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1 octobre 2021 5 01 /10 /octobre /2021 16:07

Doinel, A., Notice historique sur Alizay, 1880, 72 p. Page 29 :  

 

Tournedos  

Nous reproduisons textuellement la légende de Tournedos rapportée par M. Paul Goujon, avocat, dans son histoire du Vaudreuil.  

"Richard Ier, duc de Normandie, avait épousé Agnès, fille de Hugues le Grand et sœur de Hugues Capet, dont il favorisa l’élévation au trône. Quelque temps après la mort de la princesse, – advint un jour, comme il chassoit, surprit par la nuict, se logea chez son forestier, à Sargeville, près Arques. Sa femme lui sembla si belle qu’il la demanda à son mari qui n’osa l’éconduire. Et incontinent, en vint advertir sa femme ; laquelle secrètement supposa la nuict en son lieu et place, sa sœur Gonnor, fille qui la surpassoit en beauté, dont le duc se contenta et la prinst quelque temps après pour femme et épouse.  

Après que le duc Richard eut longuement entretenu la demoiselle Gonnor et qu’elle eût de luy trois fils et trois filles, les prélats et barons de Normandie luy prièrent qu’il l’espousast, luy remonstrant la bonne grâce et vertu dont elle estoit aornée et qu’il en avoit une belle lignée ; et ainsi le fist, aussi l’aymoit-il fort et ses enfants pareillement, lesquels, afin de les légitimer et faire que son fils Robert fust pourveu à la dignité archiépiscolpale de Rouen, combien qu’ils fussent de grand âge, ils furent tous mis sous le drap.  

La première nuit que la duchesse Gonnor coucha avec le duc son seigneur, puisqu’il l’eust espousée, elle luy tourna le dos. Avoy, dit-il, tu as couché à moy et oncq ne le fiz. – Par foy, dist la dame Gonnor, sire, je souloys gésir en vostre lit faisois vostre volonté, mis à présent, je gis au mien et gerray, si Dieu plaist, m’y coucheray sur lequel costé que je vouldre. Du temps passé, ce lit estoit vostre, mis à présent, je puis dire il est nostre. J’y souloys coucher en doubte, à présent, grâce à Dieu, je y geiz à seureté. Lors elle se print à rire et se torna devers le duc. De la vient que le village où ce fait advint a pris le nom de Tournedos."

 

 

A lire aussi...

Histoire de Tournedos (MM. Charpillon & Caresme)   

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

http://pontdelarche.over-blog.com

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10 juillet 2019 3 10 /07 /juillet /2019 12:42

 

À la mémoire de Serge Petit, parti trop tôt avec son sourire et sa courtoisie.
 

Nous tenons à remercier pour leur aide Yvette Petit-Decroix ainsi que Renée et Pierre Roussel

 

Sa position sur une montagne élevée de trois cents cinquante pieds environ au-dessus des vallons que parcourent la Seine, d’une part, et l’Andelle, rivière du Pont Saint-Pierre, de l’autre, lui donne une des vues les plus agréables de France, surtout au printemps ; les pommiers qui couvrent ces vallons étant alors en fleurs.”

   

Aubin-Louis Millin de Grandmaison, Antiquités nationales ou Recueil de monumens…, 1791.

 

 

La côte des Deux-amants, avec au premier plan le barrage de Poses, vue depuis la rive gauche de la Seine (cliché Armand Launay, mars 2012).

La côte des Deux-amants, avec au premier plan le barrage de Poses, vue depuis la rive gauche de la Seine (cliché Armand Launay, mars 2012).

 

Pyramide verte émergeant du paysage de la vallée de la Seine, la côte des Deux-amants est un lieu de rêveries. Comme nous l’avons précédemment étudié dans un article, on lui attache depuis au moins le XIIe siècle la légende de deux amants, cousins d’infortune de Roméo et Juliette, aux amours interdites et empêchées par les obligations à eux imposées par leurs ainés. 

Dans une autre étude, nous nous sommes penchés sur l’origine du nom de la côte des Deux-amants : populaire, littéraire, chrétienne ou pratique ? La réponse n’est pas simple qui mérite d’associer les différentes thèses. Mais il semble, à minima, que l’existence d’un prieuré au sommet de la côte a entretenu les discussions et le besoin de répéter la légende des deux amants. Que savons-nous de ce prieuré, aussi appelé Madeleine des Deux-amants ? Ses bâtiments ? Son histoire ? Sa fondation ? Des documents existent, passim, sur le Net. Nous en compilons et commentons ici afin de donner quelques repères chronologiques, architecturaux et politiques.  

 

Pour respirer pleinement les images et les sensations, le mieux est de commencer la balade en marchant sur les eaux de la chute du barrage de Poses. La côte des Deux-amants se profile alors entre le vert sombre du bois du contrebas et le vert clair des herbages à contrehaut, parfois couronnés de bleu. Puis, il est bon de longer un peu la Seine et ses remous avant d’apercevoir, derrière sa haie, le manoir de Canteloup. La balade se fait ensuite en sous-bois par les premières pentes du coteau. L’air y est vif, les senteurs varient au fil des saisons et sont toujours au rendez-vous. Le cœur bat plus fort, on existe, on sort plus de soi à mesure que l’on fait l’effort de gagner en altitude. Puis, quelques pas remplacent le sous-bois par les tiges folles des herbages fouettés par les vents. Les échappées sur le paysage épousent la vallée de la Seine, la forêt de Bord et le bois de Longboël. On approche de l’ancien prieuré, rehaussé de fait par son cadre et devenant symboliquement un horizon mystérieux à notre balade. En 1791, Louis-Aubin Millin de Grandmaison écrivit en ce lieu que Le Prieuré est entouré d’un joli jardin, on y jouit de la vue la plus vaste et la plus étendue ; on y découvre une grande partie du département de l’Eure, de la Seine inférieure [...], les villes du Pont-de-l’Arche et de Louviers ; la Seine qui serpente aux pieds, rend ce site le plus agréable qu’il soit possible de voir.” La côte des Deux-amants appelle l’élévation du regard vers ses hauteurs autant que le recul sur nos existences dans la vallée. 

Presque arrivé à la table d’orientation, l’impression d’être devant une fortification se fait. Derrière le mur de la table d’orientation se trouve en effet une vaste propriété privée dont on aperçoit un imposant monument, surtout depuis deux ans où maints arbres ont été abattus. 

 

 

Le dortoir des chanoines émergeant du bois sommital (cliché Armand Launay, juillet 2017).

Le dortoir des chanoines émergeant du bois sommital (cliché Armand Launay, juillet 2017).

 

Un édifice du prieuré subsiste ! Le dortoir de 1685. 

Après le début de la révolution de 1789, les élus de la Convention missionnèrent Aubin-Louis Millin de Grandmaison. Il devait répertorier le patrimoine français. C’était la première recherche encyclopédique, à l’échelle nationale, de l’histoire perçue à travers le patrimoine matériel et littéraire. Les députés révolutionnaires tournaient des pages d’histoire et prenaient conscience de l’intérêt d’immortaliser les plus notables des chapitres précédents, aux pages tournées trop vite, sûrement, tant nous nous sentons et sommes emportés par l’action quotidienne, ses tracas et ses divertissements.  

Dans son ouvrage Antiquités nationales ou Recueil de monumens.., Aubin-Louis Millin accorda au prieuré des Deux-amants, en spécialiste du patrimoine, de belles pages au côté des plus beaux monuments de Paris et de France. Il décrivit le dortoir des chanoines, aussi appelé logis : Le bâtiment est composé d’un rez-de-chaussée, d’un étage et d’une mansarde, avec deux pavillons : il y a neuf croisées de front au corps-de-logis du milieu, et deux à chaque pavillon, ce qui fait treize à chaque étage, avec la porte du milieu, en tout trente croisées. Ce bâtiment a été construit en 1685, ainsi que l’indique l’inscription en brique, fig. 1.” Notre auteur semble fidèle à la réalité qu’il observa alors que son dessinateur se trompa en ajoutant deux croisées imaginaires. Imaginons-le, dépêché dans des lieux nombreux, griffonnant de rapides croquis, pour après, peut-être rentré à Paris, créer ses documents finaux destinés à la reproduction (du sculpteur Ransonnette). La réalité du fait a cédé à la beauté du trait. 

Les analogies entre le bâtiment dessiné pour Aubin-Louis Millin, celui des cartes postales des années 1910 et celui de la photographie de Wikimedia commons sont frappantes. Depuis lors, on appelle ce bâtiment “château des Deux-amants”, tant il est vrai que son architecture est bien plus caractéristique d’une résidence aristocratique, aux larges ouvertures, que d’un modeste et sobre dortoir monacal. Les constructions de l’aile ouest (“à gauche” ; mes excuses aux géographes) ont été remplacées par de nouveaux édifices témoignant que les lieux servirent de maison de retraite, privée, de 1975 à 2007. Les résidents devaient y trouver la paisible retraite des chanoines, retirés du monde ; un peu trop peut-être s’ils n’en avaient fait le vœu.

Quoi qu’il en soit, ce logis est recensé dans la base Mérimée du patrimoine national depuis 1986. Les bâtiments du prieuré n’ont donc pas tous disparu. 

Mais quels étaient les autres bâtiments prioraux ? 

 

Le dortoir des chanoines et l'église en 1791 tels que représentés dans Les Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin.

Le dortoir des chanoines et l'église en 1791 tels que représentés dans Les Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin.

Le dortoir des chanoines dans une carte postale illustrée des années 1910.

Le dortoir des chanoines dans une carte postale illustrée des années 1910.

Le dortoir des chanoines vers 2015 (Source Wikimedia commons).

Le dortoir des chanoines vers 2015 (Source Wikimedia commons).

 

L’église priorale de 1723 : disparue mais partiellement connue...

L’église priorale a entièrement disparu. Il nous en reste néanmoins la représentation demandée par Aubin-Louis Millin pour illustrer ses Antiquités nationales. Notre chercheur en a donné une description textuelle ainsi tissée : “À côté [du logis central, le dortoir] est l’église qui a été entièrement réparée, à l’exception du pan de muraille du côté de l’ancien portail dont on a conservé la rosette. Ce portail n’existe plus, et on n’entre dans l’église que par l'intérieur de la maison. Elle est d’un assez mauvais goût, le bâton de la croix étant plus court que le croisillon. Cette église a été dédiée le 22 septembre 1726, par M. Jean Gaulet, évêque de Grenoble. L’autel est dans le milieu : sous cet autel est un vase, fig. 5 , qui, selon la tradition, renferme les cendres des deux amans : il est de bois peint, et très-moderne. Il contient, en effet, quelques portions d’os, mais ce sont ceux de quelques Saints dont on ignore le nom, parce qu’on a perdu l’étiquette. Dans cette église on remarque trois tombes plates : les gens du pays assurent que ce sont celles des deux Amans et du barbare Banneret.”

 

On lit ici que la nouvelle église n’est pas du gout d’Aubin-Louis Millin qui la trouve disproportionnée et, surtout, sans rapport avec la rareté et l’ancienneté des monuments qu’il devait localiser et décrire. L’église remplaçait un précédent édifice puisqu’elle conservait un “pan de muraille du côté de l’ancien portail.” L’ancien portail est représenté. Il est orienté vers le sud. L’église était donc orientée vers le nord, ce qui est assez rare ; les églises étant traditionnellement tournées vers la renaissance, à l’Est, du soleil et ce afin de symboliser la renaissance du Christ. Un accès public était auparavant possible, surement par la porte perçant le mur d’enceinte visible sur la représentation. Les fidèles étaient donc plutôt attendus depuis les villages du plateau du Vexin. On peut imaginer les personnes les plus pieuses, empreintes de crainte et de respect pour ces lieux mystérieux ; mystérieux car on y entend le chant des chanoines, assis dans leurs stalles, derrière le jubé et la grille qui séparent le chœur de la nef. On ne voit pas les chanoines durant l’office, mais on est baigné de leurs voix, de leur place singulière, peut-être, entre soi et le chemin sublime qui mène aux cieux. Qui sait si, pour les humbles fidèles, les voix des chanoines n’étaient pas comme les rais de lumière traversant les rosaces et vitraux, les sculptures baroques illustrant le souffle divin qui s’en viendra, les joues gonflées des angelots, leurs ailes comme un élan vers le Paradis et la cessation des souffrances… 

Or, la reconstruction de l’église n’a prévu qu’un accès aux chanoines depuis le dortoir ; signe autant que cause, peut-être, de la perte de vitalité et d’idéal du prieuré.  

 

Une autre représentation, non signée et non datée, fut reproduite sur des cartes postales illustrées des années 1910. Elle montre le même corps de logis et date ‒ de ce fait et vraisemblablement ‒ d’après 1685. Cette représentation montre aussi intacte l’église priorale, celle d’avant 1723, semble-t-il, car le portail sud est ouvert et couronné d’un arc en plein cintre ; ce qui n’existait plus dans la nouvelle église. Jusqu’à plus ample informé, le premier à avoir publié une description de l’ancienne église est Charles de Stabenrath, en 1836. Comment le put-il 45 ans après le passage d’Aubin-Louis Millin ? Il consulta puis cita un document, un “état très curieux, rédigé et signé le 11 janvier 1723” rédigé par le prieur et ses frères eux-mêmes. Notre auteur retira de ce document que l’église “avait cent pieds d'élévation depuis le sol jusqu'au sommet du clocher [environ 32 m], et cent-douze pieds de longueur [environ 36 m]. Elle était éclairée par sept croisées ; on y entrait par une porte à plein cintre. Sur les arcs-boutans de l'entrée et de chaque côté, on voyait deux statues en pierre de Saint-Leu : l'une était celle de Jésus-Christ, l'autre celle de Madeleine, tombée quelques années avant. Les contre-forts étaient très peu prononcés, comme dans les anciens édifices.” 

Mais pourquoi refaire cette église, semble-t-il d’architecture rurale ? Charles de Stabenrath le précise : “Dès l'année 1722, le clocher de l'église, qui était carré, construit en pierre, surmonté d'une galerie et d'une flèche couverte d'ardoises, avait été abattu, et l'on songeait à renverser totalement un édifice menaçant probablement ruine.” L’auteur estimait que cette église était romane et datait sa construction du XIIe siècle ; siècle de la fondation du prieuré. Elle avait subi beaucoup de dommages. L’auteur le plus précis sur ces questions est François Blanquart qui, en 1926, publia un article inspiré de celui de Charles de Stabenrath mais plus détaillé et sourcé (les annexes reproduisant les textes originaux). François Blanquart cita les dégâts causés aux bâtiments claustraux par la Guerre de Cent ans et la domination anglaise (page 10). Il cita aussi les lettres d’indulgences accordées en 1454 par le Pape au cardinal de Rouen, Guillaume d’Estouteville, afin d’inciter des fidèles à financer la réparation du prieuré deuxamantin. Le même auteur cita les dégâts causés par la guerre de religions : en 1593, des protestants furent délogés manu militari du prieuré où un incendie ruina de nombreuses parties.   

Mais tout a-t-il réellement disparu de l’église ? 

 

L'église bâtie en 1724 selon un détail la représentation demandée par Aubin-Louis Millin (1791).

L'église bâtie en 1724 selon un détail la représentation demandée par Aubin-Louis Millin (1791).

Gravure non signée et non datée mais qui remonte à la période comprise entre 1685 et 1723. On y voit l'ancienne église et son portail sud.

Gravure non signée et non datée mais qui remonte à la période comprise entre 1685 et 1723. On y voit l'ancienne église et son portail sud.

 

Des vestiges de l’église priorale à Amfreville-sous-les-monts ?

Des vestiges de l’église priorale nous sont parvenus. Selon Charles de Stabenrath : “Parmi les ornemens remarquables qui décoraient cette petite église, il faut citer le retable du grand autel, en pierres sculptées, et représentant l'histoire de sainte Madeleine. Le curé d'Amfreville-sous-Ies-Monts, sans doute plus artiste et plus amateur de l'antiquité que les chanoines ses voisins, ayant appris la démolition de l'église du prieuré, demanda avec instances et obtint pour la sienne ce précieux retable, et, probablement, un tabernacle en pierre, quelques statues devenues inutiles pour l'édifice qu'on allait construire. Le chœur comprenait vingt stalles en bois, précédées par un jubé de même matière, très délicatement sculpté.”

 En consultant des photographies de l’intérieur de l’église Saint-Michel d’Amfreville-sous-les-monts, on retrouve autour du chœur la vingtaine de stalles et des panneaux de bois caractéristiques d’un prieuré. Ce sont les sièges où s’installaient les chanoines durant les offices. Nous avons vu ce même type de stalles à Pont-de-l’Arche, Criquebeuf-sur-Seine et Montaure

L’église est orientée, c’est-à-dire tournée vers l’orient. Son chœur est clôt par un mur plat, sans baies. Celui-ci est orné par un retable, sculpté en pierre semble-t-il, de style baroque. On contemple, c’est-à-dire qu’on est “avec un temple” de la Rome antique, avec ses frontons et ses colonnes. C’est ce que souhaitait symboliser artistiquement la Contre-réforme de 1630 rappelant que le christianisme était catholique et romain et non prétendument réformé, que ce soit par Jean Calvin ou Martin Luther. Le maitre-retable est enrichi d’une statue du Sacré-cœur de la Vierge-Marie. Sur sa droite, se trouve une statue du Sacré-cœur de Jésus-Christ. Sur sa gauche se trouve Saint-Joseph portant l’enfant Jésus. Sur le mur nord du chœur se trouve Saint-Michel, patron des lieux. En vis-à-vis, sur le mur sud du chœur, se trouve Sainte-Madeleine portant un vase de parfum, la myrrhe, qu’elle apporta au tombeau du Christ. Quid des écrits de Charles de Stabenrath ? On retrouve sainte Madeleine dans l’église d’Amfreville mais pas sous la forme d’une histoire illustrée. Quant au maitre-autel, il semble dater du XVIIe siècle. Il serait étonnant qu’il fût délaissé par les chanoines qui construisirent une église en 1723. À tout prendre, nous avons peut-être affaire, ici, à des récupérations d’éléments du monastère lors de la nationalisation des biens de l’église à la Révolution. 

Nous retrouvons en revanche, des éléments concordant : un tabernacle en pierre et une riche statuaire dont une Sainte-Madeleine et un Sacré-cœur de Jésus rappellent l’importance de l’amour et semblent issus de l’église priorale.  

 

 

Le choeur de l'église Saint-Michel d'Amfreville-sous-les-monts (cliché de Pierre Roussel, février 2006).

Le choeur de l'église Saint-Michel d'Amfreville-sous-les-monts (cliché de Pierre Roussel, février 2006).

Le maitre-autel de l'église Saint-Michel d'Amfreville-sous-les-monts (cliché de Pierre Roussel, février 2006).

Le maitre-autel de l'église Saint-Michel d'Amfreville-sous-les-monts (cliché de Pierre Roussel, février 2006).

La statue de sainte Madeleine de l'église Saint-Michel d'Amfreville-sous-les-monts (cliché de Pierre Roussel, février 2006).

La statue de sainte Madeleine de l'église Saint-Michel d'Amfreville-sous-les-monts (cliché de Pierre Roussel, février 2006).

 

Le dortoir des chanoines et l’église de 1723 sont-ils des témoignages des changements d’ordres religieux ?

Charles de Stabenrath livra quelques informations sur les chanoines et leur temporel, c’est-à-dire leurs biens matériels. Il ne restait que trois frères à la Révolution. On ne sait ce qu’ils devinrent à la nationalisation de leurs biens par les Députés. Notre auteur avança qu’ils étaient neuf à se vouer à Dieu en ces lieux, en 1746, et qu’ils disposaient d’un revenu modeste : “le revenu des chanoines du prieuré des Deux-Amans n'était pas considérable, en 1746. Ils possédaient en tout un revenu annuel de 3 655 livres et 13 deniers.” L’auteur compara cette somme aux 12 250 livres qu’avait couté la démolition de l’ancienne église et la construction de la nouvelle maison de Dieu.

Différentes sources montrent que le monastère était passé dans la mouvance des jésuites, c’est-à-dire un ordre de moines fondé en 1539 par Ignace de Loyola afin de lutter contre la Réforme protestante et donc de renforcer les pouvoirs du Saint-Siège. Jean-Michel Bouvris avance, archives en main, la date de 1617 où le monastère devint une dépendance du collège des jésuites de Rouen. Aubin-Louis Millin l’exprima en ces termes : “La mense prieurale a été unie au collège des Jésuites de Rouen, par Paul V, dont les lettres sont datées des années 1607 et 1608, et par des lettres-patentes de l’année 1649. La mense conventuelle fut donnée, en 1652, aux réformés de la congrégation de France. Ce sont eux qui ont rebâti à neuf l’église et tous les lieux réguliers.” Cela signifie que le revenu du monastère (la mense) était réparti en deux sommes : la première, celle du prieur, renforça les revenus des jésuites de Rouen ; la seconde, celle du couvent en lui-même, donc des frères, alla à des frères réformés. Mais réformés de quoi ?   

Charles de Stabenrath nous l’apprend : “les chanoines avaient embrassé la réforme le 24 mai 1648 (...) ils avaient pris le costume de France, et cessé de porter l'aumusse noire sur la tête...” Cette réforme est celle de la Congrégation de France, un ordre de chanoines fondé vers 1619 par François de la Rochefoucauld, abbé de Sainte-Geneviève, à Paris. La finalité était de renforcer l’observance des règles monacales et ce dans la lignée de la Contre-réforme du concile de Trente. En quelques mots, c’était un projet analogue à celui des jésuites que rejoignit, à ce propos, François La Rochefoucauld à la fin de sa vie. C’est sûrement pour cela qu’Aubin-Louis Millin regroupa l’arrivée des génovéfains (adjectif de Sainte-Geneviève) et des jésuites dans le même ensemble chronologique, quitte à la rendre peu compréhensible ‒ voire vétilleuse ‒ pour nous aujourd’hui. Il semble que ce nouvel élan génovéfain soit à l’origine du dortoir des chanoines visible de nos jours. Ce mouvement de contre-réforme génovéfain eut son siècle de gloire, à la fin du XVIIe siècle, où il gagna plus d’une centaine de monastères et prieurés de France. Les religieux devaient attendre de nouveaux frères animés par un renouveau de la foi. 

La réforme génovéfaine a-t-elle été une révolution dans la croyance et la pratique des frères ? Dans la croyance, il semble que non puisque cette réforme se fondait sur une observance accrue de la règle de Saint-Augustin ; règle déjà censée régir le prieuré des Deux-amants depuis 1192, au moins. C’est ce que Jean-Michel Bouvris montre en commentant une bulle originale par laquelle le pape Célestin II accorda aux “augustins” des Deux-amants certains privilèges. 

Mais dans la pratique il semble que les chanoines deuxamantins n’étaient pas tous disciplinés.

 

 

Frère des Deux-amants portant l'aumusse de chanoine d'après une gravure prévue pour les Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin.

Frère des Deux-amants portant l'aumusse de chanoine d'après une gravure prévue pour les Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin.

 

Peut-on expliquer les changements d’ordres religieux ?

Il est facile de lire les passages du prieuré d’un ordre à un autre avec un œil anticlérical. Alors on sourit en songeant aux religieux nobles ‒ à défaut de nobles religieux ‒ s’octroyant une partie des revenus prioraux. C’est partiellement vrai, comme nous l’avons plus haut, et faisait partie de la légalité la plus stricte. Le pape, et même le roi de France, pouvaient nommer des abbés commendataires percevant une partie des revenus afin de gérer les abbayes mais ce dans l’intérêt de celles-ci et non du leur propre. Un prieur, religieux présent parmi les moines, dirigeait réellement l’abbaye. Or, des abus furent commis et maints établissements servirent de rentes à des abbés peu scrupuleux, au grand dam de prieurs. C’est ce comportement illégitime que les nouveaux ordres religieux voulaient extirper de cette hydre à deux têtes qu’on appelle une religion d’État. 

Qui plus est, une crise des vocations religieuses touchaient les monastères parmi lesquels celui des Deux-amants. MM. Charpillon et Caresme citèrent les écrits de Monseigneur Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, qui visita plusieurs fois le prieuré qui nous intéresse : “Sous la date du 9 février 1258 on trouve : “ils sont XV chanoines.” C’est à comparer aux 9 chanoines du début du XVIIIe siècle et aux trois derniers tondus de 1789. Il semble que le prieuré n’ait jamais attiré énormément de frères et qu’il fut en perte de vitalité après le Moyen Âge. 

La discipline a aussi inspiré et justifié le renouvèlement des ordres religieux. En sus des écrits d’Eudes Rigaud au XIIIe siècle, MM. Charpillon et Caresme relatent les procès intentés de 1620 à 1649 par le prieur Jacques de la Ferté (par ailleurs récipiendaire de nombreuses commendes et terres, notamment au Québec) à l’encontre de deux de ses frères accusés de “manque absolu de discipline et d’esprit religieux” et de “violences commises contre ceux que l’on avait tenté d’introduire pour donner le bon exemple”. 

Face aux abus d’une part, de nobles avides d’argent et de pouvoir et, d’autre part, de la crise des vocations et du relâchement de la piété chez certains frères, la Réforme protestante séduisit de nombreux croyants. À défaut de réformer par l’intérieur l’Église, les protestants tentèrent de réformer les croyances et pratiques des hommes. Ceci excita plutôt l’hostilité et la haine entre croyants et nourrit l’agnosticisme et l’anticléricalisme. Le prieuré des Deux-amants fut incendié en 1593 lors d’un combat entre les Ligueurs, des protestants militairement en rébellion contre le roi, qui avaient trouvé refuge dans le prieuré. Ils en furent délogés par les garnisons royales des Andelys et de Louviers parmi lesquelles des assaillants mirent “le feu à la porte principale, l'incendie gagnant ensuite tout le cloître” écrivent MM. Charpillon et Caresme. Outre les nécessaires réparations puis reconstructions des locaux en 1685 et 1723, c’est la remise en cause de l’autorité du roi qui explique en partie la nécessité de mieux contrôler les confessions et les ordres religieux. Le roi dut se défendre des protestants en renouvelant la spiritualité et l’organisation de l’église catholique de France. Il dut aussi diriger cette religion afin qu’elle ne soit plus la stricte propriété d’un État étranger comme elle le fut, durant le Moyen Âge, sous l’emprise du Saint-Siège. C’est ce que l’on nomma l’Église gallicane.

Nous avons vu ici un prieuré de taille et revenus modestes ; qui plus est en perte de vitesse. Qu’en était-il de ses revenus et de sa vitalité durant la période précédente ?

 

 

Vue aérienne du dortoir des chanoines et de la propriété contigüe qui servit, longtemps, de ferme aux frères puis aux propriétaires particuliers après la Révolution française (capture d'écran sur le site Géoportail, juin 2019).

Vue aérienne du dortoir des chanoines et de la propriété contigüe qui servit, longtemps, de ferme aux frères puis aux propriétaires particuliers après la Révolution française (capture d'écran sur le site Géoportail, juin 2019).

 

La constitution du terrier prioral du XIIe siècle au XIIIe siècle. 

Se consacrer à Dieu doit être une vocation, pas une profession. Mais cette vocation nécessite des revenus pour entretenir la santé des hommes et la solidité des locaux conventuels. C’est pourquoi les religieux vivaient des dons des croyants, que ceux-ci soient inspirés par une foi sincère ou par l’intérêt d’une bonne réputation. Les grands donateurs étaient donc, nécessairement, des nobles. Les actes anciens permettent de jalonner les années où émergea le prieuré deuxamantin : entre le XIIe siècle et le XIIIe siècle. 

Un article a été rédigé par Jean-Michel Bouvris, archiviste de l'Orne, qui relate la constitution du terrier du prieuré deuxamantin, c’est-à-dire les actes attestant les droits permanents des religieux sur des terres, des redevances, des services... Les actes prioraux sont principalement conservés aux Archives de la Seine-Maritime, dans le fonds du Collège des Jésuites de Rouen qui en recolle une douzaine pour la période choisie. Sans surprise, les droits des chanoines étaient situés dans le Vexin (Bacqueville, Gaillardbois), son pays naturel, mais aussi le long de la Seine (Tournedos), sur le plateau du Neubourg (Crasville) et, plus surprenant, en France, à Triel-sur-Seine. Jean-Michel Bouvris cite ce qui est, pour lui, “La pièce la plus précieuse (D 109) (...) diplôme original, daté de 1175, concernant des libéralités effectuées par le roi Louis VII à Authie, sur le terroir de Triel-sur-Seine (Yvelines). Les Deux-Amants furent, au cours du Xlle siècle, l'un des rares établissements religieux normands en faveur duquel le roi de France effectua une donation.” 

On peut relier cette rare connexion entre la Normandie et la France à ce qui se produisit à l’endroit de l’ancienne abbaye de Bonport, à Pont-de-l’Arche, cofondée en 1189 par Richard-cœur-de-Lion, roi d’Angleterre, et Philippe Auguste, roi de France. En étudiant cette abbaye cistercienne, nous avons trouvé des mentions du prieuré des Deux-amants dans deux de ses actes (à lire ici). Le 31 juillet 1205, une charte fut signée par les religieux du prieuré des Deux-amants afin de céder à leurs frères de la jeune abbaye de Bonport la chapelle de Saint-Martin de Maresdans, avec toutes ses appartenances et dépendances entre Pont-de-l’Arche et Criquebeuf. Ces droits avaient été en partie cédés en 1198 mais semblaient trop peu précis. Les chanoines des deux communautés durent se concurrencer et s’opposer sur l’exploitation des lieux, d’où la précision de 1205. 

Les religieux étaient aussi, en toute logique, possessionnés alentour. Le prieur était patron de la paroisse de Flipou et, depuis 1208, de celle d’Amfreville-sous-les-monts grâce au don de l'archevêque de Rouen (André Pilet, page 37). Une partie des revenus de ces paroisses leur revenaient donc. En 1203, Jourdain de Canteloup donna aux frères un moulin installé sur la Seine (André Pilet, page 20). Les chanoines possédaient à Amfreville la ferme du Plessis et “la ferme des Deux Amants”, jouxtant le prieuré (André Pilet, page 87). Ils possédaient des terres à Romilly-sur-Andelle, qu’ils fieffaient contre des rentes et redevances. Ils accaparèrent 12 hectares de pâturages à Pîtres et Romilly. Les habitants de ces paroisses leur intentèrent un procès en 1507 qui ne fut jugé qu’en 1583 en faveur des habitants spoliés. Les chanoines possédaient aussi un hôtel à Rouen, rue Martainville (André Pilet, page 43), sûrement pour la résidence temporaire du prieur et de frères et la vente de productions locales comme le vin dont on voit le vignoble sur la représentation ancienne plus haut. 

Mais de quand date précisément ce prieuré ? 

 

 

Représentation du gisant de Jean Farceau (selon Nicolas Bertin) dont la tombe était située dans l'église priorale. Il compte parmi les donateurs nobles qui ont constitué le temporel des chanoines.

Représentation du gisant de Jean Farceau (selon Nicolas Bertin) dont la tombe était située dans l'église priorale. Il compte parmi les donateurs nobles qui ont constitué le temporel des chanoines.

 

Vers 1145 apparait le prieuré des Deux-amants. 

Ernest de Blosseville cita le chartrier deuxamantin dans le fonds du collège des jésuites de Rouen. Il le consulta partiellement. À la page 16 de son article, il écrivit que “Le plus ancien [acte], croyons-nous, est un acte de Louis-le-Gros, donnant au prieuré des Deux-Amants 56 arpents de terre. L'origine de l'établissement religieux est donc au moins contemporaine du règne de ce prince, monté sur le trône en 1108.” Louis VI, dit le gros, régna sur les Francs de 1108 à 1137. MM. Charpillon et Caresme citèrent la même donation mais la datèrent de 1175. Le document doit être peu lisible mais la date de 1175 est plus réaliste et rejoint la lecture de Jean-Michel Bouvris abordée ci-dessus. 

MM. Charpillon et Caresme datent les premiers actes du chartrier de 1143 sans toutefois les détailler. 

Jean-Michel Bouvris cite, page 450, une charte d’”Hugues d'Amiens, archevêque de Rouen, délivrée peu avant 1150, par laquelle le prélat prend sous sa protection l'établissement, dont le patrimoine apparait encore à l'état embryonnaire.” Ceci pose assez précisément la naissance du prieuré quelques années auparavant, soit vers 1143. Le même auteur cite une bulle du pape Alexandre III, datée de 1165, qui intégra officiellement le prieuré deuxamantin dans le giron du Saint-Siège. Jean-Michel Bouvris est parvenu à faire le lien entre l'archevêque de Rouen, Gautier de Coutances (1184-1207), et le prieuré des Deux-amants envers lequel il fut généreux : son aumônier, frère Guillaume, était en 1207 un moine deuxamantin. L’impulsion religieuse est établie : le prieuré dépendait d’un groupe de frères appelés chanoines, eux-mêmes soumis à l’archevêché. 

Une famille parait avoir particulièrement enrichi le temporel du prieuré au point de passer pour sa fondatrice : les Malesmains. Les armes de cette famille étaient celles du prieuré comme le démontre le document des chanoines, daté de 1723, et reproduit par François Blanquart (page 28) : “Au fond, contre le pignon, etoit un autel et, au dessus, un retable representant l'Annonciation, au bas duquel etoit, d'un coté, les armoiries du prieuré, qui sont trois mains gauches de sable sur un fond d'azur, representant le dessus de la main à la vüe de l'autre coté etoit un ecusson dont le fond etoit aussi d'azur, en ovale, de meme que le precedent, avec un cheveron doré, au hault duquel et entre la pointe etoient deux roses sans queue et au bas dudit cheveron, dans le milieu, un croissant doré.

On retrouve cette famille dans les chartes attestant les donations de terres et de droits. C’est le cas des dons de Roger de Berville qui donna des droits sur huit églises qui du pays de Caux qui du Calvados. Nous étudions plus précisément cette famille dans un article consacré à la datation du lai de Marie de France sur les Deux-amants et son lien avec des nobles originaires de Pîtres attachés au pouvoir des rois normands d’Angleterre. 

 

 

Armes de la famille de Rouville, apparentée, vraisemblablement, aux Malesmains qui passent pour les fondateurs du temporel des chanoines. Leurs armes sont devenues celles du prieuré des Deux-amants (source : Pierre Palliot et Louvan Géliot, Science des Armoiries, 1660).

Armes de la famille de Rouville, apparentée, vraisemblablement, aux Malesmains qui passent pour les fondateurs du temporel des chanoines. Leurs armes sont devenues celles du prieuré des Deux-amants (source : Pierre Palliot et Louvan Géliot, Science des Armoiries, 1660).

 

Résumer pour conclure !

Nous avons étudié un prieuré de chanoines réguliers soumis à la règle de saint Augustin. Il exista de 1143, environ, à 1790. Il fut possessionné par de nobles familles normandes, au premier rang desquelles les Malesmains. Le roi de France Louis VII fit un don assez faible géographiquement mais fort symboliquement, ceci dans une des rares périodes de paix entre la France et la Normandie. 

Sans jamais croitre énormément (15 frères), le prieuré deuxamantin perdit de sa vitalité durant l’Ancien Régime. C’est ce dont témoignent les changements d’ordres religieux au XVIIe siècle (il fut jésuite puis génovéfain). Il reste de ces tentatives de vitaliser le prieuré le bâtiment du dortoir des chanoines, bâtiment datant de 1685, et des documents sur l’église bâtie vers 1724 et qui dut disparaitre sous les pics d’une carrière de pierres durant et après la Révolution. 

La Madeleine des Deux-amants fut, somme toute, un petit prieuré d’origine religieuse mais il attira les regards par son nom énigmatique autant que poétique : les deux amants. Nous consacrons une étude à ce nom. Il attira aussi les regard par la beauté de son cadre, c’est-à-dire son élévation qui rend sa vue incontournable. La légende ainsi que la géographie ont achevé de magnifier ce lieu au point qu’il est entré dans la liste des monuments nationaux établie par Aubin-Louis Millin. Avec le lai de Marie de France, la côte des Deux-amants et un petit joyau géographique et littéraire, au cœur de la culture française. Le prieuré n’a pas eu d’incidence notable dans l’histoire régionale mais il a largement contribué à bâtir le rayonnement poétique et spirituel de la côte des Deux-amants. 

 

Aujourd’hui, les appétits capitalistes s’apprêtent à ternir et salir l’environnement de la côte deuxamantine : en effet les lobbies du pétrole et de la construction ont prévu de construire une nouvelle autoroute contournant l’Est de Rouen depuis Val-de-Reuil. Une longue saignée de bitume environnera autant qu’elle polluera nos forêts, villages et poumons. Pour quel gain ? La richesse matérielle et très ponctuelle de quelques hommes.  

 

 

Croix de fer de l'entrée du village de Poses devant le sommet, en arrière plan, de la côte des Deux-amants (cliché Armand Launay, mars 2012).

Croix de fer de l'entrée du village de Poses devant le sommet, en arrière plan, de la côte des Deux-amants (cliché Armand Launay, mars 2012).

 

Sources

- Bertin, Nicolas, Voyage archéologique et liturgique en Normandie, Rouen, E. Cagniard, 1863, 56 pages, voir les pages 12 et 13. Accessible sur Gallica ;

- Blanquart, François, “La madeleine du mont des Deux-amants en 1722 : une description de l’ancienne église prieurale au moment de sa démolition”, pages 9 à 73, in Mélanges : documents / Société de l'histoire de Normandie, 10e série, 1926. Accessible sur Gallica

- Blosseville, Ernest, “L’origine du prieuré des Deux amants en Normandie : fabliau du XIIIe siècle, par un trouvère du XVIIIe siècle”, 32 pages, extrait du Précis des travaux de l'Académie impériale des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, années 1807-1868. Disponible sur le site de la Bibliothèque de la Sorbonne ;

- Bouvris, Jean-Michel, “Les plus anciens actes du prieuré augustin des Deux-Amants à l'ancien diocèse de Rouen (vers 1110-1207)”, Annales de Normandie, n° 4, 1995, p. 448-450. Accessible sur Persée ;

- Charpillon, Louis-Étienne, Caresme, Anatole, Dictionnaire historique de toutes les communes du département de l’Eure, Delcroix, Les Andelys, 1868, tome I, notice “Amfreville-sous-les-monts”, chapitre : “Prieuré des Deux-amants”, page 109 ; 

- Duplessis, Michel Toussaint Chrétien, Description de la haute et basse Normandie, 1740, tome 2, page 331 (consultable dans Google livres) ; 

- Foulon, Charles, “Marie de France et la Bretagne”, Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, 1953, pages 243 à 258. Accessible sur Persée

- Francis, Elizabeth A., “Marie de France et son temps” in Romania, tome 72, n° 285, 1951. pages 78 à 99. Accessible sur Persée ;

- Millin de Grandmaison, Aubin-Louis, Antiquités nationales ou Recueil de monumens..., tome 2, chapitre 17, “Prieuré des deux amans”, 1791 (consultable dans Gallica et dans archives.org) ;

- Pilet, André, Terre des Deux-Amants. Amfreville-sous-les-monts : son histoire, des silex taillés à l’ordinateur, éditions Bertout, Luneray, 1996, 179 pages (achetable dans cultura.com) ;

- Stabenrath, Charles de, “Notice sur le prieuré des Deux-amants”, in La Revue de Rouen et de Normandie, 1836, pages 370 à 382. 

 

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

http://pontdelarche.over-blog.com

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9 juillet 2019 2 09 /07 /juillet /2019 12:24

La côte des Deux-amants se trouve dans l’Eure, entre Pîtres et Amfreville-sous-les-monts. Elle surplombe le barrage de Poses et, surtout, le confluent de la Seine et de l’Andelle. Elle constitue l’avancée ultime du plateau crayeux du Vexin vers le nord-ouest. Ainsi, elle possède une forme rare où se joignent deux alignements de côtes : les côtes de Seine, ponctuées de falaises depuis Connelles, et les côtes sud de la basse vallée de l’Andelle. 

Le nom des Deux-amants est énigmatique. Nous avons déjà étudié un lai, c’est-à-dire une fable médiévale, de Marie de France, daté de 1155, environ, et qui fait partie du patrimoine littéraire français et, plus précisément, de la littérature courtoise. Cette fable dépeint les efforts d’un noble prétendant au mariage d’une princesse. Mais le père de celle-ci, roi de Pîtres, ne voulait marier sa fille qu’à l’homme capable de la porter dans ses bras ‒ en courant sans pause ‒ au sommet de la côte. Fou amoureux, le prétendant voulut tout de même relever le défi fou. La princesse lui recommanda de chercher un philtre qui l’aidera à surmonter sa fatigue. Le prétendant chercha ce philtre à Salerne et revint à Pîtres. Il parvint à porter la princesse au sommet de la côte, en se passant du philtre, et mourut de fatigue. La princesse, elle, en mourut de douleur. 

Le texte original peut se lire sur Wikisource précédé d’une traduction de Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort-Flaméricourt datée de 1820.

Cependant l’auteure, Marie, écrit elle-même qu’elle a couché sur le papier une légende populaire, préexistante donc. La fable de Marie fut oubliée et ne resurgit de la bibliothèque du muséum de Londres qu’en 1820. Entre temps, la légende locale était toujours vivace. 

Alors, le nom des Deux-amants a-t-il une origine populaire ou littéraire ? 

Mais encore, un prieuré fut fondé sur la côte des Deux-amants dans la période où fut écrite la fable de Marie. Il fut nommé “Prieuré des Deux-amants”. Or, l’idée qu’un prieuré porte le nom de deux amoureux parait bien peu religieuse, profane et donc indécente. Certains érudits avancèrent que le nom des Deux-amants proviendrait plutôt des “monts” de la région d’Amfreville… “sous les monts”.

Alors, le nom des Deux-amants a-t-il une origine chrétienne ou pratique ?    

 

Voici la plus ancienne représentation - connue - de la côte des Deux-amants. Non signée, on peut la dater entre 1685 et 1722. Le document met en valeur le lien entre cette côte, la Seine et l'Andelle comme voies fluviales.

Voici la plus ancienne représentation - connue - de la côte des Deux-amants. Non signée, on peut la dater entre 1685 et 1722. Le document met en valeur le lien entre cette côte, la Seine et l'Andelle comme voies fluviales.

La côte des Deux-amants constitue un paysage singulier dans la vallée de la Seine. Ici sur une carte postale des années 1910.

La côte des Deux-amants constitue un paysage singulier dans la vallée de la Seine. Ici sur une carte postale des années 1910.

 

1. Une origine populaire ?

Notre première entrée dans le domaine de la côte des Deux-amants se fait par l’oralité quand nos proches, ou un guide imprimé, nous révèle que son nom vient d’une légende orale. L’origine populaire, traditionnelle, existe qui ne semble pas remise en question faute de volonté, de matériau à étudier si ce n’est pas les deux. Cela se comprend car, Marie de France, première personne à avoir rédigé la légende, avoue elle-même qu’elle a emprunté aux Bretons la fable par eux composée à l’oral donc. C’est par ces vers qu’elle commence son lai : 

 

“Jadis avint en Normendie

Une aventure mut oïe

De Deus Amanz qui s’entr’amèrent

Par amur ambedeus finèrent ;

Un Lai en firent li Bretun

Des Deus Amanz reçuit le nun.

 

C’est clairement exprimé, le lai des Deux-amants existait auparavant et était très entendu, autrement dit connu du peuple. Sans qu’on puisse donner de date précise, le lai de Marie de France finit par tomber aux oubliettes mais la légende demeura connue en Normandie et ce par transmission orale.

 

 

 

Jusqu’à plus ample informé, le premier à coucher de nouveau par écrit cette légende est, selon Ernest de Blosseville (page 11), Germain-François Poullain de Saint-Foix dans le cinquième tome de ses Essais historiques sur Paris (page 157). Ce tome date de 1776. L’auteur y livra cette légende en tant que preuve de l’arbitraire exercé par des seigneurs locaux sur leurs serfs. Il la considéra comme fait historique mais ne cita pas ses sources.

 

La version de la légende selon Germain-François Poullain de Saint-Foix en 1776 : 

“Un seigneur qui possédoit une terre considérable dans le Vexin normand se plaisoit à faire parler de lui par ses idées singulières et bisarres. Il assembloit, au mois de juin, tous ses serfs, de l'un et de l'autre sexe, en âge d'être mariés, et leur faisoit donner la bénédiction nuptiale. Ensuite on leur servoit du vin et des viandes ; il se mettoit à table, « buvoit, mangeoit, et se réjouissoit avec eux ; mais il ne manquoit jamais d'imposer aux couples qui lui paraissoient les plus amoureux quelques conditions qu'il trouvoit plaisantes. Il prescrivoit aux uns de passer la première nuit de leurs noces au haut d'un arbre, et d'y consommer leur mariage ; à d'autres de le consommer dans la rivière d'Andelle, où ils passeroient deux heures, nuds en chemise ; à ceux-ci de s'atteler à une charrue, et de tracer quelques sillons ; à ceux-là de sauter à pieds joints par dessus des cornes de cerf, etc. Il avoit une nièce qui aimoit un jeune homme de son voisinage et qui en était éperdûment aimée. Il déclara à ce jeune homme qu'il ne lui accorderoit sa nièce qui condition qu'il la porteroit sans se reposer, jusqu'au sommet d'une montagne qu'on voyoit des fenêtres de son château. L'amour et l'espérance firent croire à cet amant que le fardeau serait léger. En effet, il porta sa bien-aimée, sans se reposer, jusqu'à l'endroit indiqué mais il expira une heure après des efforts qu'il avoit faits. Sa maîtresse, au bout de quelques jours, mourut de douleur et de chagrin. L'oncle en expiation de leur malheur qu'il avoit causé, fonda sur la montagne un prieuré qu'on appela le prieuré des Deux Amants.” 

Ernest de Blosseville avança que “c'est de lui que procèdent toutes les compilations” qui ont suivi. Il semble en effet que l’écriture imprimée permit de diffuser plus largement cette légende. Elle nous offre, surtout, des preuves datées et traçables de l’existence de la légende ; ce que l’oralité ne permet pas. Qui plus est, dans une histoire de Paris, il n’y a aucun doute que cette légende normande connut une plus grande publicité dans le public lettré français que s’il n’entrât dans une publication à portée provinciale. 

Que retenir de cette version par rapport au texte de Marie de France ? Il a beaucoup perdu de sa portée morale. Elle met l’accent sur la personnalité irréfléchie et farfelue du seigneur et ajoute des fantaisies à caractère sexuel qui nous rappellent les débats autour du moyenâgeux droit de cuissage où le graveleux se pare de recherche en apparence historique et donc légitime. Le roi est devenu un simple seigneur. La fille est devenue la nièce du seigneur. La parente de Salerne et le philtre ont disparu. L’idée de l’aveuglement amoureux du prétendant existe toujours mais son amante n’a plus de rôle de conseillère avisée. La chute, si l’on ose dire ainsi, n’explique pas la naissance du lai mais la fondation du prieuré.

Cette légende semble être la version appauvrie, répétée dans les auberges, du texte de Marie. On en imagine déjà une autre version, plus familiale, destinée aux enfants. Alors, peut-on imaginer que le lai de Marie soit d’origine populaire ou, au contraire, que la version populaire soit un lointain rappel du texte de Marie de France ?  

 

 

A partir du texte de Germain-François Poullain de Saint-Foix, paru en 1776, la légende des Deux-amants a connu de nombreuses versions écrites ainsi que des illustrations. Ici, les tableaux du peintre normand Paul Malençon (1818-1880) reproduits sur une carte postale de la fin du XXe siècle.

A partir du texte de Germain-François Poullain de Saint-Foix, paru en 1776, la légende des Deux-amants a connu de nombreuses versions écrites ainsi que des illustrations. Ici, les tableaux du peintre normand Paul Malençon (1818-1880) reproduits sur une carte postale de la fin du XXe siècle.

2. Une origine littéraire : le lai de Marie de France ?

La découverte en 1820 du lai de Marie de France par l’abbé Delarue au muséum de Londres n’a pas modifié la diffusion de la légende. Les hommes ont continué à coudre librement sur une trame commune et lâche l’histoire tragique des amoureux. Le romantisme dut attirer les regards vers la légende deuxamantine (adjectif des Deux-amants) et de ses larmes l’a déployée comme une éponge que l’on arrose.

Marie écrivit que les Bretons ont fait un lai de l’histoire des Deux-amants. Que viendraient faire des Bretons en pleine Normandie ? Dans un précédent article, nous avons analysé l’argumentaire d’Elizabeth Francis selon qui les 12 lais de Marie s’inscrivaient dans la politique d’Henri II d’Angleterre. Ce monarque cherchait la fidélité de ses seigneurs notamment en faisant paraitre des ouvrages légitimant son pouvoir et, plus généralement, celui des ducs de Normandie sur la germanique Angleterre. Ceci explique le recours aux légendes celtiques, bretonnes, montrant que les familles des barons normands étaient en partie issues de la petite Bretagne. Ils étaient donc les héritiers des anciens rois bretons et autre mythique Arthur. Le lai des Deux-amants s’adressait en particulier à la famille du comte d’Hereford, originaire de Pîtres. Ses ancêtres épaulèrent Guillaume le Conquérant dans sa conquête d’Albion puis restèrent attachés aux successeurs de Guillaume. Ceci peut expliquer pourquoi Marie place dans la bouche de Bretons ce qui est parfaitement normand. Qui plus est, dans ses 12 lais Marie traite deux thèmes principaux, en vogue dans la littérature courtoise : les loisirs, tels que les tournois, et la justice de nobles personnages bien inspirés d’être loyaux envers leurs prochains. Notre lai pîtrien fait partie du traitement de ces thèmes.

 

Afin de dater le lai des Deux-amants, R. N. Illingworth montra, à la suite d’Ernest Hoepffner, que Marie de France s’inspira partiellement d’une œuvre des Métamorphoses d’Ovide : Pyrame et Thysbé. Cette œuvre fit l’objet de nouvelles publications à partir de 1155. R. N. Illingworth date la composition du le lai entre 1155 et 1160. Ce lai présente des analogies avec l’œuvre d’Ovide : l’amour de jeunes êtres malgré l’obstacle parental, le manque de mesure (de raison) des amoureux qui créent leur propre perte et se donnent la mort, la non consommation du mariage pourtant voulu(e), la scène finale où l’amante étreint celui qu’elle vient de perdre... 

Autre auteur, Charles Foulon montra que Marie s’inspira du Roman de Brut du Normand Robert Wace. Cet ouvrage mi-historique mi-légendaire fut commandé par Henri II pour justifier le pouvoir anglo-normand. C’est ici que Marie puisa les noms de “Neustrie” prénormande et de “Pîtres” en tant que résidence royale. 

De tout cela nous retenons que Marie est en partie créatrice ‒ car augmentatrice ‒ du lai deuxamantin. R. N. Illingworth avance que Marie a dû s’inspirer tout de même d’une légende locale. Nous pouvons en effet remarquer qu’il manque l’idée d’ascension à la légende de Pyrame et Thysbé et aux thèmes courtois des loisirs et de la justice . 

 

Enfin, nous remarquons que la légende locale se distingue d’autres histoires impliquant deux amants malheureux ; histoires renommées au XIIe siècle. Nous n’évoluons pas dans les luxurieux rapports entre Héloïse et Abélard dont les lettres sont datées de 1115 ; nous ne sommes pas dans l’abstinence voulue et tenue des deux amants sans désir et rapports physiques tels que Grégoire de Tours les dépeint au chapitre 42 du premier livre de L’Histoire des Francs (page 83). 

Pour autant, les Deux-amants semblent être bons chrétiens, capables d’amour sincère, voulant le mariage et la justice. De plus, la version populaire de la légende, telle que rapportée par Germain-François Poullain de Saint-Foix en 1776, la relie explicitement au prieuré deuxamantin.

Faut-il délaisser la thèse religieuse de l’origine du nom qui nous intéresse ici ?  

 

3. Une origine religieuse : les deux amants divins : Jésus et Marie Madeleine ? 

Le thème de l’amour en esprit de Jésus et de Madeleine existait au Moyen Âge. Il n’y a rien d’étonnant à cela quand on songe au Cantique des cantiques de Salomon où l’amour pur entre deux êtres exprime la foi sincère et dévouée envers le divin : 

 

“Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe qui repose entre mes seins.

Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troëne des vignes d’EnGuédi. 

- Que tu es belle, mon amie, que tu es belle ! Tes yeux sont des colombes. 

- Que tu es beau, mon bien-aimé, que tu es aimable ! notre lit, c’est la verdure. 

Les solives de nos maisons sont des cèdres, nos lambris sont des cyprès.”

 

Le cantique des cantiques, de Salomon, La Bible selon la traduction de Louis Segond. 

 

Le thème de l’amour en esprit était aussi dans l’air du temps quand fut fondé le prieuré des Deux-amants, vers 1143. En effet, en 1139 le deuxième concile de Latran entérina l’interdiction faite aux clercs de se marier et donc de connaitre la coupable chair qui divertit de l’amour réel. 

De plus, le thème des deux amants divins se retrouve, comme le cita Ernest de Blosseville (page 15) dans d’autres traditions à Clermont (inspirée de Grégoire de Tours, comme vu ci-dessus) et Lyon (communauté des Deux-amants), à Saint-Riquier (ché Picards) mais aussi en Espagne… 

Un argument pèse plus encore : Charles de Stabenrath et F. Blanquart commentent et reproduisent partiellement une description de l’ancienne église du prieuré, menaçant ruine. Elle fut rédigée par le prieur des Deux-amants, lui-même. Datée du 11 janvier 1723, cette description mentionne que : “Sur les arcs-boutans de l'entrée et de chaque côté, on voyait deux statues en pierre de Saint-Leu : l'une était celle de Jésus-Christ, l'autre celle de Madeleine, tombée quelques années avant.” F. Blanquart montre, de plus, que des statues de Jésus et Marie Madeleine se trouvaient aussi dans le chœur de l’église. Les figures de Jésus et Marie Madeleine n’étaient pas anecdotiques puisqu’elles accueillaient le fidèle à l’entrée de l’église priorale et se trouvaient au cœur du rituel sans cesse renouvelé par les chanoines. 

Qui plus est, Charles de Stabenrath argua que l’on trouve l’expression de “Deux amants” “dans une charte latine de 1177 : Duorum Amantium, que l'on traduit par Deux-Amans. Il s'agit, dans cette charte, d'une donation faite en faveur du prieuré par Gouel de Bauldemont, fils de Bauldric” (page 375). Il semble que le prieuré fût fondé vers 1143. Il serait étonnant ‒ autant que singulier ‒ qu’il n’ait pas porté le nom de Deux-amants dès sa fondation. 

Enfin, et pour en finir avec cet argument, le prieuré était aussi appelé sainte-Madeleine des Deux-amants. Les Deux-amants divins remplissent les locaux de l’ancien prieuré voué à eux.  

 

 

Le thème des Deux-amants divins était connu au Moyen  ge. Ici, par exemple, un détail de l’ébrasement du porche sud de la cathédrale de Chartres représente les “deux amants”. Cette illustration est une reproduction de diapositive des années 1930 du fonds Bonnenfant et classée sous la cote : 37 Fi 1822 aux Archives départementales de l’Eure.

Le thème des Deux-amants divins était connu au Moyen ge. Ici, par exemple, un détail de l’ébrasement du porche sud de la cathédrale de Chartres représente les “deux amants”. Cette illustration est une reproduction de diapositive des années 1930 du fonds Bonnenfant et classée sous la cote : 37 Fi 1822 aux Archives départementales de l’Eure.

 

Quant à Marie Madeleine, son nom fut donné à plusieurs personnages dans la théologie chrétienne. Malgré bien des controverses, elle incarna et symbolisa plutôt celle qui a péché à un moment de sa vie. Cela ne la singularise pas quand on songe aux vies du soldat saint Paul... et du bon vivant saint Augustin, dont les écrits ont inspiré la création de la règle des augustins ; règles des chanoines deuxamantins. Puis, Madeleine incarna et symbolisa le repentir : elle aima Jésus. Elle ne l’aima ni dans le sens du désir physique (l’éros grec), ni de l’amitié (philia), ni de la tendresse familiale (storgê) mais du désintéressement, du spirituel (agapè). C’est précisément en cela que consiste le vœu de chasteté des moines amants en esprit de Jésus. Or, amant signifiait “amoureux” en ancien français avant que son sens ne se limite à la relation sexuelle, voire sentimentale. Par ailleurs, presque comme Apollinaire, on pourrait aisément écrire à l’entrée des monastères : “les cénobites en paix”. Reprenons. C’est d’ailleurs ce que Jésus dit à Marie Madeleine quand il révéla sa résurrection : “noli me tangere”, ne me touche pas. L’amour qu’il désigne est celui qui assure l’immortalité et non les passions physiques qui dévorent et perdent l’homme, mâle et femelle. De nos jours, dans une atmosphère Da-Vinci-codesque, beaucoup de bruits courent autour d’un hypothétique amour charnel entre Jésus et Marie Madeleine, ancienne prostituée. C’est bien mal comprendre la finalité spirituelle du message chrétien.

 

Pour libérer l’imagination et développer la réflexion, on gagne à observer le rôle de tout premier plan donné à un personnage féminin dans les témoignages, anciennement dits testaments, des apôtres : Marie Madeleine était une femme et Jésus, envoyé de Dieu, l’élit premier témoin de sa résurrection. Or, au XIIe siècle, en France, le culte de Marie était vif et la littérature courtoise émergeait. Cette littérature louait l’homme qui sait respecter la femme. Parler de tension vers une égalité homme-femme serait anachronique mais la femme, au moins dans les milieux lettrés et aisés, se vit reconnaitre une sensibilité, une dignité. C’est là que la thèse romantique et profane des “deux amants” trouve un certain crédit. 

 

Malgré la présence monacale et les statues de Marie Madeleine et Jésus dans l’église priorale, le peuple ‒ et les auteurs après lui ‒ ont préféré la légende orale, plus romantique et profane. Aubin-Louis Millin nota que les gens du peuple attribuaient même les tombes du prieuré non aux anciens donateurs, tels les Malesmains ou les Rocherolles, mais aux deux amants de la légende et au père contrit. Les faits ont beau être têtus, écrivait Lénine, ils le sont moins que les hommes en quête de rêverie. 

Que valent les faits, justement ? Le nom des Deux-amants a-t-il une origine pratique ? 

 

4. Une origine pratique est-elle possible ?

Voici une explication moins aimée des érudits : la côte des Deux-amants pourrait tout simplement tenir son nom de sa géographie.

Charles de Stabenrath a une plume acérée sur le sujet : il crucifie le religieux Michel Toussaint Chrétien Duplessis selon qui le nom de “Deux-amants” proviendrait, légèrement déformé, de “deux monts”. Il se fonda sur l’observation de la côte depuis la rive droite de l’Andelle où deux monts se distinguent entre le départ d’un vallon. Duplessis avança cela au conditionnel car le nom des Deux-amants lui paraissait trop profane pour un lieu religieux. Il cita cependant, et honnêtement, une thèse toute spirituelle : l’amour de sainte Madeleine et de Jésus (page 374). Charles de Stabenrath enfonça cependant le clou (page 375) en citant la charte de 1177, traitée ci-dessus, où l’on trouve l’expression de “Duorum Amantium (...) que l'on traduit par Deux-Amans”. Dont acte. 

Nous avions nous-même envisagé que le nom de “Deux-amants” était issu de “deux amonts”. En effet, dans le langage des bateliers de Seine “aller amont” signifie remonter le courant (à lire ici). Or, la côte qui nous intéresse est un point de repère immanquable, surtout pour les voyageurs, au pied duquel il est possible de remonter deux amonts : celui de la vallée de la Seine et celui de la vallée de l’Andelle. Ces cours ont dessiné la douce et singulière courbe de la côte deuxamantine. Cette thèse rejoint celle de Gaëtan de la Rochefoucault pour qui les “deux amonts” désignent les rangées de monts proches de la confluence de l’Andelle et de la Seine (Ernest de Blosseville, page 14). Après tout, et pour aller dans son sens, Amfreville n’est-il pas devenu “sous-les-monts” afin de le distinguer du proche Amfreville-les-champs. Preuve est faite que les versants abrupts de Seine étaient dénommés “les monts”. 

 

 

Dessin publié dans Les Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin de Grandmaison pour illustrer la thèse selon laquelle le nom des Deux-amants serait issu de la jonction entre deux séries de monts. Ici le dessinateur s'est positionné sur le coteau nord de l'Andelle, sur les hauteurs de Romilly-sur-Andelle.

Dessin publié dans Les Antiquités nationales d'Aubin-Louis Millin de Grandmaison pour illustrer la thèse selon laquelle le nom des Deux-amants serait issu de la jonction entre deux séries de monts. Ici le dessinateur s'est positionné sur le coteau nord de l'Andelle, sur les hauteurs de Romilly-sur-Andelle.

 

Alors, il n’est pas exclu que le nom de “deux amonts” ait préexisté au prieuré établi vers 1143. Les chanoines, venus s’installer en ce lieu, ont pu s’approprier ce “deux amonts” par la légère modification en “deux amants”... divins. Selon nous, ce qui donne du crédit à cette thèse, reposant sur un jeu de sons, est l’exemple de l’ancienne abbaye de Bonport. Nous avions étudié son nom dans un précédent article. La légende populaire avance que Richard Cœur de Lion faillit se noyer dans la Seine durant une obscure mésaventure de chasse, peu à son avantage. Il fit vœu à la Vierge Marie de fonder une abbaye à l’endroit où elle lui ferait toucher la berge. Le “bon port” eut lieu et Richard fit l’abbaye. Pourtant les armes abbatiales montrent la Nativité du Christ. Le fils de Dieu parmi les hommes est un “bon port” bien plus précieux, qui plus est pour des religieux. De plus, au gré de nos études, nous identifions de mieux en mieux un petit port de Seine au creux du Val Richard. Il nous semble que les moines aient tenté de concilier un nom local avec une appellation conforme à leurs pieux vœux. Ceci d’autant plus que la fondation de Bonport provint d’une rare et courte période de paix entre Richard, roi d’Angleterre, et Philippe, roi de France. Bonport est une cofondation entre les deux royaumes, pas le résultat d’une mésaventure. Exit la thèse de la chute dans l’eau, nous semble-t-il. Bienvenue à la thèse religieuse qui s’ancre dans une contrée.   

 

Pour conclure, la côte des Deux-amants est un lieu romantique qui élève le regard des hommes vers la rêverie poétique ou historique. Le nom de ce lieu permet d’ouvrir de nombreuses problématiques. Pour tenter d’y répondre, nous avons répertorié et expliqué les thèses avancées par les auteurs. Nous les avons argumentées plus avant. 

Ces thèses ne semblent pas exclusives mais complémentaires. 

La légende populaire est le principal support de transmission de l’histoire des Deux-amants. Entre Marie de France vers 1155 et l’avant-veille de la Révolution, en 1776, 600 ans de transmission orale ont fait vivre et survivre la légende deuxamantine, bien que la déformant et l’appauvrissant. 

L’origine littéraire semble aussi acquise. En effet, Marie s’est inspirée d’un sujet local, préexistant à son lai, et relié à de nobles familles de barons d’origine pitrienne participant du pouvoir d’Henri II sur l’Angleterre. Mais il semble que notre auteure ait beaucoup enrichi le sujet des Deux-amants par une œuvre légendaire d’Ovide, Pyramus et Thysbé, et une œuvre historico-légendaire de Robert Wace, Le Roman de Brut

Il semble aussi qu’elle ait pris connaissance de la fondation d’un prieuré qui fit connaitre, au-delà de la contrée de Pîtres, le nom des Deux-amants. C’est d’ailleurs ce prieuré qui semble avoir suscité l’interrogation des hommes sur ce nom énigmatique. Ainsi, les hommes ont ressenti le besoin d’expliquer ce nom ; d’où la popularité de la légende qui nous est revenue en 1776 comme explication de l’origine du prieuré. 

Pourtant, le nom des Deux-amants est pleinement chrétien et semble dater de la fondation du prieuré vers 1143. C’est ce que prouvent les personnes de Jésus et Marie Madeleine, amants en esprit, présents sous forme de statues dans l’église priorale. Quant à l’origine première de ce nom, nous la voyons dans l’expression de “deux amonts” qui exista dans le langage des bateliers de Seine afin de désigner le fait de remonter le courant. Ici la côte qui nous intéresse est notable du fait de son élévation et singulière et du fait de ses courbes faisant la jonction entre deux rangées de monts : ceux de la Seine et de l’Andelle qui unissent leurs eaux au pied du mont. 

C’est enfin en ce lieu que la marée fait cesser ses effets, c’est-à-dire à Poses ; cette pause qui eût sauvé notre malheureux prétendant s’il eût bu, dans une bonne auberge du village, un bon cidre en guise de filtre ; et c’est sa femme qui le lui demanda !

 

Pour ne pas reproduire l'erreur du prétendant, pensez à boire régulièrement un bon beivre, notamment la bière des Deux-amants, produite à Val-de-Reuil : https://lesdeuxamants.com

 

 

 

 

 

La bière des Deux-amants est produite à Val-de-Reuil, goutez-y !

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Sources

- Blosseville, Ernest, marquis de, “L’origine du prieuré des Deux amants en Normandie : fabliau du XIIIe siècle, par un trouvère du XVIIIe siècle”, 32 pages, extrait du Précis des travaux de l'Académie impériale des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, années 1807-1868 ;

- Bouvris, Jean-Michel, “Les plus anciens actes du prieuré augustin des Deux-Amants à l'ancien diocèse de Rouen (vers 1110-1207)”, Annales de Normandie, n° 4, 1995, p. 448-450. Accessible sur Persée ;

- Charpillon, Louis-Étienne, Caresme, Anatole, Dictionnaire historique de toutes les communes du département de l’Eure, Delcroix, Les Andelys, 1868, tome I, notice “Amfreville-sous-les-monts”, chapitre : “Prieuré des Deux-amants”, page 109 ; 

- Duplessis, Michel Toussaint Chrétien, Description de la haute et basse Normandie, 1740, tome 2, page 331 (consultable dans Google livres) ; 

- Foulon, Charles, “Marie de France et la Bretagne”, Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, 1953, pages 243 à 258. Accessible sur Persée

- Francis, E. A., “Marie de France et son temps” in Romania, tome 72, n° 285, 1951. pages 78 à 99. Accessible sur Persée ;

- Illingworth, R. N. “La chronologie des Lais de Marie de France”, in Romania, tome 87 n° 348, 1966, pages 433 à 475. Accessible sur Persée ;

- Millin de Grandmaison, Aubin-Louis, Antiquités nationales ou Recueil de monumens..., tome 2, chapitre 17, “Prieuré des deux amans”, 1791 (consultable dans Gallica et dans archives.org) ;

- Pilet, André, Terre des Deux-Amants. Amfreville-sous-les-monts : son histoire, des silex taillés à l’ordinateur, éditions Bertout, Luneray, 1996, 179 pages ;

- Stabenrath, Charles de, “Notice sur le prieuré des Deux-amants”, in La Revue de Rouen et de Normandie, 1836, pages 370 à 382. 

 

 

Armand Launay

Pont-de-l'Arche ma ville

http://pontdelarche.over-blog.com

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6 juillet 2019 6 06 /07 /juillet /2019 15:07

 

Le lai des Deux-amants est une œuvre littéraire du XIIe siècle signée par Marie de France. Il est attaché, par son sujet, à la côte des Deux-amants, près de Pont-de-l’Arche dans l’Eure, où une légende populaire perdure depuis ce temps. Cette légende expose les efforts d’un noble prétendant au mariage d’une princesse. Mais le père de celle-ci, roi de Pîtres, ne veut marier sa fille qu’à l’homme capable de la porter dans ses bras ‒ et en courant ‒ au sommet de la côte. Le prétendant veut relever le défi fou. La princesse lui recommande de chercher un philtre qui l’aidera. Le prétendant cherche ledit philtre à Salerne et revient à Pîtres. Il parvient à porter la princesse au sommet de la côte, en se passant du philtre, et meurt de fatigue. La princesse en meurt de douleur. 

Le texte original peut se lire sur Wikisource précédé par une traduction de Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort-Flaméricourt datée de 1820.

 

La thèse d’Elizabeth Francis : le lai des Deux amants s’adresse à une haute famille anglo-normande originaire de Pîtres.

  Les lais de Marie sont surtout connus pour leur aspect merveilleux qui s’insère dans la littérature anglo-normande où les chevaliers de la Table ronde se battent pour la justice et Tristan et Iseult s’aiment d’amour pur ; ces histoires puisant leur source dans les légendes celtes de Grande-Bretagne. 

Beaucoup de versions populaires de la légende des Deux amants existent ainsi que des commentaires sur ses sens possibles et ses symboles. Nous ne nous y intéressons pas ici. Des analyses historiques et littéraires cherchent à ancrer ce lai dans la réalité afin de comprendre d’où il vint et quelle fonction il eut. Ce sont elles qui nous ont inspiré ici et que nous nous proposons d’exposer au service d’une meilleure compréhension de l’histoire locale. 

Notre première source est l’article d’Elizabeth. A. Francis intitulé “Marie de France et son temps”. Il fut publié en 1951 et l’auteure y avança que les lais avaient une fonction politique.

 

Marie de France est une femme d’origine française, c’est-à-dire née en dehors du monde anglo-normand. Ses lais, au nombre de 12, ont été rédigés dans la seconde partie du XIIe siècle si l’on se fie au style littéraire. Ils furent contemporains du règne d’Henri II qui commença en 1154 et prit fin à sa mort en 1189 où son fils Richard Cœur de Lion lui succéda. Henri II fut marié à Aliénor d’Aquitaine l’année de son couronnement en 1154. Marie de France s’adressait à ses protecteurs laïcs, roi et barons, c’est-à-dire la haute société anglo-normande (page 78). Elizabeth Francis chercha, par les lais de Marie, à saisir les liens qu’elle entretenait avec son public (page 80).

 

 

Enluminure représentant Marie de France, Paris, BnF, Bibliothèque de l'Arsenal, Ms. 3142, fo 256.

Enluminure représentant Marie de France, Paris, BnF, Bibliothèque de l'Arsenal, Ms. 3142, fo 256.

L’auteur identifia un point commun à tous les lais : ils défendent une même morale, en apparence convenue et superficielle ‒ la fidélité est profitable et la trahison pernicieuse ‒ mais dont on conçoit la profondeur si cette morale fût destinée aux grandes familles censées obéir au roi. Or, l’époque était troublée. Les seigneurs locaux étaient tentés de gagner des libertés dans le cadre d’une concurrence et lutte sans merci entre le royaume anglo-normand et le royaume français. De plus, la morale des lais met l’accent sur la justice dûe par le souverain à ses sujets. Ceci participe de la justification du pouvoir du souverain (page 82). En effet, Henri II était particulièrement soucieux de cette problématique comme en témoignent les publications d’ouvrages sous son règne. Parmi eux, on peut compter les lais qui nous intéressent et qui sont vraisemblablement dédicacés à Henri II lui-même (page 83) (1). 

Elizabeth Francis identifia deux thèmes récurrents : les loisirs (tels que les tournois) et les gains (en terres ou en femmes). Elle y vit les centres d’intérêts de la noblesse à qui Marie s’adressait ; une noblesse existant sous le mode de la rivalité permanente et de l’espoir de l’avancement (page 84). Or, Henri II augmentait le nombre de ses agents parmi de nouveaux hommes méritants et issus des familles qui avaient aidé son grand-père dans l’assise du pouvoir normand en Angleterre. 

Puis, Elizabeth Francis chercha à établir que certains lais trouvent leur inspiration dans les superstitions populaires et les légendes attachées aux grandes familles régnantes. Le lai de Guigemar est attaché aux comtes de Léon ; celui du Chèvrefeuille fut inspiré de la légende de Tristan et Iseult (page 85) ; celui de Lanval, localisé en Bretagne, est lié à “Willelmus de Lanvaleio” qui fut un “témoin des chartes d'Henri II, de 1155 à 1179” aussi “choisi pour administrer la Bretagne” (page 88) ; celui du Freisne est attaché aux seigneurs de Fresne ou de Freisneys, proche du Mont-Saint-Michel mais en Bretagne. Cette famille provenait d'Adam de Port (1166) dont le fief provenait de sa femme Sybil, veuve de Miles de Gloucester, et fille de Bernard de Neufmarché.

Nous en venons aux lais de Milun et des Deux amants. Elizabeth Francis les relia à une grande personnalité anglo-normande : Miles de Gloucester, qui fut un soutien fidèle de Mathilde l’Emperesse, mère d’Henri II. En remerciement, elle le fit comte de Herefordshire, dans le sud du Pays de Galles. “Miles de Hereford, qui épousa Sybil, fille de Bernard de Neufmarché, en 1121, fut nommé justicier de la région limitrophe du pays de Galles en 1128.” Elizabeth Francis précisa que le comté fut “transmis par les héritières à la famille de Bohun qui, du fait qu'elle descendait du grand-père de Miles, Roger « de Pistre », en eut la charge héréditaire. Les descendants directs et indirects de Miles de Hereford auraient très bien pu s'intéresser à un récit concernant Pitre et les « pitrains » du lai de Marie (Deus Amanz)” (page 89).

Elizabeth Francis nota en bas de page des éléments du Dictionary of National Biography (page 313) éclairant un peu l’existence des frères Roger et Durand de Pistres. Roger eut pour fils Walter Fitz Roger (ou de Gloucester). Celui-ci eut pour successeur son fils Miles. Le fils de ce dernier, Roger, lui succéda (1143). Ce même ouvrage précise qu’il exista un Roger de Pistres (cité dans une charte de 1107) mais qui serait le fils de Durand. Autre information notable : “le château de Gloucester avait été confié à Roger de Pistres par Guillaume le Conquérant.” 

Sans préciser les généalogies, nous voyons qu’une famille originaire de Pîtres eut des membres ayant soutenu militairement et administrativement Guillaume le Conquérant et ses successeurs. Ceux-ci surent les remercier au point que, un siècle après la conquête normande, les descendants de ces familles comptaient parmi les grandes familles anglo-normandes. Le lai des Deux amants dût être composé à leur adresse. 

 

La thèse d’Elizabeth Francis est-elle corroborée localement ? 

Le premier comte d’Hereford fut Guillaume Fitz Osbern, sénéchal de Normandie, et seigneur de Breteuil, Lyre et de la basse vallée de l’Andelle. Cet homme de confiance de Guillaume le Conquérant était donc possessionné en Normandie dans la région de Pîtres et donc de la côte des Deux-amants. 

Pîtres, à ce propos, était un ancien domaine des rois francs, avant 905. Charles le Chauve y tint plusieurs conciles, notamment en 862 et 864, contre les incursions normandes. Il n’est pas étonnant que Marie de France ait osé traiter d’un mauvais roi, à Pîtres, puisque la Neustrie renvoie aux ancêtres des rois de France et non aux ducs de Normandie. Roger de Pîtres devait être proche de Guillaume Fitz Osbern mais nous n’en savons pas plus. 

En étudiant l’origine du prieuré des Deux-amants, nous avons néanmoins identifié une noble famille normande qui donna le temporel nécessaire à la fondation du pieux établissement : l’érudit Charles de Stabenrath reproduisit une description donnée par le prieur lui-même de l’ancienne église démolie en 1723 : “Sur les deux côtés de l'autel, ajoute le manuscrit de 1723, « on voyait les armes du prieuré, qui sont : trois mains gauches de sable, sur un fond d'azur, représentant le dessus de la main à la vue ; de l'autre côté, un écusson dont le fond est aussi d'azur en ovale, de même que le précédent, avec un chevron, au haut duquel, et entre la pointe, étaient deux roses sans queues, et au bas dudit chevron dans le milieu, un croissant doré.”

Armes des Malesmains de Roville, que nous apparentons à Rouville, nom d'un château près de Pîtres.

Armes des Malesmains de Roville, que nous apparentons à Rouville, nom d'un château près de Pîtres.

Armes du marquis de Marigny, dans la Manche, qui reprend certaines caractéristiques des armes des Malesmains (le chevron et les roses sans queues).

Armes du marquis de Marigny, dans la Manche, qui reprend certaines caractéristiques des armes des Malesmains (le chevron et les roses sans queues).

Les mains gauches sont rares en héraldique. Aubin-Louis Millin de Grandmaison consulta l’ouvrage de Pierre Palliot et Louvan Géliot, Science des Armoiries, dont la publication date de 1660. Ces auteurs affirmèrent que le nom de Malesmains provient d’un noble gaucher. Cette main étant alors jugée mauvaise, d’où le mot sinistre, les hommes l’appelèrent la “male main”. Mais qui étaient ces Malesmains ? 

 

Jean-Michel Bouvris fait état (page 449), ainsi que MM. Charpillon et Caresme, d’une charte de 1193 (circa) par laquelle Gilbert de Malesmains donna aux moines du mont des Deux-amants (“beate Marie Magdalene de monte Duorum Amantum”) une rente annuelle sur la pêche de mil anguilles à Rupière. Jean-Michel Bouvris cite une importante donation faite par Roger de Berville, seigneur du pays de Caux, entre 1150 et 1165. Celui-ci donna aux moines le patronage de huit paroisses : 

- quatre dans le pays de Caux : Saint-Germain de Criquetot, Saint-Jouin, Saint-Wandrille de Berville-en-Caux et Notre-Dame de Lammerville ;

- et quatre dans le Calvados : Notre-Dame de Rupière, Saint-Pierre du Jonquet, Notre-Dame de Vimont, Saint-Martin de Fourneville.

MM. Charpillon et Caresme précisèrent que cette donation n’est connue “que par la charte de confirmation donnée vers le même temps par Roger de Berville, que nous croyons être le donateur lui-même”. Ils appuyèrent leur intuition par un argument : “Berville-en-Caux a longtemps appartenu à la famille de Malesmains, dont Roger de Berville a été probablement la souche, et c'est pour cela que l’on fait honneur du prieuré des Deux-Amants aux anciens seigneurs de Malesmains, et que les armes du monastère étaient : trois mains gauches d’argent en champ de gueules.

Ce lien entre Berville et les Malesmains est confirmé, même pour une période plus récente, dans la généalogie de Charles-Olivier Blanc

La famille Malesmains a essaimé dans la région et se trouva liée à Guillaume le Conquérant. Pierre Palliot et Louvan Géliot nous informent qu’un Roger de Malesmains, de “la famille des Mallemains des Collibeaux passa en Angleterre avec Guillaume le Conquérant.” Ceci n’est guère étonnant si l’on juge que les huit paroisses citées ci-dessus approximent toutes les côtes. Les Malesmains durent en partie être d’origine scandinave et se virent attribuer des terres dans les meilleurs lieux, c’est-à-dire les lieux de transit, de terre et de mer, largement colonisés par les northmen, les hommes du nord. Notons aussi que Notre-Dame-de-Vimont, paroisse sur laquelle les Malesmains avaient des droits, fut le lieu de la bataille de Val-ès-Dunes où Guillaume le Conquérant mata la rébellion de seigneurs du Cotentin et assit son pouvoir. Il dût en remercier ses proches soutiens.  

 

Mais revenons sur les armes de l’ancienne église du prieuré des Deux-amants. 

Pierre Palliot et Louvan Géliot analysèrent les armes utilisant le symbole des mains et, plus rares, trois mains gauches : 

- une famille Malesmains, de Sassey, près d’Évreux : “d’or à trois mains gauches de gueules” ;

- un Roger de Malesmains des Collibeaux : “de gueules à trois mains gauches d’or”. “Le manuscrit que Monsieur le conseiller Bailly m’a prêté donne pour armes à Roger, sieur de Mallemains, qui passa en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, “d’azur à trois mains gauches d’argent”” Cette dernière description est plus proche des armes trouvées dans l’église ; 

- une famille de Roville : “d’azur à trois mains gauches d’argent celle de la pointe surmontant un croissant de même, au chef cousu de gueules chargé de trois molettes d’or”. Cette description présente un fond commun avec les armes des Mallemains des Collibeaux. Or, Roville ressemble bien à Rouville, lieu d’un château proche de Pîtres. 

 

Autre information, à priori peu reliée à notre sujet : le site Wikimedia commons montre le blason du marquis de Marigny, devenu celui de la commune du même nom dans la Manche : “D'azur au chevron d'or, accompagné de deux roses en chef et d'un lion en pointe, le tout d'or.” Ce sont bien deux roses que l’on retrouvait sur un des deux blasons de l’autel des Deux-amants. Quel en est lien avec les Malesmains ? René Barrat nous apprend que la baronnie de Marigny revint à Gilbert II de Malesmains, décédé avant 1333, par son mariage avec Typhaine (ou Jeanne) de Courcy. 

Autre information, très indirectement reliée à notre sujet : le blason de Nicolas de Malesmains représenté dans le Grand armorial équestre de la Toison d'or et reproduit sur une page du site Herald dick magazine. Cet ouvrage est attribué à Jean Lefèvre de Saint-Rémy (1395-1468) qui était roi d'armes de la Toison d'or à la cour du Duc de Bourgogne. Il représenta, parmi les blasons des grandes familles nobiliaires, celui de Nicolas de “Male mains” au côté des Malet et des Estouteville, noms de la région du Havre par excellence. Les Malesmains étaient donc toujours membres de la grande noblesse normande et toujours liés aux voies maritimes et fluviales. 

 

Dans ses Antiquités nationales, Louis-Aubin Millin fit figurer une représentation d’un gisant de l’église deuxamantine. Il montrait un “chevalier (...) tout habillé de mailles avec une dague et une épée. Les armoiries sont très effacées et l’inscription n’est pas lisible.” Il s’agit vraisemblablement d’un Malesmains. Grâce aux blasons de l’autel deuxamantin ‒ trois mains gauches, deux roses et un croissant ‒ nous avons la preuve objective que des Malesmains sont liés au prieuré des Deux amants. Les importants dons des Malesmains attestent qu’ils sont au cœur de la fondation du prieuré.

Les lieux d’attache des Malesmains, leur fidélité aux ducs de Normandie et même leurs liens plus tardifs avec la Bretagne (cf. René Barrat) évoluent dans une atmosphère proche de celle des lais de Marie de France.  

Cependant, notre faible connaissance des arbres généalogiques des Malesmains nous empêche de faire un lien précis entre certains individus, le prieuré et Marie de France.  

 

Mais peut-on dater plus précisément le lai de Marie ? Est-ce le prieuré qui l’a inspiré dans la rédaction du lai des Deux-amants ou l’inverse ? 

 

Peut-on dater le lai de Marie de France par l’analyse littéraire ? 

C’est le travail auquel s’est attelé, parmi d’autres, R. N. Illingworth dans un article intitulé “La chronologie des Lais de Marie de France”. L’étude chronologique n’est pas aisée car Marie s’inspire de légendes populaires qu’elle met au gout du jour en utilisant des noms de lieux puisés dans les textes de Robert Wace ainsi que des noms de héros connus au XIIe siècle (page 435). 

Il est toutefois possible de classer les informations selon Illingworth qui établit deux groupes de lais. Dans le premier groupe se trouve le lai des Deux amants. Les lais y comportent peu de noms de personnages et se situent sur le continent. Dans le deuxième groupe les noms de personnages sont nombreux et les actions se trouvent en Bretagne, grande et petite (page 413). 

Illingworth fait une distinction de vocabulaire et de style entre les deux groupes de lais avant de tenter de les dater. Comment ? En retrouvant les textes qui inspirent les histoires des lais. Les Deux amants et Équitan sont inspirés d’une légende orientale couchée sur le papier par le poète latin Ovide : l’histoire de Pyrame et Thisbé, sa mie, qui influença la légende de Roméo et Juliette. Ovide relata les amours fatales de deux amants. Malgré le refus de leurs familles, Pyrame et Thisbé se sont donné rendez-vous le soir. Or, en allant au rendez-vous Thisbé voit une lionne à la gueule pleine de sang. Thisbé fuit et perd son châle. La lionne le croque et le tache de sang. Pyrame arrive plus tard et croit, à la vue du châle ensanglanté, que Thisbé son amour est morte. Par désespoir, il se donne la mort. Quand Thisbé voit le cadavre de son amant, elle le prend contre elle avant de se suicider, à son tour. Cette légende semble dénoncer la passion amoureuse qui fait déraisonner les hommes. 

Illington cite Ernest Hoepffner selon qui cette légende connut des traductions vers 1155 et 1160 sous le nom de Piramus et Tisbé (page 450). La légende des deux amants comporte de nombreuses analogies avec Pyrame et Thisbé et en fait la légende la plus proche. C’est ce qui permet à Illingworth de distinguer l’antériorité des lais des Deux amants et Équitan ; les autres lais ressemblant plus fortement à la légende de Tristan et Iseult, plus tardivement connue de Marie. Illington date le lai des Deux amants entre 1155 et 1160 (page 458).    

 

Pour conclure, le prieuré des Deux-amants apparait vers 1143. Marie de France composa son lai des Deux amants vers 1155 et 1160. L’incidence de la construction de ce prieuré sur la conscience de Marie semble établie. Il semble qu’elle fut consciente de toucher un public anglo-normand possessionné de part et d’autre de La Manche et intéressé par le maintien de l’autorité royale en la personne d’Henri II. Il semble que les Malesmains de Normandie et les descendants de Roger de Pîtres en Angleterre étaient encore liés dans la seconde moitié du XIIe siècle. 

 

Note de bas de page

(1) Henri II et Aliénor d’Aquitaine sont connus pour leur attention au monde des lettres. Sous leur règne des publications nombreuses ont vu le jour. Citons surtout Robert Wace, auteur en langue normande du Roman de Brut (entre 1150 et 1155). Dédicacé à Aliénor d’Aquitaine et demandé par le roi, cette œuvre fut inspirée de celle de Geoffroy de Monmouth, L’histoire des rois d’Angleterre, composée entre 1135 et 1138. Aliénor d’Aquitaine a favorisé l’influence de la littérature courtoise du sud de la France dans l’empire Plantagenêt. Quand elle régna à Poitiers, elle entretint une cour lettrée comprenant sa fille Marie de Champagne, qui fut protectrice de Chrétien de Troyes, une plume majeure du roman courtois. Henri II était soucieux de légitimer son pouvoir. C’est ce qui explique l’atmosphère bretonne des contes alors promus. Le pouvoir normand en “grande Bretagne” soumit les germaniques anglo-saxons. L’arrivée au pouvoir de barons normanno-bretons sonnait comme un juste retour au pouvoir des Bretons qui peuplaient et régnaient sur la Grande-Bretagne avant les invasions anglo-saxonnes. Les Bretons n’étaient-ils pas, après tout, d’anciens émigrés grands-bretons ? C’est ainsi que Geoffroy de Monmouth, dans le Roman de Brut, fit descendre les rois normands des rois bretons, eux-mêmes héritiers de Brutus le Romain, fils d’Énée. Après tout, le lointain souvenir de l’inclusion de la Bretagne insulaire dans l’empire romain devait se prêter aisément à ce type de mythes. Marie de France s’inscrit à merveille dans cet ensemble.

 

Sources

- Bouvris, Jean-Michel, “Les plus anciens actes du prieuré augustin des Deux-Amants à l'ancien diocèse de Rouen (vers 1110-1207)”, Annales de Normandie, n° 4, 1995, p. 448-450. Accessible sur Persée ;

- Charpillon, Louis-Étienne, Caresme, Anatole, Dictionnaire historique de toutes les communes du département de l’Eure, Delcroix, Les Andelys, 1868, tome I, notice “Amfreville-sous-les-monts”, chapitre : “Prieuré des Deux-amants”, page 109 ; 

- Foulon, Charles, “Marie de France et la Bretagne”, Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, 1953, pages 243 à 258. Accessible sur Persée

- Francis, E. A., “Marie de France et son temps” in Romania, tome 72, n° 285, 1951, pages 78 à 99. Accessible sur Persée ;

- Illingworth, R. N. “La chronologie des Lais de Marie de France”, in Romania, tome 87 n° 348, 1966, pages 433 à 475. Accessible sur Persée ;

- Millin de Grandmaison, Aubin-Louis, Antiquités nationales ou Recueil de monumens..., tome 2, chapitre 17, “Prieuré des deux amans”, 1791 (consultable dans Gallica et dans archives.org) ;

- Pilet, André, Terre des Deux-Amants. Amfreville-sous-les-monts : son histoire, des silex taillés à l’ordinateur, éditions Bertout, Luneray, 1996, 179 pages ;

- Stabenrath, Charles de, “Notice sur le prieuré des Deux-amants”, in La Revue de Rouen et de Normandie, 1836, pages 370 à 382.

 

Armand Launay

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1 septembre 2017 5 01 /09 /septembre /2017 14:27
Cliché d'Armand Launay (octobre 2010)

Cliché d'Armand Launay (octobre 2010)

La Côte des deux amants est un lieu notable de la vallée de la Seine, dressée entre les vallées de l'Andelle et de la Seine, près de Pont-de-l'Arche. Son nom est aussi notable et l'on répète, à l'envi, qu'il est issu d'une légende impliquant deux amoureux. 

Cette légende fut couchée sur le papier, vers 1155, par Marie de France. Active entre 1155 et 1210, Marie est considérée comme la première poétesse de langue française... ou presque puisqu'elle s'exprimait en normand, une langue proche du français de Paris. Parmi ses écrits, cette contemporaine de Chrétien de Troyes et de l'amour courtois rédigea le lai des deux amants. Nous en reproduisons le texte original dans la colonne de gauche. Cette légende dépeint les efforts d’un noble prétendant au mariage d’une princesse. Mais le père de celle-ci, roi de Pîtres, ne veut marier sa fille qu’à l’homme capable de la porter dans ses bras ‒ et en courant ‒ au sommet de la côte. Le prétendant veut relever ce fou défi. La princesse lui recommande de chercher un philtre qui l’aidera. Le prétendant cherche ledit philtre à Salerne, en Italie, et revient à Pîtres. Il parvient à porter la princesse au sommet de la côte et ce en se passant du philtre ; ceci le condamne à mourir de fatigue. La princesse en meurt de douleur peu après. 

On gagnera à lire la traduction complète de cette légende par Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort-Flaméricourt. Datée de 1820, elle est lisible sur Wikisource. Quant à l'origine du nom et les différentes thèses défendues, un article détaillé est accessible sur ce blog en cliquant ici. Idem concernant le prieuré deuxamantin en cliquant ici. Idem encore à propos du lai de Marie de France et son ancrage dans la réalité en cliquant ici.

Ci-dessous, dans la colonne de droite du tableau nous nous sommes plu à imaginer une issue heureuse à la légende... De plus, nous y défendons une autre étymologie : celle de côte des deux amonts. En effet, dans le langage des mariniers les amonts désignaient les voies remontant le courant. C'est ce qu'immortalisa en 1877 Lucien Barbe en publiant son court mais instructif Dictionnaire du patois normand en usage à Louviers et dans les alentours. En page 8, Lucien Barbe nous enseigne que les mariniers disaient qu'ils "allaient amont" pour remonter le courant de la Seine et des rivières. Au confluent de la Seine et de l'Andelle, où se lisent clairement les deux vallées, nous supposons que les mariniers devaient parler de "deux amonts" qui se séparent. Or, en ce lieu se trouve la très notable falaise qui fait le lien entre les deux vallées. C'est sûrement ce qui explique le nom de "Côte des deux amonts" tant est rare une côte si bien dessinée entre deux vallées du bassin de la Seine.

Bonne lecture !

 

Extrait de Les lais de Marie de France

(écrit vers 1155)

 

Les Deus Amanz

1 jadis avint en Normendie
2 une aventure mut oïe
3 de deus enfanz que s'entr'amerent ;
4 par amur ambedeus finerent.
5 un lai en firent li Bretun :
6 de Deus amanz recuilt le nun.
7 verité est kë en Neustrie,
8 que nus apelum Normendie,
9 ad un haut munt merveilles grant :
10 la sus gisent li dui enfant.
11 pres de cel munt a une part
12 par grant cunseil e par esgart
13 une cité fist faire uns reis
14 quë esteit sire de Pistreis ;
15 des Pistreins la fist [il] numer
16 e Pistre la fist apeler.
17 tuz jurs ad puis duré li nuns ;
18 uncore i ad vile e maisuns.
19 nuns savum bien de la contree,
20 li vals de Pistrë est nomee.
21 li reis ot une fille bele
22 [e] mut curteise dameisele.
23 cunfortez fu par la meschine,
24 puis que perdue ot la reïne.
25 plusurs a mal li aturnerent,
26 li suen meïsme le blamerent.
27 quant il oï que hum en parla,
28 mut fu dolent, mut li pesa ;
29 cumença sei a purpenser
30 cument s'en purrat delivrer
31 que nul sa fille ne quesist.
32 [e] luinz e pres manda e dist :
33 ki sa fille vodreit aveir,
34 une chose seüst de veir :
35 sortit esteit e destiné,
36 desur le munt fors la cité
37 entre ses braz la portereit,
38 si que ne se reposereit.
39 quant la nuvelë est seüe
40 e par la cuntree espandue,
41 asez plusurs s'i asaierent,
42 que nule rien n'i espleiterent.
43 teus [i ot] que tant s'esforçouent
44 quë en mi le munt la portoënt ;
45 ne poeient avant aler,
46 iloec l'esteut laissier ester.
47 lung tens remist cele a doner,
48 que nul ne la volt demander.
49 al païs ot un damisel,
50 iz a un cunte, gent e bel ;
51 de bien faire pur aveir pris
52 sur tuz autres s'est entremis.
53 en la curt le rei conversot,
54 asez sovent i surjurnot;
55 [e] la fillë al rei ama,
56 e meintefeiz l'areisuna
57 que ele s'amur li otriast
58 e par drüerie l'amast.
59 pur ceo ke pruz fu e curteis
60 e que mut le presot li reis,

Calixe et Edmond, les deux amants

(notre version de 2017)

 

 

 

Il advint jadis en Normandie

Une aventure moult ouïe

De deux amants qui s’entraimèrent

Et suscitèrent grand mystère

 

Un lai en firent les Normands

Qui aiment à voir l’avenir riant

Où ceux qui s’aiment se marient

Dans quelque chapelle de Neustrie

 

Lors donc à Pîtres et sa vallée

Reposaient de gentils foyers

Autour d’un roi et son palais

Où jadis Charles II résidait

 

Ce roi marchait entre ombre et lumière

Ombre d’avoir sa femme perdue

Lumière d’avoir gente fille reçue

Et dont jalousement était fier

 

Le roi Rulph résidait dans sa villae

Qu’alors Rouville se nommait

À une lieue seulement du confluent

Où Seine et Andelle s’en vont mêlant  

 

Près de Pîtres dans les parages

Est un mont saint Michel d’herbages

Mont merveilleux église de lierres

Par devant le Vexin tel un océan vert

 

Or un jour de radieux été

La fille du roi s’était risquée

Dans les longs bois de la contrée

Bien que rôdait le sanglier

 

C’est par malheur si la bête

Se mit à chasser la belle

Qui fort cria et pria le ciel

Qu’ici sa vie ne s’arrête

 

Edmond entendant la voix

Laissa parler son cœur

Oublia l’idée même de peur

Et courut avec épée et pavois

 

Dès qu’il vit le sanglier

Il engagea la rixe

Et d’un coup bien placé

Libéra de l’effroi Calixe

 

Quand Edmond vit la belle

Il lui sembla que la lumière

Avait été créée pour elle

Elle la noble héritière

 

Cliché d'Armand Launay (sous les ors d'octobre 2010, chemin faisant vers le mont).

Cliché d'Armand Launay (sous les ors d'octobre 2010, chemin faisant vers le mont).

61 [li otria sa drüerie,
62 e cil humblement l'en mercie.]
63 ensemble parlerent sovent
64 e s'entr'amerent lëaument
65 e celerent a lur poeir,
66 que hum nes puïst aparceveir.
67 la suffrance mut lur greva;
68 mes li vallez se purpensa
69 que meuz en volt les maus suffrir
70 que trop haster e dunc faillir.
71 mut fu pur li amer destreiz.
72 puis avient si que a une feiz
73 que a s'amie vient li danzeus,
74 que tant est sages, pruz e beus ;
75 sa pleinte li mustrat e dist :
76 anguissusement li requist
77 que s'en alast ensemble of lui,
78 ne poeit mes suffrir l'enui ;
79 s'a sun pere la demandot,
80 il saveit bien que tant l'amot
81 que pas ne li vodreit doner,
82 si il ne la poïst porter
83 entre ses braz en sum le munt.
84 la damisele li respunt :
85 « amis » fait ele, « jeo sai bien,
86 ne m'i porterïez pur rien :
87 n'estes mie si vertuus.
88 si jo m'en vois ensemble od vus,
89 mis pere avreit e doel e ire,
90 ne vivreit mie sanz martire,
91 certes, tant l'eim e si l'ai chier,
92 jeo nel vodreie curucier.
93 autre cunseil vus estuet prendre,
94 kar cest ne voil jeo pas entendre.
95 en Salerne ai une parente,
96 riche femme, mut ad grant rente ;
97 plus de trente anz i ad esté.
98 l'art de phisike ad tant usé
99 que mut est saives de mescines :
100 tant cunust herbes e racines,
101 si vus a li volez aler
102 e mes lettres od vus porter
103 e mustrer li vostre aventure,
104 ele en prendra cunseil e cure ;
105 teus lettuaires vus durat
106 e teus beivres vus baillerat
107 que tut vus recunforterunt
108 e bone vertu vus dufrunt.
109 quant en cest païs revendrez,
110 a mun pere me requerez ;
111 il vus en tendrat pur enfant,
112 si vus dirat le cuvenant
113 que a nul humme ne me durrat,
114 ja cele peine n'i mettrat,
115 s'al munt ne me peüst porter
116 entre ses braz sanz resposer. »
117 li vallez oï la movele
118 e le cunseil a la pucele ;
119 mut en fu liez, si l'en mercie ;

Le cœur de Calixe bel écrin

Portait désormais en lui

La promesse de beaux lendemains

Sous les auspices de la courtoisie

 

Edmond était force et pureté

Bras puissants esprit jugeant

Edmond était loyauté

Et ferait bon amant

 

Calixe rêvait beaucoup

Mais pleurait itou

Car son père le roi

D’Edmond ne voudroit

 

C’est ce qu’il advint avant midi

Où le roi remercia Edmond

Mais lui demanda d’être vite parti

Avant qu’il voue son âme au démon

 

Sentant le danger venir

Le roi décida qu’il était temps

Désormais de sa fille unir

Avec jeune homme de bon rang

 

Le roi voulant sa fille marier

À un noble et fort chevalier

Voulut offrir la main d’icelle

À un homme béni du ciel

 

Ce preux chevalier saura

Porter dans ses bras

Sa fille enfant de Junon

Jusqu’en haut du mont

 

On fit alors porter la nouvelle

Auprès de la noblesse normande

Elle fit grand bruit tant était grande

La beauté éclatante de la pucelle

 

Le roi de Pîtres avait tranché

Et grand concours organisé

Où nobles personnes étaient en nombre

Mais pas une à Edmond ne fit ombre

 

Les chevaliers du concours

Devaient porter Calixe la belle

Dans leurs bras lourds

Au sommet du mont d'Andelle

 

Tous les chevaliers échouèrent

Et d'une voix Edmond fut invité

À porter Calixe et tout fier

Il courut vers l’escalier de liberté

 

Le courage la sincérité

Lui faisaient lever le regard

Cependant la côte arrivée

Il commença à devenir hagard

 

 

 

Cliché d'Armand Launay (sous les ors d'octobre 2010).

Cliché d'Armand Launay (sous les ors d'octobre 2010).

120 cungé demandë a s'amie,
121 en sa cuntree en est alez.
122 hastivement s'est aturnez
123 de riche[s] dras e de deniers,
124 de palefreiz e de sumers ;
125 de ses hummes les plus privez
126 al li danzeus of sei menez.
127 a Salerne vait surjurner,
128 a l'aunte s'amie parler.
129 de sa part li dunat un brief.
130 quant el l'ot lit de chief en chief,
131 ensemble od li l'a retenu
132 tant que sun estre ad tut seü.
133 par mescines l'ad esforcié,
134 un tel beivre li ad baillié,
135 ja ne serat tant travaillez
136 ne si ateint ne si chargiez,
137 ne li resfreschist tut le cors,
138 neïs les vaines ne les os,
139 e qu'il nen ait tute vertu,
140 si tost cum il l'avra beü.
141 puis le remeine en sun païs.
142 le beivre ad en un vessel mis.
143 li damiseus, joius e liez,
144 quant ariere fu repeiriez,
145 ne surjurnat pas en la tere.
146 al rei alat sa fille quere,
147 qu'il li donast, il la prendreit,
148 en sum le munt la portereit.
149 li reis ne l'en escundist mie ;
150 mes mut le tint a grant folie,
151 pur ceo qu'il iert de jeofne eage :
152 tant produm[e] vaillant e sage
153 unt asaié icel afaire
154 ki n'en purent a nul chef traire.
155 terme li ad numé e pris,
156 ses humme[s] mande e ses amis
157 e tuz ceus k'il poeit aveir:
158 n'en i laissa nul remaneir.
159 pur sa fille [e] pur le vallet,
160 ki en avwnture se met
161 de li porter en sum le munt,
162 de tutes parz venuz i sunt.
163 la dameisele s'aturna :
164 mut se destreint, mut jeüna
165 a sun manger pur alegier,
166 que a sun ami voleit aidier.
167 al jur quant tuz furent venu,
168 li damisels primer i fu ;
169 sun beivre n'i ublia mie.
170 devers Seigne en la praerie
171 en la grant gent tut asemblee
172 li reis ad sa fille menee.
173 n'ot drap vestu fors la chemise ;
174 entre ses braz l'aveit cil prise.
175 la fiolete od tut sun beivre
176 bien seit que el nel vout pas deceivre
177 en sa mein [a] porter li baille ;
178 mes jo creim que poi [ne] li vaille,
179 kar n'ot en lui point de mesure.
180 od li s'en veit grant aleüre,

Calixe voyant Edmond perdre haleine

Parla pour lui et d’un même souffle

Décidèrent quelle esbrouffe

De partir loin de ce jeu né de la haine

 

Or le temps passant au palais

Le roi songea à Jésus

Et Ponce Pilate se crut

Lui qui grand tort causait

 

Il se dit que ce mont

Serait bien celui du Golgotha

Où le sang du Christ coula

Et bientôt la vie d’Edmond

 

Pris de remords il se rappela

Le pieux devoir d’aimer

Que Christ enseigna et montra

Alors que lui l’avait oublié

 

Comment ce grand roi

Ce père jusqu’alors ignorait

Que Calixe et ses émois

Interdisaient à son âme toute paix

 

Le vieil homme découronné

De ses habituels airs nobles

Courut dans la contrée

Chercher sa fille qui se dérobe

 

Avant mi-pente disparurent

Dans des bosquets vils

Et d’aucuns assurent

Qu’ils gagnèrent Amfreville

 

C’est ce que dit un manant

Au roi bien essoufflé

À Amfreville sous les amants

Où souffle un vent de gaieté

 

Le roi refusant sa défaite

Courut par monts et par vaux

Soulevant même les violettes

Mais oncques ne vit les tourtereaux

 

Le roi avoua ses péchés

Par rudesse sa fille il attriste

Pour espérer son âme sauver

Il fonda un monastère pour Christ

 

 

 

Clichés d'Armand Launay (sous les ors d'octobre 2010).
Clichés d'Armand Launay (sous les ors d'octobre 2010).

Clichés d'Armand Launay (sous les ors d'octobre 2010).

181 le munt munta de si qu'en mi.
182 pur la joie qu'il ot de li
183 de sun beivre ne li membra.
184 ele senti qu'il alassa.
185 « amis » fet ele, « kar bevez !
186 jeo sai bien que vus [a]lassez :
187 si recuvrez vostre vertu ! »
188 li damisel ad respundu :
189 « bele, jo sent tut fort mun quer :
190 ne m'arestereie a nul fuer
191 si lungement que jeo buësse,
192 pur quei treis pas aler peüsse.
193 ceste gent nus escrïereient,
194 de lur noise m'esturdireient ;
195 tost me purreient desturber.
196 jo ne voil pas ci arester. »
197 quant les deus parz fu munté sus,
198 pur un petit qu'il ne chiet jus.
199 sovent li prie la meschine :
200 «ami, bevez vostre mescine ! »
201 ja ne la volt oïr ne creire ;
202 a grant anguisse od tut l[i] eire.
203 sur le munt vint, tant se greva,
204 ileoc cheï, puis ne leva ;
205 li quors del ventre s'en parti.
206 la pucele vit sun ami,
207 quida k'il fust en paumeisuns ;
208 lez lui se met en genuilluns,
209 sun beivre li voleit doner ;
210 mes il ne pout od li parler.
211 issi murut cum jeo vus di.
212 ele le pleint a mut haut cri ;
213 puis ad geté e espaundu
214 li veissel u le beivre fu.
215 li muns en fu bien arusez,
216 mut en ad esté amendez
217 tut le païs e la cuntree :
218 meinte bone herbe i unt trovee,
219 ki del beivrë orent racine.
220 or vus dirai de la meschine :
221 puis que sun ami ot perdu,
222 unkes si dolente ne fu ;
223 lez lui se cuchë e estent,
224 entre ses braz l'estreint e prent,
225 suvent li baisë oilz e buche ;
226 li dols de lui al quor la tuche.
227 ilec murut la dameisele,
228 que tant est pruz e sage e bele.
229 li reis e cil kis atendeient,
230 quant unt veü qu'il ne veneient,
231 vunt aprés eus, sis unt trovez.
232 li reis chiet a tere paumez.
233 quant pot parler, grant dol demeine,
234 e si firent la gent foreine.
235 treis jurs les unt tenu sur tere.
236 sarcu de marbre firent quere,
237 les deus enfanz unt mis dedenz.
238 par le cunseil de cele genz
239 [de] sur le munt les enfuïrent,
240 e puis atant se departirent.
241 pur l'aventure des enfaunz
242 ad nun li munz des Deus amanz.
243 issi avint cum dit vus ai ;
244 li Bretun en firent un lai.

C’est ainsi que sur le mont

Fut bâti un oratoire

Le roi y écoutant moult sermons

Le voulut comme expiatoire

 

Un matin touché par un rayon

Qui d’un vitrail venait

Le roi entendit raison

Et du bonheur de sa fille rêvait

 

Les larmes lui coulèrent

Limpides et vives comme la Seine

Des ris de joie l’illuminèrent

Car sa petite était sauve et saine

 

L’on dit que les amants s’aimèrent

Ainsi que font Seine et Andelle

Et se promirent fidélité sur l’autel

Pardonnant un jour au pauvre père

 

L’on dit que depuis ce mont

Tient son nom des amants

Ou bien des deux amonts

Des rivières ici se mariant

 

L’on dit depuis ce temps

Que les coteaux sont fleuris

De jolies violettes de Rouen

Nées des pas de Calixe oui

 

Les fleurs parlent beau langage

Avec leurs haleines parfumées

Leurs couleurs de tous les étés

Et les violettes sont bien sages

 

Cachées sous leurs feuilles on les dit

Timides, modestes et elles signifient

Le bonheur champêtre, la fidélité

Autant que pudeur et amour secret

 

Il suffit que les pétales d’endroit varient

Et on les nomme violettes ou pensées

Cette pensée va droit aux anges

Non ceux du ciel mais ceux de nos vies

 

L’on dit enfin que Calixe et Edmond

Eurent de bien beaux enfants

Autant que violettes sur le mont

Et qu’ils revinrent auprès du roi l’aimant  

 

Composé en l’an deux 1017

 

Clichés d'Armand Launay (sous les ors d'octobre 2010).
Clichés d'Armand Launay (sous les ors d'octobre 2010).

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Armand Launay

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19 décembre 2012 3 19 /12 /décembre /2012 22:41

 

Le pont du diable à Pont-de-l’Arche : la légende face à l’histoire

Il fut un temps, pas si lointain, où l’on bâtissait tout ou presque à la force du poignet, les ponts y compris. Les chantiers étaient alors de vastes entreprises qui devaient impressionner nos ancêtres tout comme nous sommes admiratifs des prouesses tecniques et donc humaines que sont le pont de Normandie ou le viaduc de Millau, par exemple.

C’est pourquoi les observateurs du chantier d'un pont devaient se dire que l’architecte avait vendu son âme au diable pour mener à bien une entreprise de cette ampleur, voire de cet orgueil. Enfin, avait-il vendu son âme ou conclu quelque autre marché satanique ? L’architecte exposait toujours la vie des autres ; que ce soit celle des ouvriers pendant les travaux ou celle des usagers depuis l’inauguration du pont jusqu’à son délabrement. Il avait, en ce sens, pouvoir sur autrui ou encore partie liée avec Satan. 

Les légendes qui font intervenir le diable dans la construction de ponts sont loin d’être rares. Citons pour témoin le pont sur le Vaerebro, près de Roskilde (dans le canton de Jyllinge au Danemark, sur la même ile que Copenhague) [1].

Plus précisément, l’exemple de Pont-de-l’Arche nous a fait remarquer que de nombreuses versions existaient autour d’un même pont. Si elles peuvent se résumer autour de mêmes personnages aux actes assez similaires, elles expriment chacune une originalité qui dénote la culture, la sensibilité de leurs auteurs.

Les versions de la légende touchent aux thèmes de la prouesse déployée pour la construction du pont et de son érosion. Trois des quatres versions que nous reproduisons ci-dessous citent la dernière arche du pont, celle qui permet le passage des bateaux. Difficile à bâtir et à entretenir, c'est donc l’arche du diable. Ce point semble inspiré de la réalité...

En effet, aux XVIIe et XVIIIe siècles, des témoins ont noté la difficulté de l’entretien de la grande arche, près du château de Limaie. Lorsque le dimanche 1er janvier 1640 M. le chancelier Séguier inspecta en personne le pont et le château de Limaie, il remarqua dans son Diaire que l’une des piles de l’arche principale, proche le dict chasteau, par laquelle on faict remonter les bateaux… est presque toute ruinée et consommée soit par le hurt des glaçons, soit par le courant de l’eaüe… Cette même année commencèrent de vastes travaux financés par l’État afin d’ériger un pont neuf.

Or on rapporta, dès 1712, que ce pont menaçait déjà ruine et que la navigation était entravée par les pêcheurs et les gords [2]. Selon Yves Fache, dont les références sont parfois aléatoires, deux arches du pont s’ouvrirent au début du XVIIIe siècle [3].

Du fait de la grandeur de l’arche sous laquelle on halait les navires, il n’est pas étonnant de penser qu’elle était la plus exposée à la chute et, par conséquent, qu’elle nécessita plus d’entretien que les autres arches. À notre avis, la légende du pont diabolique trouve son origine ici même ainsi que dans l’impression de défi humain que constitue l’érection et l’entretien d’un tel ouvrage. Les variantes autour de la la légende restent mineures et doivent provenir des érudits qui ont eu l’heureuse idée de coucher par écrit cette légende populaire. C'est ce qui expliquerait le mélange des siècles, la présence du duc de Normandie, du gouverneur d’Hasdans (terme qui n’a pu franchir les âges puisqu’il s’est transformé, dans sa forme populaire, en Les Damps)…

A. Launay

 

 

A lire aussi...

Les ponts de Pont-de-l'Arche de 862 à nos jours

 

 

Notes

[1] Dumézil Georges, "La gestatio de Frotho III et le folklore du Frodebjerg", pages 81 à 90, in Mythes et dieux de la Scandinavie ancienne, Paris : Gallimard, 2000, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 373 pages ;

[2] Brisson Charles, Hostalier A., "Le sixième pont de Pont-de-l’Arche – I.– Un pont millénaire", 7 mars 1952, 1 page, archives d’Elbeuf : Fonds Brisson, dossier 188 C 329 ;

[3] Fache Yves, Histoire des ponts de Rouen et de sa région, Luneray : Bertout, 1985, 392 pages.

 

 

Version de la légende par Alf. B. (1833) 

Alf. B., "Le Pont-de-l’Arche – Tradition normande", in La Revue de Rouen, 2e semestre 1833, 423 pages.

 

 

Nam asellus, quem ante me agebam,

Primus tibi occurrit.

 

Car l’âne que je menais devant moi

Vous a rencontré le premier.

 

                (Hist. d’Alexandre-le-Grand).

 

« Par saint Vigor, mon patron ! Voici bien du nouveau ! Pauvre passager que je suis ! Comment nourrir, maintenant, ma bonne mère que j’aime ? Comment épouser Brigide, la fille du pêcheur ? »

Et le malheureux s’élança dans la ville, criant partout au miracle !

C’est qu’en vérité ses yeux avaient été frappés d’un bien incroyable prodige : la veille encore, lorsqu’aux rayons du soleil couchant il avait attaché sa barque au rivage, la Seine passait libre et fière devant sa cabane : esclave aujourd’hui, elle partage ses eaux aux vingt-deux arches d’un pont.

Certes, il y avait, dans cette rapide construction, quelque chose d’inaccessible à toute intelligence humaine, et les bourgeois se refusèrent, tout d’abord, au témoignage de l’infortuné batelier. Mais, enfin, comme il continuait de crier, sans qu’on eût pu apercevoir en lui aucune marque de folie, un, puis deux, puis tous, descendirent aux poternes : Force leur fut alors de se rendre compte à l’évidence.

Or, ce que le seul Jehan, compagnon cordonnier, osa penser à cette époque, tous le répètent aujourd’hui : « Ce pont était œuvre infernale. » 

Voici le fait : 

Dans une année qui n’est plus bien connue, mais que l’on sait seulement être fort éloignée, le désir vint au duc de Normandie d’aller faire une visite au comte d’Évreux, son puissant vassal. D’aucuns disent qu’il y avait, dans cette démarche, plus que de la courtoisie, quelque arrière pensée d’usurpation. D’autres témoignent, au contraire, de la bonne foi du prince, et il en est même qui rappellent un mariage. Quelle que soit, du reste, la meilleure de ces opinions, peu importe à notre récit. Le point principal, le seul nécessaire est le passage du duc par la ville théâtre de cette action, et située entre Rouen et Évreux.

Toutes les lumières étaient disparues des maisons ; le fiancé de Brigide, lui-même, reposait depuis deux heures, et la garde de nuit était déjà renouvelée trois fois à la grande tour du château. Tout à coup retentissent au loin les pas d’un cheval au galop ; puis un homme d’arme paraît bientôt, qui d’un seul mot fait tomber le pont-levis. Il semblait un guerrier normand, et se disait chargé pour le gouverneur des volontés du terrible duc, leur souverain seigneur à tous les deux. Aucune porte ne résistait à ce nom tant redouté, et l’envoyé se trouva bientôt en présence de celui qu’il cherchait. Le gouverneur était un homme bon et vaillant à demande, épris, avant tout, de son épée et de sa fille.

Ne saurait dire quel effet produisit sur lui l’arrivée de l’inconnu, car ses gardes étaient éloignés, et l’homme qu’il aperçu n’était plus celui qu’avaient reçu ses archers.

Au lieu de l’humble costume d’un chevaucheur, une armure noire étincelant brillait sur sa poitrine. Sa taille était haute, son visage livide et profondément ridé. Quand il s’approcha du grand foyer, la flamme pâlit, et ce fut comme un bruit d’airain quand il vint à parler :

« Messire, dit-il, un homme venait de Rouen vers toi à la plus grande vitesse de son cheval. Mais, entourés des ténèbres, coursier et cavalier se sont abîmés dans le fleuve. L’ordre qu’ils portaient, le voici, de son exécution dépend ta bonne où ta mauvaise fortune. »

Le gouverneur étendit le bras comme porté par une force invisible, et reçut une large parchemin au sceau du duc de Normandie.

Lecture faite, il semble réfléchir, puis il allait appeler :

« Quels ordres veux-tu donner ? » dit, en l’arrêtant, son mystérieux interlocuteur : « la deuxième heure n’aura pas sonné demain depuis le lever du soleil, que déjà le duc paraîtra sur la rive opposée, suivi de ses hommes d’armes et des gens de sa maison.

En si peu de temps, que faire ?

Ne te serait-il pas impossible de rassembler le nombre de barques nécessaire au passage, que de manquer aux volontés de si puissant et si impérieux seigneur ? »

Le gouverneur ne répondit rien, mais il sentait toute la portée de ces paroles.

« Que les ordres du duc soient remplis, ajouta l’inconnu, et puissance croîtra suivant son bon désir. Néglige, au contraire, de le satisfaire, et ta ruine entraînera celle des tiens, celle de ta fille.

Puissance de Satan ! Qui peut m’aider en ce pressant danger ?

- Celui-là même que tu viens d’invoquer. »

Le gouverneur frémit, car il savait maintenant quelle voix lui parlait, quelle main s’appuyait pesante sur son épaule.

« Nos conditions, dit-il en balbutiant ?

- Pour toi un pont, pour moi le premier être qui de ses pas en pressera les dalles. »

Le gouverneur jura sa parole de chevalier, et Satan disparut pour tenir la sienne.

À ce nom, disent les vieilles, un bruit de chaînes, mêlé de voix nombreuses, retentit par tout le pays.

Cette apparition resta toute la nuit comme un songe dans l’esprit du gouverneur. Puis, à la première lueur du jour, poussé par je ne sais quel mouvement indicible qui, dans les choses même les plus incroyables, nous fait toujours tenter une vérification, il sortit de son château sans trop se faire compte de cette démarche. Mais le même instinct qui l’avait amené dans la ville, le conduisit au rivage. Partout régnait le silence car les bourgeois dormaient encore.

Déjà, il était en vue du pont, lorsque accourut vers lui son enfant bien aimée qui, inquiète de ne l’avoir point trouvé à son réveil, le cherchait partout, et pensa, dans la rapidité de sa course, être entraînée sur les dalles maudites.

Le souvenir des paroles de Satan vint alors frapper comme la foudre, la tête du malheureux père. Un froid subit courut par tous ses membres ; une sueur glaciale couvrit son visage ; et ce fut comme machinalement qu’il trouva encore assez de force pour lancer avant sa gentille Alice un chat, mis près de lui, disent les braves gens, par la protection de saint Vigor.

Anéanti, tremblant de tout son corps, il serre sa fille contre son sein, et, chargé de ce précieux fardeau, regagne précipitamment le château.

Une heure après, le passager, avait, comme nous l’avons dit, réveillé tout le monde ; et ce ne fut, durant la journée, que bruits d’hommes et de chevaux. Sur le soir, le duc de Normandie quitta la ville pour continuer son voyage ; mais on ne m’a point dit s’il fut ou non surpris de l’architecture diabolique du pont.

Seulement, au milieu de la nuit suivante, une forte odeur de soufre arracha le gouverneur au sommeil, et l’homme de la veille apparut à son chevet.

« J’ai accompli ma promesse, dit-il, et toi, tu as éludé la tienne : par grâce pour les bourgeois de la ville, ce qui est fait est fait ; mais, quand le jour m’a surpris, une arche restait inachevée : jamais on ne la finira. Ta mauvaise foi l’a méritée ; ma puissance y pourvoira. »

Il dit, et s’abîme comme la première fois.

Huit jours plus tard, le batelier, riche d’un trésor qu’il avait trouvé, épousa Brigide, sa fiancée.

La ville où tout cela s’est passé a reçu depuis le nom de Pont-de-l’Arche ; et cette arche si célèbre, on la montre encore à gauche, en arrivant de Rouen, à l’entrée du pont. Souvent, on a tenté de la fermer, mais les pierres qu’on a employé, ou deviennent tout à-coup disproportionnées en longueur, ou, placées pendant le jour, disparaissent la nuit au fond des eaux. »

 

                                                                                                          Alf. B. (Rouen) 

 

Version de la légende par Léon de Duranville (1843)

Léon Levaillant de Duranville, "Nouveaux documents sur la ville de Pont-de-l’Arche", in Revue de Rouen, 1843, vol.1-2.

 

Comme si ce n’était point assez, pour le pont construit sous Charles-le-Chauve, et qui fournit le nom de la petite ville de Pont-de-l’Arche, que de remonter jusqu’aux invasions normandes, et d’avoir été construit au chant des terribles litanies du IXe siècle, on a voulu lui donner une origine diabolique : le prince de l’enfer a semblé préférable au roi de France, au petit-fils de Charlemagne.

Il existe plusieurs variantes de cet événement merveilleux. [...]. Ou bien l’architecte n’aurait pas voulu de l’assistance du prince d’enfer, qui lui faisait offre de services, et pour lors Satan, partout reconnaissable à ses griffes, c’est-à-dire à ses mauvais tours, aurait juré que personne ne verrait le pont fait et parfait, ni dans les IXe, Xe et XIe siècles, ni même dans le XIXe. Ou bien le découragement de l’architecte fut si grand, qu’il supplia le mauvais génie de lui venir en aide. Le prix qu’il s’engageait à payer était d’une autre valeur que le premier objet vivant : il promettait de livrer son âme, de la dévouer aux tourments éternels de l’autre monde, à ces supplices que le tentateur porte partout avec lui, à cet enfer, qui n’abandonne jamais Satan quand il apparaît sous forme humaine, quand il se plonge dans les eaux de l’Océan et soulève d’affreuses tempêtes. Le jour de l’échéance devait être le propre jour où l’ouvrage serait terminé : “Or sus, maintenant,” lui crierait une voix épouvantable, “tu m’appartiens à bon droit, tu es un de mes vassaux.” Désolé d’avoir souscrit un semblable engagement, il répandait des larmes amères : on peut en répandre à moins. Heureusement, son repentir intéresse son patron en sa faveur et, chaque nuit, ce bienheureux habitant du ciel enlève quelque pierre du pont. Il en fut ainsi de la toile de Pénélope et du tonneau des Danaïdes : le pont ne fut jamais achevé entièrement ; l’architecte eut le temps de mourir de sa belle mort et d’échapper aux griffes qui le convoitaient » 

 

 

 

Version de la légende par Louis Bascan (1902) 

Bascan Louis, Légendes normandes, Paris : C. Delagrave, 1902, 238 pages, voir page 135.

 

 

Il y a des siècles et des siècles, la ville de Pont-de-l’Arche s’appelait Hasdams, et Hasdams était fort connu dans toute la Normandie par son pont de vingt-deux arches qui faisait communiquer les rives de la Seine.

Il n’avait pas été facile à construire, ce pont-là. L’architecte qui en avait dressé les plans avait bien édifié vingt et une arches sans trop de difficulté, mais la vingt-deuxième défiait tous ses efforts. On apportait des montagnes de moellons : en quelques heures, le courant les entraînait. On entassait des blocs énormes : les pierres s’allongeaient ou se rétrécissaient. On coulait du mortier au fond de l’eau : il s’en allait comme du sable fin. Le malheureux architecte était désespéré.

Un jour qu’une nouvelle tentative venait d’échouer piteusement, il s’assit par terre, mit sa tête entre ses mains et s’écria plein d’amertume :

« Je n’ai plus rien à faire. Que le diable finisse le pont s’il le peut ! »

À peine avait-il achevé ces paroles qu’il entendit une voix étrange lui répondre :

« Le diable peut tout ce qu’il veut. »

L’architecte, stupéfait, regarda autour de lui. Il ne vit personne, sauf son chien, un grand lévrier noir, qui fixait sur lui des yeux de flammes. Jamais il ne lui avait vu des yeux pareils. Toutefois, croyant être le jouet d’une hallucination, il haussa les épaules et laissa retomber sa tête sur sa poitrine.

La même voix étrange reprit avec force :

« Je te répète que le diable peut tout ce qu’il veut. »

Cette fois, il n’y avait point à s’y méprendre : c’était son chien qui avait parlé, car il avait encore la bouche ouverte.

L’architecte voulut répondre ; aucun son ne put sortir de sa gorge.

« Allons, dit son chien d’un ton sarcastique, n’aie pas peur. Je suis venu pour t’aider.

- Alors, demanda l’architecte, c’est donc vrai ce qu’on disait ?

- Que disait-on ?

- On disait que vous êtes le diable.

- C’est vrai ; je n’ai pu le cacher. Un jour que des apprentis voulaient me jeter à l’eau, je saisis le plus méchant d’entre eux par le cou et le lançai dans le fleuve, où il se noya. Depuis cette aventure on me laisse tranquille, mais j’ai une mauvaise réputation. Qu’importe après tout ! Voyons, ne perdons pas de temps : désires-tu que je finisse ton œuvre ?

- Je le souhaite de tout mon cœur ; mais c’est impossible.

- Impossible ! Rien ne m’est impossible. Si je le veux, la vingt-deuxième arche de ton pont touchera la rive demain matin.

- Oh ! que je vous serais reconnaissant !

- Merci, je ne tiens pas à la reconnaissance. Je préfère quelque chose de positif.

- Quoi donc ?

- Pas grand’chose.

- Mais encore ?

- L’âme de la première créature qui franchira le pont.

- C’est tout ?

- Je voudrais bien traiter avec vous, mais qu’est-ce qui me prouve que...

- Ah ! tu doutes de ma puissance ?

- Ma foi !...

- C’est bon ; je vais te montrer des choses que tu n’as jamais vues. Monte sur mon dos, prends-moi par le collier, et ferme les yeux ; tu ne les ouvriras que lorsque je te le dirai. »

Machinalement, l’architecte obéit à son chien, et, en un clin d’œil, il se trouva transporté dans un lieu désert et sauvage. D’énormes quartiers de rocs, dressés çà et là, donnaient à ce lieu l’aspect d’un cimetière de géants. Une herbe maigre et courte, qui poussait par places, semblait couvrir la terre d’un manteau déchiré.

Le chien tendit le cou vers un fossé où remuait quelque chose et aboya. Aussitôt les rocs disparurent ; à leur place s’éleva un merveilleux palais. Des colonnes d’onyx soutenaient le fronton imposant ; les marches étaient de granit rose ; les couloirs et les murs, brillants comme des glaces, étaient incrustés de marbres de toutes les couleurs ; le plafond, lumineux comme un ciel d’Orient, resplendissait d’étoiles.

L’architecte ébloui se tourna vers le chien pour lui exprimer son admiration. À ses côtés, il ne vit plus un lévrier noir, mais un beau seigneur vêtu de velours rouge et couvert de pierreries étincelantes.

« Eh bien! lui demanda le beau seigneur, doutes-tu encore de ma puissance ?

- Excusez-moi, balbutia l’architecte.

- Volontiers, mais je veux te montrer autre chose avant de travailler pour toi. »

Il frappa dans ses mains. Au même instant, une salle immense apparut à leurs yeux, remplie de seigneurs et de dames richement vêtus, qui dansaient au son d’un orchestre invisible. La musique était douce et langoureuse comme un chant d’amour. Puis, les couples s’assirent devant des tables chargées de flacons dorés, de coupes de cristal et de fruits superbes. De petits hommes, d’une prestesse inouïe, satisfaisaient leurs moindres désirs. Bientôt après, la salle du festin s’évanouit, et devant les convives, à perte de vue, s’étendirent des jardins avec de vertes pelouses, de frais ombrages et des fontaines murmurantes.

- « Que tout cela est beau ! s’écria l’architecte ravi.

- Alors, c’est entendu ? dit le diable. Rentre chez toi et dors en paix jusqu’à demain matin. Pendant ce temps, je vais achever ton pont, et j’aurai en récompense l’âme de la première créature qui le franchira.

- Entendu, » dit l’architecte.

Un voile de ténèbres s’abattit devant ses yeux ; il s’affaissa sur le sol et s’endormit d’un profond sommeil...

Quand il se réveilla, il était chez lui, dans une cabane en planches construite non loin du pont. S’étant frotté les yeux, il aperçut son chien qui paraissait le veiller. Cette vue le tira de sa torpeur : vite il se leva, se vêtit et courut dehors.

Ô prodige ! la vingt-deuxième arche s’arrondissait par dessus le fleuve.

L’artiste ressentit une fierté inconnue. Son orgueil fut bientôt caressé par les éloges de ses compagnons, des habitants du pays, du seigneur et de sa suite. Jamais il n’avait rêvé pareil triomphe. Sa joie fut complète lorsque le seigneur, à haute voix, devant tout le monde, promit de lui accorder ce qu’il voudrait.

Notre homme, embarrassé, demanda un jour de réflexion. Il se retira dans sa cabane, l’esprit préoccupé. Il n’était pas sans remords. Toute la nuit, il médita sur les terribles conséquences du pacte qu’il avait conclu avec Satan. Il craignit pour les autres, il craignit pour lui-même. Son front était baigné de sueur. Des visions épouvantables défilaient devant lui...

Enfin, après avoir souffert mille angoisses, il poussa un soupir de soulagement, sourit et se frotta les mains : il venait de trouver le moyen de duper l’éternel dupeur.

Le lendemain matin, il pria le seigneur de lui donner un âne pour éprouver lui-même la solidité du pont. Dès qu’on le lui eut amené, il s’arma d’un aiguillon, piqua le baudet, qui partit au galop et traversa la vingt-deuxième arche ; ce fut ainsi la première créature qui passa le pont.

Le diable, qui avait repris la forme d’un lévrier noir et qui était assis à l’extrémité de son œuvre, comprit le mauvais tour qu’on lui jouait. Humilié de sa défaite, il jura, mais trop tard, qu’on ne le prendrait plus à contracter des marchés avec des architectes normands.

 

 

Version de la légende par Charles Brisson (1929)

Brisson Charles, Herval René, Lepilleur A., Légendes et récits de Normandie, Elbeuf : Paul Duval, 1929, 157 pages, voir pages 25 à 29.

 

 

Dendeville--pont-diable-.JPGIllustration de Raymond Dendeville dans Légendes et récits de Normandie de Charles Brisson, René Herval… voir page 8. 

 

Le 12 juillet 1856, s’écroulait le vieux pont de Pont-de-l’Arche, sur la Seine, l’un des doyens des ponts de France, puisqu’édifié en trois ans, de 862 à 865 par ordre de l’archevêque Hincmar.

C’était à la fois un barrage et un pont fortifié, portant moulins et demeures, et solidement défendu à ses extrémités par des ouvrages militaires.

Il s’en fallait donc de peu – neuf ans seulement, – que le vénérable édifice ne vécut mille ans ! Naturellement, il avait sa légende, née du fait qu’une telle construction ne pouvait être œuvre humaine. – Si l’histoire affirme que trois années avaient été nécessaires, la légende qui voyait là œuvre surnaturelle se contentait... d’une nuit ! mais avec l’inévitable concours du Diable.

Hincmar avait appelé des ingénieurs byzantins réputés, tenant à ce que son seigneur et roi, Charles-le-Chauve, disposât d’une œuvre susceptible de défier le temps et les hommes. Mais Byzance était loin et la route longue... Le roi se morfondait en l’attente des orientaux attendus et chaque jour craignait quelque nouvelle incursion des pirates venus du bas-fleuve.

C’est alors qu’un pauvre homme de la paroisse de Saint-Germain d’Alizay, désireux de voir son roi débarrassé de tout souci, et sans doute aussi de savoir son chétif patrimoine à l’abri, se dit à haute voix sans doute :

« Si je connaissais quelque moyen de satisfaire le désir du Roi nostre Sire, sans attendre ceux qui tardent tant, certes ma fortune serait chose faite... Mais seul le Diable pourrait faire celà et m’assister ! »

Il n’avait pas achevé sa phrase... ou sa pensée, que Satan surgissait, dans la classique odeur de souffre qui accompagne ses apparitions. – Le bonhomme, dit la Légende, n’en fut pas exagérément surpris, ce qui peut paraître étrange, mais il avait tant de fois vu le diable logé en sa bourse qu’une apparition de plus n’était pas pour l’effrayer outre mesure !

« Tu as besoin de moi ?

- Sire diable, dit le paysan, je ne t’ai pas appelé, mais puisque te voilà, dis-moi donc si tu saurais bâtir un pont solide, d’ici où nous sommes jusqu’à l’autre côté de la vallée ?

- Jeu d’enfant pour moi ! » répliqua le Malin.

- « Possible ! mais quelle preuve peux-tu me donner d’un pouvoir dont j’ai ouï parler, mais que je n’ai jamais éprouvé ?

- Une preuve ? Tiens, prends les charbons qui rougeoient en ton âtre ! »

L’homme cherchait déjà sa pelle, mais Satan le repoussant, se baissa et prit à larges poignées les charbons ardents.

- « Ouvre tes mains ! »

Or, quand le paysan se décida à obéir, ce furent lingots froids et plus lourds que du plomb qui churent en ses paumes : c’était de l’or !

- « Comment ne te croirai-je maintenant ! Je cours chez le roi et lui vais dire que son pont sera bâti... quand donc, au fait ?

- Demain matin, avant même que le soleil soit levé ! »

Satan attendait son homme au logis et eut tous les remerciements qu’il pouvait désirer, et auxquels il se contenta de répondre :

- « Je n’ai que faire de tes mercis ! Certes, ma complaisance est grande, mais elle se paie : il me faut, corps et âme, le premier qui passera sur le pont. »

Il était bien tard pour reculer, le paysan était pris, il ne pouvait qu’accepter la condition... se réservant de ne pas passer le premier. – Mais déjà une idée venait de germer en lui.

La nuit venue, il était aux aguets, désireux de voir s’accomplir l’œuvre prodigieuse dont il était tout de même un peu l’auteur.

Satan était là, commandant à des milliers de pierres qui, toutes taillées, arrivaient sans bruit sur toutes routes et chemins et prenaient leur place, s’assemblaient, s’entassaient sans répit...

Il fallut quinze minutes pour la première arche, et quatre autres s’élevaient au bout d’une heure ! Or, pas un ouvrier n’était là ! Tout se faisait sans un homme, sans une main, sans un outil, sans mortier ni    ciment : Satan suffisait à tout, mais encore sa présence était-elle suffisante ! Par exemple, il suait à grosses gouttes, et sans doute, mais pour tout autre motif, le paysan de même !

Quand minuit sonna à Pont-de-l’Arche, les vingt-quatre petites arches de la vallée étaient alignées... Quand les premières lueurs du jour apparurent à l’orient, le Diable ordonnait aux pierres de s’assembler pour la dernière arche !

Le bonhomme était fou de joie ! II voyait sa fortune assurée, il était certain de la magnifique reconnaissance du roi ; demain il serait comte, duc, prince...

Et c’est alors qu’il se précipita en sa demeure avant que le Diable eut repris le chemin du royaume des Ténèbres ! II détacha son âne et prit une branche de chardon qu’il réservait pour le repas de l’animal, puis s’en fut à l’entrée du pont.

Satan, se frottant les mains, attendait sans trop d’impatience quelque croquant, voire même un personnage d’importance – la proie promise – qu’amènerait la stupéfaction devant l’œuvre surnaturelle de la nuit passée...

Mais le bonhomme lança de toutes ses forces l’appât sur le pont et déjà l’âne se précipitait pour le saisir ; Satan, quelque peu tard, comprit la ruse et disparut en emportant pour tout butin un corps et une âme d’âne, en admettant que les ânes aient une âme !

... Par contre, une arche demeurait inachevée, mais la terminer était si peu auprès de l’œuvre accomplie ! Or, on ne put jamais en venir à bout et le nom lui demeura d’Arche du Diable.

... De retour chez lui, le paysan se dit que la perte de son âne était certes largement compensée par le monceau d’or que le Diable avait tiré de l’âtre ; il y avait à peine porté la main qu’il la retira avec un horrible cri : le charbon était redevenu charbon, et bel et bien ardent. Ce fut d’ailleurs la seule vengeance du Démon !

Telle est la légende du défunt pont de Pont-de-l’Arche ; fait curieux, elle se retrouve sous la même forme et avec les mêmes péripéties sur les bords du Rhin – avec une seule différence que, comme il se doit, l’âne y est devenu… un chat.

 

Charles Brisson

 

 

 

Armand Launay

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Mes activités

Armand Launay. Né à Pont-de-l'Arche en 1980, j'ai étudié l'histoire et la sociologie à l'université du Havre (Licence) avant d'obtenir un DUT information-communication qui m'a permis de devenir agent des bibliothèques. J'ai acquis, depuis, un Master des Métiers de l'éducation et de la formation, mention Lettres modernes. Depuis 2002, je mets en valeur le patrimoine et l'histoire de Pont-de-l'Arche à travers :

- des visites commentées de la ville depuis 2004 ;

- des publications, dont fait partie ce blog :

Bibliographie

- 20 numéros de La Fouine magazine (2003-2007) et des articles dans la presse régionale normande : "Conviviale et médiévale, Pont-de-l'Arche vous accueille", Patrimoine normand n° 75 ; "Pont-de-l'Arche, berceau de l'infanterie française ?", Patrimoine normand n° 76 ; "Bonport : l'ancienne abbaye dévoile son histoire", Patrimoine normand n° 79 ; "Chaussures Marco : deux siècles de savoir-plaire normand !", Pays de Normandie n° 75.

- L'Histoire des Damps et des prémices de Pont-de-l'Arche (éditions Charles-Corlet, 2007, 240 pages) ;

- Pont-de-l'Arche (éditions Alan-Sutton, collection "Mémoire en images", 2008, 117 pages) ;

- De 2008 à 2014, j'ai été conseiller municipal délégué à la communication et rédacteur en chef de "Pont-de-l'Arche magazine" ;

- Pont-de-l'Arche, cité de la chaussure : étude sur un patrimoine industriel normand depuis le XVIIIe siècle (mairie de Pont-de-l'Arche, 2009, 52 pages) ;

- Pont-de-l'Arche, un joyau médiéval au cœur de la Normandie : guide touristique et patrimonial (mairie de Pont-de-l'Arche, 2010, 40 pages) ;

- Pont-de-l'Arche 1911 I 2011 : l'évolution urbaine en 62 photographies (mairie de Pont-de-l'Arche, 2010, 32 pages) ;

- Mieux connaitre Pont-de-l'Arche à travers 150 noms de rues et de lieux ! (Autoédité, 2019, 64 pages) ; 

- Déconfiner le regard sur Pont-de-l'Arche et ses alentours (Autoédité avec Frédéric Ménissier, 2021, 64 pages) ;

- Les Trésors de Terres-de-Bord : promenade à Tostes, ses hameaux, Écrosville, La Vallée et Montaure (publié en ligne, 2022) ;

- Les Trésors de Terres-de-Bord : promenade à Tostes, ses hameaux, Écrosville, La Vallée et Montaure (version mise en page du précédent ouvrage, édité par la mairie de Terres-de-Bord, 2023).

Depuis 2014, je suis enseignant à Mayotte.

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