Après le couvent des pénitents (1789-1792) et le bailliage, l’hôtel de ville de Pont-de-l’Arche prit place en 1968 dans une maison bourgeoise des faubourgs bâtie vers 1877 par Joseph Charles Désiré Alexandre Delafleurière. Nous revenons sur l’architecture et l’historique de cet édifice que nous appelons « hôtel Alexandre Delafleurière ».
Avec mes remerciements à Jérôme Croyet
pour les pistes ouvertes sur Jacques Isaac Alexandre.
L'hôtel de Ville en 2012 (cliché Armand Launay).
Un nouveau lieu pour l’hôtel de ville
Au XIXe siècle, la ville se développa le long de la route de Paris, vers Les Damps. Vers 1877, Joseph Charles Désiré Alexandre Delafleurière fit construire près de la route du Vaudreuil, actuelle rue Maurice-Delamare, la belle demeure qui nous intéresse ici. Entre celle-ci et la ville, après 1833, le cordonnier Antoine Ouin agrandit les locaux de ce qui deviendra une vaste entreprise de chaussons puis de chaussures : Marco.
Au XXe siècle, la ville déborde de ses remparts médiévaux. Le groupe scolaire est inauguré en 1934 par Charles Morel, la nouvelle salle des fêtes ouvre en 1954, le nouveau pont est inauguré en 1955, l’école maternelle ouvre en 1957, le stade en 1964, le collège en 1967…
L’urbanisme est à repenser et le 22 octobre 1964 le maire, Roland Levillain, proposa au Conseil municipal l’achat d’une maison entourée d’une propriété de 6 030 m² à vendre au n° 19 de la rue Maurice-Delamare. Il rappela que « les municipalités d'avant 1939 avaient envisagé son acquisition pour y établir la mairie » afin de faire face à l’accroissement de la population. Pour le maire, il s’agit aussi de prévoir l’avenir avec l’ouverture du lotissement de la Forêt, d’une piscine, d’un camping, d’un collège...
Le choix fut pris et, après rénovation, l’hôtel de ville accueillit le public au début de l’année 1968. Ce bâtiment ne connut pas de modification notable avant 2016 où un édifice lui fut adjoint en rez-de-jardin afin de proposer une salle des mariages et des réunions conforme aux normes de sécurité mais aussi au bienêtre des usagers, des agents et des élus.
Ce détail d’une vue aérienne des années 1960 montre l’hôtel Alexandre Delafleurière avant qu’il n’accueille la mairie. On y voit des dépendances et un mur en pierre disparus depuis.
1. Une maison de maitre à l’architecture classique
L’hôtel Alexandre Delafleurière est une des nombreuses maisons de maitre bâties au XVIIIe siècle mais surtout au XIXe siècle. Conçues pour des familles aisées, elles disposent de vastes terrains souvent aménagés en parc, de dépendances et bénéficient d’une architecture soignée.
L’hôtel Alexandre Delafleurière est une maison bourgeoise bâtie sur sous-sol selon un plan rectangulaire. Son chainage est en brique et le remplissage est en moellon en silex. Elle possède un étage et des combles aménagés. Son toit à quatre pans, couvert d’ardoises, est ajouré de fenêtres de toit dissymétriques de la fin du XXe siècle. Les ouvertures, plus hautes que larges, sont vastes, nombreuses, et très régulières à raison de 5 par niveau sur le mur gouttereau et de 3 sur le mur pignon dont certaines sont murées. La porte d’entrée principale et les deux fenêtres de part et d’autre sont voutées en plein cintre. De même pour l’entrée côté cour dont la rampe d’accès aux personnes à mobilité réduite masque, depuis quelques années, un degré ouvragé encore visible au pied de la façade principale. Une autre porte se trouve face à la rue des Soupirs. Elle devait être destinée aux domestiques et donnait accès à la cuisine ce que semble indiquer la présence de cheminées de ce côté-ci du bâtiment.
La modénature, autrement dit le style architectural dans lequel s’inscrivent les éléments de décoration de façade, est à la fois sobre et soignée. La quasi-totalité des décorations repose sur les moulures permises par un enduit peint en blanc qui couvre toutes les façades. Une corniche assez prononcée couronne l’ensemble des façades. Une seconde corniche, plus discrète, sépare le rez-de-chaussée du premier étage. Les corniches couronnent des frises, le plus souvent nues. Deux éléments ressortent des façades :
- un avant-corps central en très légère saillie sur la façade principale et son équivalent, plus prononcé, côté cour. La frise sur l’avant-corps présente une série de piécettes. Les clés des trois fenêtres du rez-de-jardin sont ornées de clés ouvragées ;
- les chainages d’angles en saillie et décorés avec des bandeaux et des tables.
Enfin les encadrements de fenêtres sont aussi soignés avec de belles moulures. L’ensemble de ces décorations inscrivent l’hôtel Alexandre Delafleurière dans le style classique.
Les chainages d’angles, en saillie, présentent de riches décorations :
corniches, tables et bandeaux.
Parc et dépendances
Le parc autour de l’édifice est boisé depuis toujours. Le plan cadastral de 1834 démontre que des dépendances existaient avant la construction de l’hôtel. Elles sont visibles sur la vue aérienne reproduite ci-dessus mais ont été rasées avec la clôture afin d’ouvrir l’hôtel sur la rue ; la mairie sur la ville. Quelques pans de bois sont visibles aujourd’hui dans le mur mitoyen avec Marco.
Une des dépendances a été rasée suite au bombardement du pont le 8 aout 1944. A ce sujet, quelques éclats d’obus sont visibles sur les murs en moellon calcaire scié de l’autre côté de la rue des Soupirs. A noter aussi, le petit bâtiment rural appartenant aux Chaussures Marco qui jouxte le parc de la mairie.
Mentionnons enfin l’intéressant portail d’une ancienne propriété de l’autre côté de la rue Maurice-Delamare qui était visible dans l’atlas de Trudaine (vers 1759). Datant du XVIIIe siècle, ses grandes pierres de taille composent une remarquable voute en plein cintre, avec clé et sommiers, qui renforce le cachet patrimonial de ce faubourg.
Le parc de la mairie vu de la salle du Conseil municipal :
un espace agréable et reposant, vestige du parc de l'hôtel Alexandre Delafleurière.
Décoration intérieure
L’accueil présente une somptueuse mosaïque polychrome couvrant la totalité de la pièce. Une élégante croix grecque mêlée à des décors végétaux orne le centre de la mosaïque tandis qu’une frise à motifs floraux longe les murs. Elle présente notamment des fleurs rouges à quatre pétales. Trois salamandres crachant du feu se trouvent aux extrémités non occupées par le départ de l’escalier. En bas de l’escalier, quelques boiseries encadrent un miroir et une peinture sur bois présentant un sujet champêtre. L’escalier, à la française jusqu'au 1er étage et à moitié tournante jusqu’aux combles, est essentiellement réalisé en bois. Il offre notamment une belle rampe à balustrade. Enfin, depuis 1968 les cadres des couloirs et de l’escalier contiennent des photographies du chantier du pont de bois ayant existé entre 1940 et 1944 ainsi que quelques reproductions du plan du bailliage.
Une des trois salamandres de la mosaïque de l’accueil (détail).
Détail de la mosaïque de l’accueil.
Elément central de la décoration de la mosaïque de l’accueil.
Le décorum républicain
Les mots « hôtel de ville » ont été ajoutés au-dessus de l’entrée en 1967 et renforcent, par leur police de caractères, la dimension classique du bâtiment. Le porche a été couvert en 2001 et porte, depuis 2010, la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité » – une première dans l’histoire de Pont-de-l’Arche – et le logotype de la ville. Les ouvertures de la façade d’entrée soutiennent trois écus aux couleurs de la France et frappés des lettres « RF » pour République française. Celui du centre est surmonté de drapeaux français. Un buste de Marianne en plâtre est situé dans la salle du Conseil municipal. Commandé en 1879, il présente une Marianne sans bonnet phrygien, symbole d’une république conservatrice ; une Minerve plus qu’une révolutionnaire. Un portrait officiel du président de la République fait face à Marianne.
Ce n’est qu'entre 2010 et 2016 que la façade de l’hôtel de ville de Pont-de-l’Arche
a porté la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité ».
2. Historique de l’hôtel
1877, date de construction ?
Il semble que ce soit Joseph Charles Désiré qui ait fait bâtir la demeure qui nous intéresse. En effet, la matrice cadastrale de 1877 mentionne une nouvelle maison sur la parcelle B 458. Celle-ci est imposée à hauteur de 500 francs alors que les autres constructions de 1877 le sont à hauteur de 20, 25 et 60 francs.
Charles Désiré Alexandre Delafleurière (Pont-de-l’Arche le 14 mai 1826 – Rouen le 3 juillet 1878) était marié à Marie Blanche Grimoult. Ils eurent pour fille Victorine Jenny Alexandre Delafleurière (1857-1944), mariée à Charles Emile Anneau (1844-1893) le 1er avril 1880. Selon la matrice cadastrale, ils héritèrent des biens de Joseph Charles Désiré en 1889. Robert Anneau hérita de son père, Charles Emile, et vendit l’hôtel Alexandre Delafleurière à la Ville de Pont-de-l’Arche.
Les frères Joseph et Henri Alexandre Delafleurière
Joseph Charles Désiré, à l’origine de l’hôtel Alexandre Delafleurière, était domicilié à Rouen à la fin de sa vie. Une entente familiale a dû intervenir entre 1850 et 1851 où les biens de sa mère et des « héritiers » lui revinrent.
Cependant, il semble que son frère, Henri Jacques Constant, ait été le principal occupant de l’hôtel familial car son acte de décès mentionne qu’il était « propriétaire » et « domicilié route du Vaudreuil ». Né à Pont-de-l’Arche le 30 janvier 1818 et décédé au même lieu le 4 décembre 1906, Henri Jacques Constant fut maire de la ville du 5 juillet 1891 au 26 juillet 1891 et conseiller municipal depuis au moins 1870 jusqu’à son décès. Il faisait partie de la Société des amis de l’école au côté d’Eugène Ferrand, maire, Jules Fromont (conseiller), Anthime Ferrandier (adjoint), Théodore Chambert (instituteur en retraite), Maurice Delamare (pharmacien), Legrand (percepteur), Etienne Sorel (docteur en médecine), Henry Prieur (conseiller), Léon Revert (instituteur)…
Henri Jacques Constant n’était pas le premier Alexandre Delafleurière à être dévoué à la chose publique…
Jacques Isaac, lieutenant de la République
Jacques Isaac Alexandre Delafleurière, père du constructeur de l’hôtel qui nous intéresse, a été lieutenant dans la 4e division du 16e régiment de chasseurs à cheval de l’armée révolutionnaire (photo SEHRI).
Jacques Isaac Alexandre Delafleurière, père de Joseph et Henri, est né à Pont-de-l’Arche le 10 octobre 1770 et décédé au même lieu le 15 janvier 1837. Il se maria le 1er septembre 1818 à Louise Sophie Guesnier des Bordeaux (décédée à Pont-de-l’Arche le 31 mars 1867). C’est avec elle qu’il eut ses deux fils : Henri Jacques Constant (1818-1906) et Joseph Charles Désiré (1826-1878). Jacques Isaac est un enfant de la Révolution.
Fils d’un des plus grands nobles de la ville, sur lequel nous revenons ci-dessous, il s’engagea dans l’armée révolutionnaire. C’est ce que nous apprend une émouvante déclaration de naissance du 12 mai 1793 signée par Nicolas Poupardin, journalier, et Madelaine Baron. Domiciliés dans la rue Huault, ils vinrent en mairie déclarer la naissance, 2 jours plus tôt, de leur fils Jacques Isaac Poupardin. Ils lui donnèrent le prénom de Jacques Isaac Alexandre, témoin cité dans l’acte. A 22 ans, celui-ci est décrit comme dragon de la Manche et domicilié sur la route du Neubourg. Le fils de noble – dont le titre a disparu – est l’égal du journalier en citoyenneté et en amitié.
Les archives militaires nous informent qu’il devint sous-lieutenant dans la 4e division du 16e régiment de chasseurs à cheval (le 12 septembre 1793) puis lieutenant (le 29 germinal de l’an V). Il quitta l’armée en juillet 1802 pour s’occuper de ses affaires familiales. Son autorisation de départ, signée à Saint-Mihiel le 21 messidor de l’an X, est intéressante. L’armée ne note pas la bonne date de naissance : elle donne le 12 octobre 1772 au lieu du 10 octobre 1770 (l’acte de baptême étant le 12). Quant au prénom, Jacques Isaac a été remplacé par Jean Jacques ; la lumière de Rousseau devant dissiper les origines nobiliaires.
Par ailleurs, son autorisation de départ de l'armée fait état des services du lieutenant Jean Jacques Alexandre : armée du Nord (an II), armée de l'Océan (an III), Sambre et Meuse (ans IV et V), guerre des révoltés belges et l’ile de Walaheren (an VII), armée du Rhin (an VIII) où il reçut un coup de sabre, fut fait prisonnier de guerre à Altenkirschen et où son cheval fut tué à Fribourg. La hiérarchie militaire signala que « Ce citoyen s’ (…) est toujours comporté avec honneur et probité et a rempli ses services militaires avec la plus scrupuleuse exactitude et le dévouement le plus entier à la chose publique… »
De retour dans sa patrie, Jacques Isaac a, semble-t-il, repris le flambeau politique de son père, décédé en 1825, qui fut maire de la ville de 1792 à 1795 et conseiller général entre 1800 et 1815. En effet, on retrouve un Alexandre Delafleurière conseiller général en 1830, date qui coïncide avec une nouvelle révolution. Dans la même période, on retrouve Jacques Isaac dans l’éphémère loge « Les amis réunis », affiliée au Grand orient de France, où l’on retrouve, notamment, Victor Grandin, député libéral. Nous concluons, à l’aune de ces éléments, que Jacques Isaac faisait partie des libéraux, c’est-à-dire la gauche de l’époque, tout comme son père.
Jacques Joseph, garde-marteau du roi, puis jacobin
Jacques Joseph Alexandre Delafleurière est né à Valmont (Seine-Maritime) en 1747 et décédé à Pont-de-l’Arche le 15 juillet 1825. Ce conseiller du roi, garde-marteau des eaux et forêts de la maitrise de Pont-de-l’Arche, joua un rôle de premier rang dans le Pont-de-l’Arche de la Révolution.
Le 20 février 1789, Jacques Joseph Alexandre, sieur de la Fleurière, figurait sur la liste des échevins de la ville. Il fit partie des rédacteurs des cahiers de doléances de Pont-de-l’Arche. Certains ont fait de lui un opportuniste, révolutionnaire par calcul, qui démantela Notre-Dame de Bonport pour de l’or. Cependant, sous le nom d’Alexandre, cultivateur, on le retrouve parmi les premiers citoyens « avancés » quand se constitua la société jacobine : « Les Amis de la constitution ».
Quand la révolution se radicalisa, il devint maire de Pont-de-l’Arche, le 1er octobre 1792, et assuma cette fonction jusqu’en 1796. Il fut nommé commissaire du canton de Pont-de-l’Arche du 18 frimaire IV au 28 ventôse VII. Il reprit une fonction politique de 1800 à 1815 en tant que conseiller général.
Figurant parmi les plus riches notables de la ville avant 1789, il acquit des terres lors de ventes de biens nationaux au premier rang desquelles celles de Bonport, qui lui furent adjugés le 2 avril 1791 pour 161 000 livres (sauf les meubles) en partenariat avec Alexandre de la Folie (maire de Criquebeuf vers avril 1792). Il acquit aussi des terres le long de la route du Vaudreuil, au triège du Val, le long de la route du Neubourg, dans le faubourg de Limaie, à la Cavée, la Maladrie (sic), la ferme de Bon air, au Chêne Jeannet (sic), dans la forêt de Bord, dans l’ile de Bonport, à la Sente à Cagnon...
Jacques Joseph bénéficia du vaste transfert de biens opéré durant la Révolution et scella ainsi son sort avec elle. Désormais, le statut et les intérêts de sa famille et de ses descendants étaient plus assurés avec le camp révolutionnaire puis napoléonien qu’avec le camp royaliste. L’ancien noble était donc compromis, aux yeux des royalistes, avec la Révolution et indésirable, par là même.
Le parcours de la famille Alexandre Delafleurière démontre par son engagement qu’elle n’était pas libérale par calcul mais par conviction et que sa richesse était issue, à la base, des privilèges de l’Ancien Régime.
En guise de conclusion…
Bâti par une des toutes premières familles républicaines de Pont-de-l’Arche, l’hôtel Alexandre Delafleurière accueille aujourd’hui le symbole républicain par excellence dans une commune : la mairie. Ce hasard, ce clin d’œil de l’histoire, valait la peine d’être conté !
Sources
- Archives municipales de Pont-de-l’Arche :
- registres de délibérations du Conseil municipal ;
- cadastre ;
- matrice cadastrale.
- Archives de la Société d'études historiques révolutionnaire et impériale (SEHRI), avec nos remerciements à Jérôme Croyet.
- Archives départementales de l’Eure : 4 M art. 200
- Archives départementales de Seine-Maritime : J 472 (1 et 2).
- Sorel Etienne-Alexandre, Pont-de-l’Arche pendant la Révolution d’après les registres municipaux : 1789-1804, Rouen : Lestringant, 1918, 147 pages.
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