers villages ont formé Le Vaudreuil depuis la construction de Val-de-Reuil.
Armand Launay
Pont-de-l'Arche ma ville