Dans une lettre adressée à son épouse depuis Les Andelys, Victor Hugo rapporte une anecdote que voici…
Le 12 septembre 1837
Hier, entre Louviers et Pont-de-l’Arche, vers midi, j’ai rencontré sur la route une famille de pauvres musiciens ambulants qui marchait au grand soleil. Il y avait le père, la mère et six enfants, tous en haillons. Il suivaient le plus possible la lisière d’ombre que font les arbres. Chacun avait son fardeau. Le père, homme d’une cinquantaine d’années, portait un cor en bandoulière et une grande contrebasse sous son bras ; la mère avait un gros paquet de bagages ; le fils aîné, d’environ quinze à seize ans, était tout caparaçonné de hautbois, de trompettes et d’ophicléides [1] ; deux autres garçons plus jeunes, de douze à treize ans, s’étaient fait une charge d’instruments de musique et d’instruments de cuisines où les casseroles résonnaient à l’unisson des cymbales : puis venait une fille de huit ans, avec un porte-manteau aussi long qu’elle sur le dos ; puis un petit garçon de six ans affublé d’un havresac de soldat ; puis enfin une toute petite fille de quatre à cinq ans, en guenilles comme les autres, marchand aussi sur cette longue route en suivant bravement avec son petit pas le grand pas du père. Celle là ne portait rien. Je me trompe. Sur l’affreux chapeau déformé qui couvrait son joli visage rose, elle portait – c’est là ce qui m’a le plus ému – un petit panache composé de liserons, de coquelicots et de marguerites, qui dansait joyeusement sur sa tête.
J’ai longtemps suivi du regard ce chapeau hideux surmonté de ce panache éclatant, charmante fleur de gaîté qui avait trouvé moyen de s’épanouir sur cette misère. De toutes les choses nécessaires à cette pauvre famille, la plus nécessaire, c’est à la petite bégayant à peine que la Providence l’avait confiée. Les autres portaient le pain, l’enfance portait la joie. Dieu est grand.
Commentaire
On ne présente évidemment pas Victor Hugo mais lorsque l’on connait l’engagement politique qui fit en grande partie son renom, on peut s’étonner de cette description des gens du peuple. Ce tableau de misère n’est ni compatissant ni révolté : la chose que retient Victor Hugo n’est pas le pain qui manque mais le panache que porte l’insouciante enfant. Cette vision s’entend… si l’on n’a pas de problème pour se nourrir, comme l’auteur… Si le panache passe pour la chose la plus utile et émouvante à ses yeux, c’est bien parce que le jeune Hugo refuse de voir la misère et qu’il se réfugie dans ce qui lui ravit l’âme.
Il est intéressant de lire ce panache comme une métaphore de la société de privilèges que constituait la monarchie. Ce panache est d’autant plus visible qu’il est rare et qu’il pousse sur la misère la plus la plus crasse. Les privilégiés, en règle générale, quoique, préféraient voir ce panache quitte à en oublier l’injustice qu’il coiffait. C’est encore le cas de Victor Hugo, royaliste désireux de plus de libéralisme et attentif à la misère, même si elle le révolte pas encore. Ouvert à l’évolution des mentalités il fut de plus en plus acquis à la cause sociale et devint le héraut de la justice sociale en se rapprochant des républicains avancés et des prémices socialistes [2].
Quelques années plus tard, le Dieu avec lequel Victor Hugo termine ce passage ne couronnait plus la richesse – même par un beau panache – mais bien plutôt la pauvreté, qui est le parti à la fois du prophète chrétien et des réformistes.
Source
Collectif, Voyage en Normandie, Urrugne : Pimientos, 2001, page 43.
Notes
[1] Sorte de tuba, grand cuivre à vent muni de clés qui fut autrefois utilisé dans les marches militaires principalement.
[2] Victor Hugo ne rompit officiellement avec la droite qu’en octobre 1849, alors qu’il exerçait les fonctions de député de la Seconde république. Cette rupture était consumée car le député refusait une trop grande présence de l’Église dans les affaires publiques (notamment avec la loi Falloux) ainsi que le dédain avec lequel la droite bonapartiste et royaliste laissait souffrir la partie la plus humble de la Nation. Victor Hugo rejoignit les députés qui se déclaraient Montagnards – et donc révolutionnaires – et appela le peuple aux armes lors du coup d’État de Napoléon III cependant qu’il s’opposait à la peine de mort et à la violence gratuite.
Armand Launay
Pont-de-l'Arche ma ville
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